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Le Théâtre surpris par les Marionnettes

L’auteur soufflé

"Si tu écrivais une pièce qui aurait été écrite par le poète Hsi-Xhou, une pièce ancienne, qui fut jouée autrefois tantôt par des marionnettes, tantôt par des acteurs qui tantôt étaient des femmes jouant tous les rôles, tantôt étaient des hommes jouant tous les rôles, selon que la pièce était représentée dans tel royaume sous telle loi et tel interdit ?"
Voilà ce que le metteur en scène dit un jour à l’auteur.
Alors l’auteur se mit à écrire la pièce qui avait été écrite par son antique prédécesseur et maître le poète Hsi-Xhou.
Le jour, pendant l’année 1998, l’auteur étudiait les textes anciens tels qu’ils nous ont été rapportés en remontant la route de la Soie et de la Scène depuis le Japon, la Chine, la Corée, l’Inde, avec bijoux, pâtes de verre, instruments de musique, bannières, pinceaux, estampes. Rapportés, déposés dans des volumes érudits, illustrés et enseignés.
La nuit, arrivait le maître marionnettiste Hsi-Xhou et il mettait en branle l’imagination de l’auteur-marionnette, en tirant sur tous les fils.
Si jamais il y eut texte dicté et auteur soufflé ce fut bien en ce cas. Ceci est donc une pièce transmise comme jamais encore.
En rêve, l’auteur ému est mu, et mue en marionnette merveilleusement agie : la pièce vient se poser sur l’âme de son corps avec des légèretés précises et chatoyées de libellules et autres papillons-psychés. Il n’a plus qu’à la restituer fidèlement.
Mais ceci, c’est le rêve de l’auteur.
Réveillée, c’est une autre affaire : l’auteur, debout, est traversée par les grands textes monumentaux qui architectent sa mémoire, par les longs et vastes dialogues occidentaux, et ce n’est pas du tout les voiles nocturnes, ni le pas glissé du nô.
Alors, l’auteur est retournée à l’atelier chercher parmi les rouleaux des textes le tissu tressé serré et très léger dans lequel tailler ces personnages venus de très loin, des origines mêmes du théâtre. Il faut un texte presque transparent et cependant d’une extrême et dense solidité, un rien pour porter le poids de l’humanité.
L’écriture est comparable à la couture coréenne qui retient le tissu translucide par un triple pli si serré qu’il va jusqu’à s’effacer : de la rigueur sort la souplesse.

 

L’inondation

De toute éternité, au commencement du commencement et pour finir un monde, chaque été, et cependant, malgré les sédiments de la mémoire, l’inondation on dit toujours que c’est la pire, et sûrement c’est La Pire. En 2297 avant notre ère, le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu mêlèrent leurs eaux qui montèrent jusque pardessus les têtes des montagnes et personne ne survécut pour raconter ce déluge.

Les Empereurs élevèrent des jetées de neuf fois la taille d’un homme. Mais l’Empire souffrait d’inondations intestines contre lesquelles on n’élevait point de jetées.

Il y a le mot Inondation que l’on prononce ou avec crainte, ou avec indifférence.

A force de dire à l’avance les mots : l’eau l’eau l’eau l’eau, on finit par oublier l’horreur. C’est alors qu’elle arrive.

On peut remplacer le mot l’eau par le mot guerre ou un autre.

L’auteur de théâtre rêve toujours d’être la peau du plateau tendue comme la soie d’un tambour, plateau sensible sur lequel passent à pas de marionnettes les personnages de la pièce.

En effleurant la peau mentale, les passants impriment leurs émotions, leurs hâtes, leurs fièvres. L’auteur de théâtre rêve d’être ce manuscrit imprégné par le piétinement des personnages.

Les marionnettes

L’auteur, le metteur en scène, les acteurs, le plateau, les digues, le palais, le bateau, les rideaux de pluie... tout est marionnette.

Tous sont agis. Chacun est mis en mouvement par son marionnettiste. Toute la marionnette reçoit les motions transmises par les légérissimes secousses du marionnettiste. Il n’y a pas plus animé, plus minutieusement soulevé depuis l’inertie jusqu’à l’émotion qu’une créature machinée par son mécanicien : le cœur bat jusque dans les genoux, tout le corps articule un sentiment, du coude au talon, la phrase de l’âme court et se manifeste.

Le marionnettiste est dedans, il est l’esprit sublime de la marionnette. La marionnette accomplie obéit absolument à son marionnettiste.

Elle ne connaît pas le doute, elle ne freine ni ne résiste.

Elle acquiesce. Elle se laisse. Elle est commandée, elle est accordée. Elle ne discute pas. Elle ne se plante pas en face du metteur en scène avec les poings sur les hanches. Elle ne marche pas sur terre en tapant le sol du pied. Elle n’a aucune autorité.

Elle ne fait pas peser son poids. Elle avance sur un sol - marionnette qui déroule son tapis transparent à deux pouces au-dessus du sol ancré. Elle n’a pas les pieds sur terre mais juste au-dessus. Sa respiration la soulève.

Le Visage de la marionnette est immobile. Sur ce miroir passent les innombrables expressions de nos passions. Le Visage immobile, l’espace n’en est que plus grand.

C’est à l’extase qui saisit le Visage qu’on aperçoit l’immensité des Dieux.

Le metteur en scène demande à l’acteur la marionnette. L’acteur doit ôter le socle, le bruit, le commentaire, le réalisme, les objets lourds, le sol, les images - supports - soutiens. Une fois atteinte la pureté, ce qui bougera ce sont les membres et non les idées. La marionnette est en suspension. L’acteur est suspendu au profit de l’agi.

Le metteur en scène demande à l’acteur d’être deux. Ne va pas plus vite que ce que tu peux faire en étant deux. Temps à deux temps : ordre et exécution. Déplier : expliquer. Le corps de la marionnette s’explique. Quoi de plus manifeste donc de plus théâtral qu’une marionnette en train de jouer un personnage ?

La marionnette est extériorisation de la marionnette intérieure que nous sommes. Intérieurement nous sommes des êtres démultipliés, compliqués, articulés. Les personnes sociales que nous nous obligeons d’être sont des simplifications identificatoires et illisibles, des écrans opaques, des boucliers.

La marionnette est un livre ouvert. La marionnette est innocente absolument, quels que soient ses faits ou méfaits : elle est montrée, lisible à l’œil nu. Elle n’est qu’aveu.
Elle se laisse tellement faire, tellement imprimer, elle est si abandonnée aux mobiles et mouvements de son marionnettiste, qu’elle ne cogne plus aux limites, elle ne s’amarre pas aux rigides mâs.

L’horizon en soie

Aux marionnettes qui l’inquiètent, le monde répond ici en soies prophétiques : ils sontvingt-deux les cieux qui s’ouvrent et tombent en frissonnant, tout parcourus par les imminences des catastrophes. Nuages, messages, cimes, terreurs promises, étendant leur tissu vivant au-dessus des petites créatures têtues et angoissées.

Rares sont les marionnettes qui lèvent la tête en cherchant à scruter les conséquences. Pour la plupart, elles sont paresseuses, comme nous, et comme nous impatientes, elles préfèrent ne pas tenir le compte de leurs actes. Mais les spectateurs voient trembler le temps qui s’altère derrière les habitants de la Ville. En vain le livre du ciel déploie ses somptueux avertissements.

Cependant en bas dans l’atelier, la maîtresse de l’indigo a tout fait, avec ses compagnons artistes, pour faire entendre les messages fatidiques. Penchés sur le ciel couché, il faut les voir écouter les nuances, teindre, tremper, repeindre, faire parler les gris, les ors, les pourpres, trembler de ferveur délicate, espérer que quelques-uns recevront le texte du message répandu dans la soie. La soie a aussi sa voix venue des lointains. Ah ! si on l’écoutait.

Le secret est dans le déséquilibre

Elle ne dissimule pas notre essentielle chancelance.

Voilà l’être humain : instable, incertain, soumis aux intempéries mentales et mondiales, jamais assuré, débattant toute sa vie contre les éléments hostiles que l’on suscite et que l’on fuit.

La vie vue depuis le banc du spectateur, est une pièce de théâtre qui, ayant beau nous être familière, reste à la merci des événements inattendus dont nous sommes les apprentis-sorciers. Nous causons ce que nous espérons ne jamais voir arriver. Et même la mort. Nous ne connaissons qu’elle. Et pourtant, quelle surprise !

Voyez la marionnette du Seigneur : totalement écaillée, vieille, fragile, chevrotante. "Chaque fois qu’on joue ce spectacle, on fait encore plus attention parce qu’elle a déjà été réparée plusieurs fois" remarque le metteur en scène. Réparer. Réparer. L’être humain endommage et répare, jusqu’au jour où l’irréparable entre - tout d’un coup - et c’est la pièce, sa fin et son commencement.

Tout tient toujours à un fil, n’est-ce pas ? Les coups du sort, sans faire exprès, nous les portons.

La marionnette du Seigneur est chevrotante. Le mot "chevrotante", encore une marionnette ! C’est-à-dire une métaphore. Il y a quelques années, une vieille chèvre s’est réveillée dans le Seigneur. On ne la voit pas mais on la sent et on l’entend. Obstinée, tremblante, entêtée, capricieuse, ruant de ses sabots élégants mais écaillés.

La marionnette, l’esprit, le génie, le genre ambigu de la marionnette gagne, se répand dans le cours du fleuve comme dans le langage courant.

L’esprit d’indécision. Le balancement. Pourquoi avons-nous deux jambes sinon pour penser d’un pied sur l’autre. Une pièce peuplée de marionnettes joue la vérité que dans la société nous voudrions dénier : à quel point nous reculons en avançant, et en menaçant nous fuyons et en fuyant nous menaçons, le dos est notre autre face, et d’un instant à l’autre nous pouvons changer de destin, de choix, de foi, de fidélité, de genre, de direction, de parti et même de sexe !

Ce qui demeure inchangeable c’est la douleur.

 

La marionnette est nue

Tout de cette créature est nu : les yeux, les cheveux, le costume, la cheville, la démarche.

Nue ? Evidente, exposée. Toute petite. Fragile. Cassable. Anguleuse. Solide mais usagée. Elle a été beaucoup jouée déjà. On sent qu’elles ont beaucoup été vécues, les marionnettes, et beaucoup voyagées.

Soudain, nous sentons à pleurer que c’est nous : quand la figure est si éternelle et le corps si fragile qu’il ne peut pas se crisper sans se briser, c’est nous, la créature humaine environnée par les vents du temps, minuscule dans l’Histoire des Forces et des Pouvoirs, rétrécie devant la géance d’une inondation, confrontée aux choses cosmiques très puissantes mais, par là même, atome dans l’immense et parcelle cosmique.

Rien de plus grand que l’infime créature, à la petitesse de qui se mesurent tous les déchaînements.


Rythme de la marionnette

Sois deux-mais-une. Une, mais habitée. Fais le passage, dessine-le. Une marionnette entre. Arrête. Avance. Pas de saccade. Mais le déroulé précis, l’exactitude de la danse. Une marionnette qui fait dix choses à la fois brouillonne et perd la marionnette.

Sois deux : c’est l’écriture même. La marionnette écrit avec des temps, des intervalles nets, des blancs (invisibles), séparant et liant par des points réguliers les phases, les traits, les bonds des passions, dessinant l’espace d’où jaillira le cri, la crise, l’accès, disjoignant, coupant, peignant sans bavure, pour que soudain éclate dans la tension, l’étincelle ou l’éclair, comme le bond du shité dans le nô. Comme le bond du chat se ramasse longuement dans le corps vibrant et ne se décoche que lorsqu’il est mûr.

On voit alors le batelier, atteint par le coup du déshonneur, courir comme un chat de gouttière autour des digues, se tenant la tête entre les mains de marionnette. On voit que l’âme du batelier est ce chat de gouttière. Et sur son visage immobile, on croit voir, on voit, défiler toutes les grandes grimaces tragiques peintes sur les masques des films muets. Mirage, magie, miracle, par marionnettisation.

Tout aura été dé-re-composé et transposé, comme trempé dans la teinture humaine essentielle, le cheveu transposé, teint en marionnette, la peau, le geste, la respiration, la voix.

La voix ! Ah ! C’est elle qui nous a donné le plus de fil à retordre. C’est qu’elle est l’étrangère dans la marionnette. Mystère poignant de cette créature composée de deux êtres éloignés, le corps et sa voix venue du dehors, venue du chanteur assis sur le côté, impassible, et qui la prête. Comme s’il fallait être deux pour exprimer l’énormité du combat intérieur. Or voici que dans ce théâtre la marionnette et son marionnettiste auront finalement été joués par une seule personne. C’est l’actrice ou l’acteur qui doit prêter sa voix étrangère à la marionnette à laquelle l’actrice acteur donne son corps. Et pour cela, tu auras dû renoncer à ta voix, ce qu’il y a en toi de plus indissocié, ce à quoi tu renonces le plus difficilement, et aller en chercher une, toute autre, dans la musique vocale des marionnettes. Même le souffle, tu le transposes et tu insuffles dans la gorge de la marionnette une musique de voix - marionnette, dont la chair, le timbre, le volume sont ta création.

Etre une marionnette c’est très fatigant : il s’agit de faire la mère et l’enfant, double accouchement, de scène en scène.

Pour sol, la musique

A monde flottant, musique fluée. Il faut imaginer, dit le musicien, des relations qui n’ont pas encore existé, et des verbes pour dire des figures presque impossibles : écouter une image, regarder un son.

C’est que la musique aussi joue d’elle-même et va de soi ou de soie, s’écoulant s’écoutant s’échapper. Longeant le pas de la marionnette, portant sans effort le poids de celle qui ne se pose pas, accompagnant sans retenir, jamais elle ne fut aussi mère, la musique : elle va se demandant si ça existe un rythme qui n’est pas carré mais flué, et c’est justement de ce questionnement qu’elle surgit, se gardant d’imposer et se gardant simultanément de laisser aller au hasard.

Cette musique-là prête l’oreille, écoute les hésitations de la marionnette, les traduit en une polyphonie, puis, au tournant de l’âme, change de rythme, obéissant aux halètements spirituels, reçoit et rend les variations de l’émotion. La musique aussi est mue et soulevée d’une rive à l’autre des continents, n’ayant pour lois que les fluctuations du drame.

A pas de don elle peint avec franchise, sans hésitation, avec élégance, minutie, violence, sérénité, pointilleusement soumise à la surprise.

Alors ce qui s’avance sans jamais retourner au temps fort, ce qui ne presse pas, ne talonne pas dans l’urgence du staccato, c’est sans doute la musique de la grâce, une (force) vigueur sans arête qui s’accorde en contrepoint (au bourdon) à la pulsation intérieure de la marionnette.

Hélène CIXOUS
"Le théâtre surpris par les marionnettes", in Tambours sur la digue, sous forme de pièce ancienne pour marionnettes jouée par des acteurs, Théâtre du Soleil, 1999, pp. 115-124