Représentation de Kathakali dans le Kerala en 2015 © Charles-Henri Bradier
Le Maître de Kathakali à son élève :
Où va la Main, va le Regard,
Où va le Regard, va l’Esprit,
Où va l’Esprit, va l’Ame,
Où va l’Ame, là est l’émotion.
Les rituels tantriques et agraires et les manifestations folkloriques, les cérémonies religieuses et l’éclosion de la Bhakti (ferveur religieuse) propagée par les Alvars, ces fous de « Dieu », avec leurs chansons et danses extatiques, voilà quelques uns des ferments à l’origine de plusieurs formes de danse et de théâtre en Inde. Mais il ne faudrait pas ici sous-estimer la contribution directe des Dieux.
En 1657, selon le Kali Chronogramme Grahya Stutirgathakaih, le Dieu Krishna apparut à Kalikut, dans le Malabar (l’actuel Etat de Kérala), et fit don d’une plume de paon à un prêtre de rang élevé. Pour fêter cet évènement peu ordinaire, on créa le Krishnattam, drame religieux dansé, glorifiant la vie et les exploits de Krishna et de ses Gopies, spectacle qui fut bientôt connu dans tout le Malabar.
Le succès qu’il remporta poussa le Raja de l’État voisin de Kottarakkara à demander au notable de Kalikut une troupe de Krishnattam. Mais à cause de rivalités politiques intérieures, sa demande fut refusée, et on l’humilia en affirmant qu’un art aussi raffiné que le Krishnattam ne pouvait être compris et apprécié dans son Etat. Le Raja décida alors de prendre une terrible revanche en demandant le secours des divinités impartiales qui, lui venant en aide sous forme de rêve, lui inspirèrent un nouveau type de drame dansé : le Kathakali.
Au cours de plusieurs générations, ce spectacle évolua et s’enrichit de nouveaux éléments : les masques furent remplacés par un maquillage élaboré ; l’acteur, qui au début jouait et récitait le texte, se vit ensuite confier l’interprétation de l’histoire dramatique par des gestes et des mimiques, tandis que deux chanteurs, accompagnés d’un orchestre, chantaient les différents épisodes du drame. Au milieu du XVIIIème siècle, le Kathakali avait atteint la structure que l’on retrouve jusqu’à nos jours.
Le Kathakali, littéralement « représentation de contes », est un spectacle dont les épisodes sont exposés par deux chanteurs, et interprétés et amplifiés par des acteurs à l’aide de mimiques, de gestes et de mouvements qui relèvent de l’acrobatie et de la danse.
Les pièces, dont le thème est toujours emprunté au Ramayana, au Mahabharata et surtout aux Purans, sont écrites dans un mélange de sanskrit et de malayalam, le langage du Malabar.
Le spectacle se déroule en plein air ; il commence au coucher du soleil et dure toute la nuit. La scène est très petite, environ 6 - 7 mètres carrés. Au début, les spectacles étaient joués dans les temples ou dans les cours des châteaux. Aujourd’hui, ils peuvent se dérouler sur les places des villages, dans les halls des usines ou dans les écoles pour célébrer des fêtes religieuses et historiques.
Préparation à une représentation de Kathakali dans le Kerala en 2015 © Charles-Henri Bradier
À l’instar de la skené grecque, il n’y a ni rideau ni décor. Seule, au centre, est placée une grande lampe à huile qui, tout en ayant un caractère religieux (comme l’autel de la scène grecque classique), sert aussi à éclairer la scène. On ne trouve comme accessoire qu’un escabeau aux fonctions multiples : l’acteur s’y assoit pour se reposer, il peut l’escalader comme une montagne, il peut le soulever avec effort pour affirmer sa force. Sur le fond de la scène, sont placés les deux chanteurs et l’orchestre. Celui ci comprend deux types différents de tambours, un gong, des cymbales et le tamboura, sorte d’harmonium. Les mélodies reprennent des thèmes de la musique carnatique, utilisée dans les temples de Kérala.
À la tombée de la nuit, un roulement de tambours vigoureux et ininterrompu annonce le spectacle dont l’accès est toujours gratuit. Le public arrive et s’assoit par terre. Deux jeunes acteurs sans maquillage ni costumes accomplissent une danse au caractère religieux pour s’attirer la faveur de Shiva Nataraja : le Todayam. C’est alors seulement que le spectacle peut commencer.
Deux jeunes garçons entrent et déplient un rideau de soie qui cache la scène et l’acteur qui vient d’entrer. Le roulement de tambours se fait plus dense. Deux mains, dont l’une artificiellement déformée par de longs ongles en argent, saisissent le rideau et le secouent. C’est l’acteur qui fait remarquer sa présence. Par dessous le rideau, on peut voir ses pieds qui exécutent une danse frénétique sur place, accompagnée par des cris variés et prolongés qui vont de la raucité à des trémolos très aigus.
De temps en temps, l’acteur baisse le rideau d’un mouvement brusque, pour une fraction de seconde. Devant les spectateurs, apparaît alors un visage auquel un maquillage élaboré a enlevé tout caractère humain. Cette première prise de contact se répète plusieurs fois, accompagnée par des fortissimo de musique. Soudain, les deux jeunes garçons baissent le rideau, et l’acteur se montre dans la majesté de son costume. Son corps tremble, ses bras restent ouverts avec les doigts composés symboliquement, les jambes sont écartées et pliées, et ses pieds prennent appui non sur la plante, mais sur les bords extérieurs.
Les chanteurs entonnent l’histoire que l’acteur commence à interpréter par des bonds, des mouvements, des gesticulations, des mimiques, complexe alphabet cinétique qui relève de la danse et de l’acrobatie.
Les pièces décrivent des évènements extraordinaires qui engagent dieux et démons, héros mythologiques et personnages légendaires. Scènes d’amour, batailles, exploits héroïques, situations lyriques, accès de fureur et de cruauté, cérémonies religieuses se fondent dans une histoire qui affirme toujours la victoire des Dieux et du Bien sur les Démons et le Mal. Le thème de ces pièces est aussi connu des spectateurs que les mythes des trilogies grecques l’étaient des Athéniens.
L’acteur incarne cette lutte à l’aide de son seul corps. « Le Kathakali cesse alors d’être un drame dansé, et un rituel ancien s’y substitue ».
Le jeu de l’acteur Kathakali peut être comparé approximativement à ce qu’en Europe on entendrait comme un mélange de pantomime et de ballet. L’acteur, par l’éloquence et l’expressivité de sa gesticulation, de ses mouvements des pieds et du corps, et par sa mimique, doit plonger le spectateur non seulement dans l’atmosphère et l’action du drame, mais il doit reconstruire aussi le lieu où celui ci se déroule.
Or, le jeu mimique de l’acteur Kathakali s’éloigne de la pantomime européenne et se rapproche de l’Opéra classique chinois en ce qui concerne les moyens d’expression mis au point par une longue tradition, et codifiés dans un alphabet de signes immuables.
Le terme ballet mentionné ci dessus ne doit pas donner lieu à des équivoques. Le ballet occidental présente une histoire qui, réelle ou métaphorique, est communiquée par une technique directe, "exotérique", ce qui revient à dire que la musique et la chorégraphie permettent au spectateur de comprendre la plus grande partie de ce qui se déroule sur la scène.
La danse orientale, au contraire, se sert avant tout d’un langage hermétique. Gestes, mouvements, position corporelle ou séquence rythmique ne sont pas une tentative de présenter directement une réalité, mais de la représenter la reconstruire à l’aide de « chiffres », d’« idéogrammes » dont la signification symbolique conventionnelle échappe au profane qui voit un pareil spectacle pour la première fois.
Il faut apprendre ce langage particulier, ou plus exactement l’alphabet clé de ce langage, pour pouvoir reconstruire et comprendre ce que le chanteur veut communiquer. Sans quoi, tout en nous frappant par son habileté physique et par son rythme envoûtant, l’effort artistique du danseur oriental reste un pur galimatias visuel.
Cet alphabet complexe de signes, dont nous venons de parler, est constitué par des mimiques du visage, par des gesticulations et par une cinétique corporelle préétablie. Il y a ainsi neuf mouvements de la tête, onze façons de regarder, six mouvement des sourcils, quatre positions du cou.
Les mouvements des membres - en tout soixante-quatre - comprennent ceux des pieds, des doigts de pieds, des talons, des chevilles, de la taille, des hanches, en somme de toutes les parties flexibles du corps.
Les gestes des mains et des doigts de l’acteur ont surtout une fonction narrative, « épique », dont la composition est déterminée à partir de figures fixes : les mudras (en sanskrit, signe), en quelque sorte l’alphabet du langage utilisé dans le jeu.
Le visage est le miroir émotionnel de l’acteur. Par l’action du cou, des yeux, des cils, de l’iris, des sourcils, des lèvres, des dents, du nez, des oreilles, du menton, des joues et de la langue, l’acteur exprime et communique tous ses processus psychiques.
Il est frappé de terreur : il soulève successivement un sourcil après l’autre, écarquille les yeux, déplace rapidement les iris d’un coin de l’oeil à l’autre, il dilate ses narines, ses pommettes tremblent tandis que sa tête tourne par mouvements saccadés.
Maintenant l’acteur est pris d’un accès de rage : ses sourcils tremblent, il soulève ses paupières inférieures, il a le regard fixe et pénétrant, les narines qui tremblent ainsi que les lèvres, les mâchoires étroitement serrées, et il ne respire pas, provoquant ainsi une altération des traits de son visage.
Cette composition déterminée du visage n’exprime pas seulement des sentiments comme l’amour ou la haine, mais aussi des réactions psychiques et mentales, ainsi que des attitudes caractérologiques comme la curiosité, l’orgueil, l’anxiété devant la mort, ou la générosité.
Mais un acteur n’extériorise pas les états émotionnels du rôle de façon mécanique. L’expressivité, ou mieux la vérité de chaque réaction de son visage n’est convaincante que s’il engage son imagination et ses ressources psychiques et mentales.
La règle que les vieux maîtres du Kathakali enseignent à leurs élèves dit : là où vont les mains pour représenter une action, là doivent se poser les yeux ; là où vont les yeux, là doit suivre l’intellect, et l’action représentée par les mains doit donner naissance à un sentiment déterminé qui se reflète sur le visage de l’acteur.
De cette règle il s’ensuit que le visage est un miroir émotionnel dont les réactions sont conditionnées non par les actions d’un autre acteur, mais par l’histoire décrite par les mains de l’acteur même.
Ce qui revient à dire qu’il y a une double structure dans le jeu de l’acteur ; celui ci doit, plus ou moins simultanément, engager des moyens psycho physiques et techniques différents pour représenter deux aspects complémentaires d’une histoire l’aspect purement « narratif » (les mains) communiquant ce qui vient de se passer dans un épisode déterminé, et l’aspect émotionnel (le visage) constituant les réactions subjectives du personnage envers la situation dans laquelle il se trouve.
De façon analogue, on peut observer une pareille double structure dans le jeu de l’acteur du théâtre classique chinois. Chez les Chinois, cependant, le corps représente le personnage, et la tête l’acteur en tant qu’individu qui juge et apprécie les actions du personnage, c’est-à dire de son propre corps.
C’est cette attitude de la tête envers le reste de l’organisme qui est à l’origine de la loi « épique » formulée par Bertolt Brecht.
Chez les Indiens, au contraire, la tête représente la psyché du personnage, son monde intérieur qui réagit aux évènements extérieurs concrétisés par les mains et le reste du corps. On pourrait dire que la tête est le personnage et que le corps est le monde phénoménologique.
Un exemple du même genre peut aussi être retrouvé dans l’iconographie religieuse indienne, plus exactement dans la danse de Shiva Nataraja. Le corps entier du Dieu est le monde avec son dialectique processus cosmique de création et de destruction (les jambes créent et les mains détruisent), tandis que le visage révèle l’attitude personnelle de la Divinité dans son expression de sérénité et de béatitude.
Voyons maintenant comment cette double structure se concrétise selon des catégories strictement théâtrales.
Prenons, par exemple, une scène où le protagoniste se trouve près d’une rivière. Ses mains bâtissent à l’aide de signes (mudras) le lieu où le personnage se trouve, tout en communiquant ce qui est à voir alentour : arbres, bateaux, personnes.
Le visage, par l’intermédiaire des yeux qui regardent les mains, exprime les réactions du personnage. Puis, soudain, les mains de l’acteur racontent l’apparition d’un crocodile. Le visage, à la vue de l’animal (représenté par les mains), révèle les mouvements intérieurs du protagoniste : surprise, frayeur, désir de s’enfuir. Après quoi, les mains racontent la suite de l’histoire : la bête est tuée. Sur le visage de l’acteur, on peut alors lire l’effort, le dégoût, ou l’orgueil du chasseur.
A partir de ce simple exemple, on comprend aisément à quel point l’acteur doit se concentrer et faire appel à son imagination pour composer clairement et en phases bien intelligibles toute la richesse de son jeu, dans un spectacle qui dure de huit à dix heures consécutives.
Les mudras, gestes à la signification bien prévue composées par les mains et les doigts, sont de véritables idéogrammes visuels qui remplacent la parole. Toute danse orientale fait usage de mudras qui peuvent être catalogués en quatre groupes distincts :
a. Gestes s’inspirant du symbolisme des rites religieux.
b. Gestes mimiques, imitatifs ou descriptifs, reproduisant une personne, une situation, un attribut.
c. Gestes empruntés à la vie quotidienne, naturellement fort stylisés.
d. Gestes inventés ayant une valeur suggestive ou subjective (suggérant, par exemple, le degré d’amour du mari pour son épouse).
Les mudras peuvent être composés par les deux mains ensemble ou par une seule main. Ils sont en strict rapport avec les mouvements du corps et la mimique du visage. Une seul et même mudra peut assumer des significations différentes et même opposées, selon que l’acteur l’exécute en mouvement ou en position statique, avec l’expression mimique du courage ou de la panique.
Il y a dans le kathakali 24 mudras fondamentaux qui, suivant les diverses combinaisons possibles entre eux et, comme nous venons de le dire, en relation avec les mouvements du corps et de la mimique du visage, peuvent exprimer environ trois mille mots, de quoi couvrir tout le vocabulaire d’une pièce.
Chaque mot de la pièce est exprimé par un mudra, même des thèmes grammaticaux tels que « si », « quand », « mais »
Dans certains cas, l’acteur laisse libre cours à sa fantaisie et à son imagination. Supposons qu’il décrive une femme. Après avoir composé le mudra correspondant à ce mot, il commence à élaborer la « beauté » de la femme en introduisant des attributs ou des métaphores tels que « belle comme le lotus », « tendre comme un pétale de rose », « avec des sourcils comme des vagues ». Nous verrons dans le chapitre sur la formation de l’acteur comment cette faculté imaginative et ce talent pour l’improvisation - manodharma - sont des qualités indispensables pour l’acteur.
En réalité, l’acteur est un sculpteur dont le corps est simultanément ciseau et bloc de marbre.
Les mudras ne sont pas seulement un idéogramme visuel à valeur descriptive, ils constituent un processus de représentation plastique émotionnel qui engage le corps de l’acteur dans l’espace vide qu’il remplit de sa présence et de sa dynamique.
Une montagne n’est pas simplement un simple geste. Son altitude, on peut la lire dans les yeux de l’acteur, dans son regard, tandis que nous voyons le corps gravir cette montagne, le corps qui est simultanément montagne et alpiniste. C’est un jeu qui n’est pas peinture descriptive, reproduction monodimensionnelle et univoque des actions du personnage ; mais un jeu qui, par des oppositions continuelles, crée un univers, uniquement à l’aide du corps, et en même temps l’analyse.
Cette dialectique du jeu permet au spectateur d’en juger l’extérieur comme l’intérieur, d’être introduit dans le mécanisme interne et de l’appréhender comme totalité. Dans son jeu, l’acteur arrive à une superposition continuelle entre le sujet et l’objet, entre le monde des émotions subjectives et le monde phénoménologique, entre l’action et la réaction.
Le fait d’exprimer chaque mot de la pièce par un mudra peut être considéré comme la cause de la longue durée d’un spectacle Kathakali. Une pièce, qui à la lecture ne prend que vingt minutes, présentée de cette façon sur la scène, peut durer trois ou quatre heures consécutives.
Cela peut sembler très ennuyeux à un spectateur européen, mais le public indien, comme tout public oriental, a une tout autre façon d’approcher le théâtre. L’important pour lui c’est l’habileté et la virtuosité de l’acteur. Chaque geste, mouvement, expression mimique de l’acteur est estimé et évalué par un public de connaisseurs qui n’hésite pas à montrer bruyamment son appréciation ou son dépit.
Dès son « dévoilement » soudain au public, l’acteur donne une impression d’artificialité due à son maquillage, à son costume, à son jeu et à sa démarche. On pourrait penser qu’il y a eu un effort conscient de la part des créateurs du Kathakali pour éviter toute forme d’expression qui calque ou imite la réalité de la vie quotidienne.
Le maquillage estompe la physionomie individuelle de l’acteur pour la transformer en visage surnaturel, en masque suggestif. Les costumes brisent complètement l’harmonie organique du corps et la nouvelle silhouette qui s’en dégage nous frappe par ses proportions architectoniques et extraordinaires.
Le jeu, mudras aussi bien que mimique du visage, utilise un langage où la réalité n’est pas illustrée passivement, mais recréée par des moyens artistiques originaux. La démarche déforme la dynamique de l’acteur, sans pour cela l’entraver. L’acteur a toujours les jambes pliées, les genoux écartés, et il s’appuie sur les bords extérieurs des pieds, position extrêmement fatigante et douloureuse, dont la maîtrise est acquise seulement après un long entraînement.
Cette artificialité de l’acteur Kathakali (le terme artificialité est ici utilisé dans le sens de déformation artistique) n’est pas sans rappeler une marionnette démesurée et déshumanisée. Plusieurs éléments concourent à corroborer cette impression d’extrême théâtralité.
1. L’apparition de l’acteur devant le public est précédée par une convention complexe à valeur rituelle : le Tiranokku ou baissement de rideau.
L’entrée de l’acteur sur la scène est cachée par un grand drap coloré que deux jeunes garçons tiennent au centre de la scène. Caché derrière ce rideau, nous sentons, ou mieux nous entendons la présence de l’acteur par des cris, des hurlements, des vocalisations qui ne sont plus langage communicatif, logique, mais contrainte magique. Celle ci communique au public la puissance surnaturelle du personnage, et elle permet à l’acteur de pénétrer dans « l’univers sonore », dans la respiration (prana) de celui qu’il incarne.
La voix comme sonorité magique à valeur incantatrice, nous la retrouvons aussi dans d’autres formes théâtrales fortement mimées tels que le Barong, le Kabuki, le Nô, aussi bien que dans les rituels tantriques des peuples « primitifs ».
De temps en temps, les deux jeunes garçons baissent le rideau d’un demi mètre et le visage envoûtant de l’acteur se révèle pour quelques secondes au public. Tout le temps on peut observer au dessous du rideau les pieds de l’acteur qui, sur place, exécute une danse à un rythme frénétique.
Cette complexe cérémonie dure environ vingt minutes, ensuite, d’un geste brusque et décidé, le rideau est baissé et l’acteur nous est révélé dans toute la majesté de son appareil, prêt à incarner l’histoire.
2. Au cours du jeu, la bouche de l’acteur est toujours fermée. Il respire par le nez, sauf dans les situations où il doit utiliser la langue ou pousser des cris effrayants. Mais une situation pareille, quand la règle d’immobilité de la bouche est brisée soudainement, ne fait que renforcer l’impression d’anormal et d’inhumain dans le visage de l’acteur [1].
3. À cela fait pendant l’incroyable capacité de dilatation des yeux de l’acteur. Les prunelles semblent couvrir la moitié des joues. Souvent le regard est fixe, comme celui des statues ; et la gesticulation, très animée, aussi bien que les mouvements presque acrobatiques, contrastent violemment avec ces énormes yeux statiques, figés comme dans la contemplation du vide.
Quelquefois les paupières sont écarquillées et les iris disparaissent dans un coin de l’oeil, immobiles pendant une longue période de jeu dynamique où la tête bouge continuellement et où le visage se transforme constamment.
4. L’acteur suit ses mains des yeux tout le temps, il les regarde comme si ses mains devenaient l’objet même ou la personne qu’elles veulent présenter. Les paupières extrêmement dilatées révèlent des orbites blanches ou rouges (coloration artificielle due aux grains d’une plante), les iris fixes ou en mouvements saccadés.
Autrefois, le visage était complètement figé, les yeux assumaient tout le poids de l’expression. Dans une pièce, Agni-Salabha, il y a un papillon qui se brûle dans les flammes, action que l’acteur rend uniquement à l’aide des yeux.
5. La mobilité extrême des mains et des doigts nous touche par une expressivité qui va au-delà de toute imagination. C’est surtout la rapidité de ces membres et leurs compositions qui fascinent, étrange alphabet de sourds muets. Elles sont la matrice des matériaux épiques que l’acteur représente et développe par sa dynamique. Leurs mouvements, leurs entrelacs en rythme souple et saccadé, sont avec la dilatation des yeux les deux traits qui suggèrent le plus ce rapprochement avec la marionnette.
6. Les mouvements des diverses parties du corps se fondent souvent sur une désynchronisation, sur un divorce bien net du rythme entre les différents membres.
Ainsi, par exemple, les jambes peuvent bouger à une vitesse extraordinaire tandis que les mains sculptent les mudras avec une précision lente et calculée. Ou encore, la mimique faciale peut être vive et les actions corporelles imprégnées d’une gravité austère et sereine.
De même que dans certains opéras chinois et dans le théâtre classique japonais, le Kathakali n’utilise pas de femmes sur la scène. Ce sont des acteurs qui interprètent les rôles féminins.
La démarche, la mimique, la gesticulation ainsi que les moindres mouvements de ces acteurs révèlent une profonde connaissance de la psychologie et du comportement de la femme. Il n’y a rien de vulgaire ou d’équivoque, aucune concession à ce qui pourrait flatter le goût d’un public populaire. Jouer un tel rôle exige une habileté qui est un véritable banc d’essai pour l’acteur. Kudumaloor Karunakaran Nayar, le Mei Lan Fang indien, restera dans l’histoire du Kathakali comme un des plus grands créateurs de personnages féminins.
Un autre fait particulier du jeu est constitué par les Kalasam, interludes dansés par l’acteur au cours de l’histoire à la fin de chaque strophe chantée. Ils ont pour fonction de détendre le public et de montrer l’agilité de l’acteur. Mais on peut, en réalité, parler ici d’un effet de distanciation. L’histoire s’arrête brusquement et l’acteur, qui peut être était en train de jouer un rôle de vieillard, exécute une danse rapide et vigoureuse.
Le Kalasam dure à peine quelques minutes, après quoi l’acteur reprend le fil du jeu interrompu.
Un autre trait, que l’on pourrait considérer aussi comme un effet de distanciation, est l’attitude de l’acteur à la fin d’un « solo ». Tandis que son collègue prend la relève et continue l’action scénique, l’acteur s’assoit sur l’escabeau qui se trouve sur la scène, il se relaxe et se comporte comme s’il était dans son vestiaire en pleine solitude : il retouche son maquillage, fixe plus solidement sa couronne, met en ordre les nombreux ornements qui garnissent son costume.
Dès que sa présence est requise pour le développement de l’action, il se lève, une métamorphose soudaine s’accomplit devant les yeux des spectateurs, et de nouveau l’acteur retrouve la « forme » surnaturelle qu’il venait de quitter.
Tous ces moyens complexes d’expression de l’acteur Kathakali se fondent dans un jeu qui aboutit à sa déshumanisation, si par humain on entend le naturel, l’habituel de la vie quotidienne. La stylisation, la contrefaçon, l’« artificialité », si l’on veut, sont le tamis par lequel s’égrène la réalité surnaturelle de la pièce.
La valeur rituelle du spectacle favorise l’engagement psychologique des spectateurs et des acteurs.
La contribution de la musique est prépondérante. Ce fond sonore qui accompagne, syncope et rythme l’action scénique, est aussi un stimulant psychique, une arme de frappe, une espèce de chantage. Le spectateur se laisse glisser dans le « temps magique » du spectacle, il se donne à un courant qui, en le ravissant au monde des phénomènes, le transporte dans les régions surnaturelles où Dieux et Démons s’affrontent en une lutte qui est l’archétype même de notre aventure humaine.
Kerala, 2015 © Charles-Henri Bradier
Un des traits du théâtre oriental réside dans sa signification visuelle. Cela est dû au fait que ta trame de la pièce est connue du public, qui apprécie en premier lieu la virtuosité physique de l’acteur, celui ci interprétant une partition de signes corporels sanctionnés par une longue tradition et de sévères conventions.
En tout art, l’expressivité est en rapport direct avec la déformation. Déformation artistique qui amplifie, hyperbolise, attaque le monde phénoménologique et épiphénoménologique pour l’analyser, le décomposer et faire ainsi éclater les limites des conditionnements et des clichés mentaux ou émotionnels.
La fonction du costume, dans un tel théâtre, est moins une tentative de reconstruire une réalité historique ou sociale, qu’un moyen de frapper le public par la richesse, les couleurs, la coupe des costumes qui sortent de la réalité quotidienne et aident l’acteur.
Le Kathakali, avec son langage scénique qui est une pure « sémantique » corporelle, doit satisfaire et frapper les yeux pour pouvoir toucher l’imagination et la sensibilité des spectateurs. Les maîtres de ce spectacle, au cours de l’évolution des formes du jeu, ont souligné et accentué par une déformation consciente l’instrument expressif de l’acteur, c’est-à dire son corps, ainsi que tous ses mouvements, visant à doter ce corps d’une « forme » nouvelle, et donner aux mouvements une signification plus profonde que celle des réflexes quotidiens.
Ce « redimensionnement » ou hyperbolisation du corps n’est en réalité que théâtralisation, en prenant le terme théâtre dans son sens étymologique de spectacle.
C’est le cas pour le maquillage, qui métamorphose le visage en un masque presque déshumanisé, et d’autant plus envoûtant. La démarche scénique, genoux écartés, jambes pliées prenant appui sur les bords extérieurs des pieds, oblige l’acteur à dépasser toute attitude corporelle réaliste.
Le costume ne sert pas seulement à frapper par sa vivacité polychrome et par sa forme fabuleuse, il est aussi un instrument presque organique, que l’acteur utilise activement pour atteindre des effets dynamiques : le costume transforme, amplifie, rapetisse son propre corps et le met en mesure d’exprimer et de communiquer simultanément le lieu de l’action aussi bien que les attributs de ce lieu, les actions du protagoniste aussi bien que ses réactions émotionnelles. La fonction du costume est moins d’être décoratif qu’accessoire et scénographie dynamique.
À première vue, le costume Kathakali donne l’impression d’une énorme cage qui engloutit la partie inférieure du corps de l’acteur, et semble entraver le plus simple mouvement. Cette impression est due surtout à la jupe disproportionnée et à la couronne coiffure dont l’équilibre semble aléatoire, caractéristiques de tous les rôles masculins.
Semblable au costume des femmes de la période élisabéthaine, cette jupe cloche, qui se termine au-dessous des genoux, est formée d’une série de larges bandeaux d’étoffe insérés l’un à côté de l’autre dans la ceinture. Au dessous de cette première « jupe », l’acteur en met une autre, plus volumineuse, quoique plus courte. Pour donner une exceptionnelle largeur à ces deux jupes, et en même temps pour empêcher qu’elles n’entravent les mouvements des jambes, l’acteur fixe autour de son ventre une longue bande en coton, large de vingt cinq centimètres et longue d’environ quinze mètres, dans laquelle il insère également de courts morceaux d’étoffe.
Au début, sans doute, quand l’acteur récitait et chantait le texte, ce bandeau avait aussi pour but de constituer une « base » pour la colonne d’air qui portait la voix. « Base » obtenue par la compression des muscles de la sangle abdominale, et qui assumait la même fonction que la ceinture employée encore aujourd’hui par l’acteur du théâtre classique chinois.
L’impression d’arrangement non fonctionnel de ce costume disparaît dès que l’acteur commence à jouer. Ses genoux pliés et entrouverts tiennent la jupe bien tendue et celle ci accompagne et souligne chaque mouvement par des oscillations gracieuses. Alors que l’acteur est immobile, cette énorme jupe le définit architectoniquement, pour devenir, aussitôt que l’acteur bouge, le tremplin duquel il plonge avec les mouvements les plus compliqués et les plus acrobatiques.
Ce costume l’entoure perpétuellement d’un halo fascinant d’oscillations qui semble émaner du pouvoir surnaturel de la mana du personnage divin. Il lui suffit de se baisser un peu pour couvrir ses chevilles et ses pieds et devenir une espèce de tronc démesuré, au volume augmenté, rappelant les images en bois du panthéon céleste indien encore employées dans certaines cérémonies rurales.
Ou encore, il lui suffit de marcher normalement (en général l’acteur a les genoux pliés) pour devenir un échassier aux jambes incommensurablement longues, nouvel effet dont la simplicité ne manque pas de théâtralité.
Il suffit de voir comment l’acteur sait employer sa jupe pour suggérer la démarche d’une jeune fille ou d’animaux, le tremblement des vagues ou encore un chemin étroit et plein d’obstacles, pour être convaincu que le corps n’est pas prisonnier du costume, et que le costume n’est que prolongation, amplification, complément du langage corporel.
Véritable tour de force, ou mieux d’adresse, le costume ainsi intégré au corps, devient la réalité tangible du spectacle, accessoire et panorama, métaphore et réalité, symbiose naturelle entre un organisme vivant et des matériaux bariolés qui soudain prennent vie et aboutissent à un langage magique.
À la volumineuse jupe dans laquelle s’engouffre la partie inférieure de l’acteur, s’ajoute le corset blanc, ou coloré, couvrant la partie supérieure du corps. Sa simplicité est enrichie par de nombreux ornements : des rubans colorés, de longues écharpes blanches et rouges auxquelles sont attachés de petits miroirs en forme de clochettes que l’acteur manipule avec aisance au cours de son jeu.
Les épaules sont élargies par des épaulettes en métal doré ; plusieurs pompons rouges et verts, plusieurs bracelets ainsi que des colliers de longueurs différentes couvrent les bras et le cou. Autour des chevilles, donc bien visibles, sont attachées des clochettes qui rythment le moindre mouvement des jambes. Des ongles longs en argent déforment la main gauche. S’ils produisent un effet presque élégant lors de gesticulations vives et gracieuses, ils acquièrent un caractère féroce quand ils sont utilisés par des personnages démoniaques. Ces derniers font aussi usage de fausses dents, qui transforment en une hideuse grimace leur visage au maquillage effrayant.
L’équilibre formel de ce costume, d’un point de vue purement visuel, est atteint grâce aux coiffures. Semblables à des cônes, souvent entourées d’un disque au fond doré et décoré en rouge et vert, espèce de halo, elles ornent la tête de l’acteur d’une imposante couronne, symbolique dans sa splendeur et qui, avec le maquillage et le reste du costume, contribue à la déshumanisation (ou surhumanisation) de l’acteur.
Elles sont sculptées dans un bois doré et embelli par des centaines de petits morceaux de métal et de miroir dont le scintillement accompagne chaque mouvement de tête. Souvent ornées de plumes de paon [2], leur forme ainsi que la vibration de tous les ornements qu’elles comportent, font jaillir continuellement des rayons et provoquent des effets colorés selon l’éclairage et les mouvements. Ainsi le volume disproportionné du costume est compensé par la hauteur majestueuse que l’acteur acquiert grâce à cette auréole.
Il est intéressant de remarquer comment, dans le Kathakali, on a soigné les costumes des personnages masculins. C’est d’autant plus frappant qu’au Malabar, le matriarcat était très répandu et l’est encore.
Le costume des femmes est d’une simplicité et d’un réalisme qui contrastent (peut être a t on voulu aboutir à cet effet consciemment) avec la richesse opulente et bariolée des costumes masculins.
Une sorte de sari, large pièce d’étoffe blanche ou de couleur pastel, retombant jusqu’aux pieds, un corset de la même couleur, un voile qui couvre les cheveux et s’achève sur les épaules, des colliers et d’autres ornements, sans excès : voilà en général le costume des femmes.
Chaque personnage a ses attributs, ses ornements, ses couleurs. Ce sont les divinités qui sont les plus chargées d’ornements. Les mortels sont présentés avec un réalisme où se mêlent des éléments grotesques.
Par l’usage que l’acteur en fait, le costume assume une fonction multiple d’« accessoire ». La scène est vide. On y voit seulement l’escabeau mentionné ci dessus. Parfois, atteignant un réalisme qui devient automatiquement artificialité, tant le jeu et le costume sont stylisés, on emploie des accessoires tels qu’un liquide rouge figurant le sang (dans les scènes de bataille et de meurtre) ou de longues entrailles (bandeaux d’étoffe) qu’on enlève avec satisfaction des cadavres des démons éventrés.
En réalité, le costume est le seul décor, le seul accessoire du spectacle. D’un point de vue théâtral, on peut remarquer :
1. Sa richesse colorée qui, à la lumière de la seule lampe à huile, ne peut manquer de frapper.
2. Son caractère architectonique, statuaire, qui façonne suggestivement la silhouette de l’acteur, surtout quand il est en des positions statiques.
3. Sa capacité de « surdimensionner » le corps de l’acteur (il faut se rappeler que les Indiens du Sud sont petits et frêles).
4. Son emploi particulier qui permet à l’acteur d’amplifier les compositions expressives du corps et de ses mouvements.
Certains de ces éléments sont communs à tout théâtre religieux (masques et cothurnes dans la tragédie grecque, costumes très raides et disproportionnés dans le Nô japonais). Ce sont surtout des moyens d’une théâtralité pure. L’ovale magique du maquillage, les costumes avec leur richesse polychrome, la couronne majestueuse permettent à l’acteur de communiquer par un langage suggestif de couleurs et de formes, et de se déshumaniser dans une expressivité artificielle qui fait penser à ces Ubermarionettenproposées par un réformateur du théâtre européen.
L’entraînement de l’acteur Kathakali se fonde sur le système pédagogique employé au Kalamandalamde Cherutteruthy Kérala le meilleur institut de préparation professionnelle.
Pour y être admis, les jeunes candidats doivent passer un examen. Les enfants car ce sont des enfants, l’âge limite étant douze ans - sont choisis d’après leur état de santé, leur beauté physique, leur sens du rythme et de la musique, leur agilité corporelle.
À l’institut, ils vivent ensemble, dans des maisonnettes, aménagées chacune pour quatre personnes. Pas de lits, ni d’armoires, ni d’autres meubles. Des nattes sur lesquelles ils couchent, une valise contenant les effets personnels, aux murs des images de gurus (maîtres) et de dieux ; voilà l’intérieur austère et modeste de leurs habitations.
Ils mangent tous ensemble dans un réfectoire, ils travaillent tous les jours, à l’exception du dimanche, de quatre heures du matin à neuf heures du soir. Ils ont deux mois de vacances par an. Les études sont à leurs frais sauf exception : quand la famille est trop pauvre, l’institut les accueille gratuitement.
Les études durent huit ans. Les jeunes sont divisés en deux groupes : novices pendant les quatre premières années, vétérans ensuite. Toute une série d’exercices de base (dynamique des jambes, exercices des yeux et du visage) sont effectués quotidiennement par les deux groupes.
Des gurus dirigent les cours. La discipline est très sévère, le guru inspirant une véritable terreur. Je n’ai pas vu battre les jeunes au Kalamandalam, mais, dans d’autres écoles, cette habitude est fréquente et s’accompagne d’autres châtiments corporels très durs : par exemple des positions physiques douloureuses que l’élève doit garder pendant une heure et même plus. La moindre infraction peut amener l’éloignement définitif de l’école.
À quatre heures du matin, les élèves se lèvent et passent dans des cabanes où, à la lumière de lampes à huile, ils commencent leurs exercices. Il n’y a pas de guru, mais le silence et la discipline règnent de façon absolue. Leurs premiers exercices sont de gymnastique et d’acrobatie, menés selon un rythme que les jeunes s’imposent euxmêmes en prononçant des phrases sans signification, à la valeur rythmique bien définie. Ces exercices sont effectués collectivement et comprennent :
a. La complexe salutation de l’acteur, à la divinité et au public.
b. De nombreux bonds très précis, en avant, en arrière, de côté. Parfois l’élève s’arrête soudain au milieu d’un saut, une jambe levée en l’air, et garde, en équilibre, cette position pendant quelque temps.
c. Ouverture latérale des jambes, jusqu’à toucher la terre avec la partie intérieure des cuisses (spaccata).
d. Un « pont » dynamique. L’élève, debout, courbe son torse en arrière, plie les genoux et avec élan tombe en arrière sur la main droite. Il passe tout de suite le poids de son corps sur la main gauche et, d’un coup de reins, retourne à la position initiale. Les jambes, au cours de cet exercice, restent à la même place.
e. Des exercices qui constituent une série rythmée de sauts et de flexions des genoux.
Ces exercices durent environ une heure. L’heure suivante est consacrée à l’entraînement des jambes. Placés en rangs et dictant le tempo, les élèves effectuent sur place des pas à une vitesse de plus en plus grande. Les jambes sont pliées, les genoux écartés à l’extérieur, les élèves s’appuient non sur la plante, mais sur les bords extérieurs des pieds. Ces exercices ont pour but d’habituer le futur acteur à cette position de base de son jeu, position anti-naturelle et très douloureuse, et de doter les jambes d’une résistance physique et d’une agilité exceptionnelles.
Il est maintenant six heures du matin. Les élèves vont se baigner dans une rivière proche. A six heures et demie, ils déjeunent et, à sept heures un quart, reprennent le travail.
Jusqu’à midi et demie, sous la direction de leurs gurus respectifs, ils répètent sans interruption des fragments ou des scènes complètes d’un drame. A la fin de ses études, un acteur Kathakali connaît parfaitement la partition des signes, des mimiques, des bonds, des mudras de tous les personnages (hommes et femmes, rôles principaux et rôles secondaires) d’une soixantaine de pièces. Ces cinq heures de travail sont consacrées à l’assimilation de ces partitions.
Les élèves peuvent répéter le même passage d’une pièce quatre, cinq, dix fois, jusqu’à ce que le guru soit satisfait. Si les novices et les vétérans ont des gurus différents, la discipline est la même.
À midi et demie, ils interrompent leur entraînement et vont déjeuner. Jusqu’à trois heures, les élèves sont libres. De trois heures jusqu’à cinq heures, ils suivent des cours théoriques : histoire du théâtre Kathakali, biographies de gurus, religion, anglais, malayalam (langue de l’Etat de Kérala), sanscrit, géographie et histoire.
De cinq heures à six heures et demie, assis en padmasana (jambes croisées), les élèves exercent les yeux et le visage. Après une demi heure de repos, à sept heures, ils chantent pendant une demi-heure des hymnes religieux dont le final est l’éloge d’un grand guru Kathakali.
De sept heures et demie à huit heures et demie, ils s’exercent sur les mudras. Ils répètent les mudras que le guru leur montre et qui constituent la partition des scènes qu’ils joueront le lendemain. Ils répètent cette partition de mudras assis, c’est à dire en engageant seulement la partie supérieure du corps, visage compris. Après quoi, ils dînent et, à neuf heures, ils vont se coucher.
Au moins deux fois par mois, les vétérans, avec leurs gurus, jouent des pièces entières auxquelles est invitée la population locale. Ils ont ainsi l’occasion de se familiariser avec la technique du maquillage et les costumes.
Les novices assistent au maquillage et à l’habillement de leurs camarades plus âgés en les aidant : ils pulvérisent et mélangent les couleurs, préparent les différentes parties du costume.
En général, ces représentations sont données le samedi, car elles durent toute la nuit. Ainsi, le dimanche, les élèves peuvent se reposer. Il y a aussi toute une série de spectacles qui commémorent la date de naissance ou la mort d’un grand Guru ou un anniversaire religieux. Dans ces occasions, tous les costumes, les nombreux ornements, les couleurs du maquillage sont exposés dans une espèce de chambre temple où brûlent des lampes à huile et où trône la photo du Guru ou l’image du dieu.
Les racines de cette tradition plongent dans la magie mimétique : la grandeur et la puissance du Guru ou du dieu doivent passer aux vêtements que l’acteur portera plus tard au cours de son jeu.
On peut distinguer deux parties dans l’entraînement de l’acteur Kathakali.
La première est l’assimilation mnémonique des mudras, des mimiques, des mouvements relatifs à un rôle, en un mot, la partition « idéographique » de chaque personnage d’une pièce.
La seconde partie, on pourrait la définir comme élémentaire ou propédeutique par rapport à cette partie « assimilatrice ». Elle comprend une série d’exercices qui doivent développer chez l’acteur ses capacités corporelles et lui permettre de réaliser avec aisance et précision les diverses partitions.
Par eux, on atteint à un contrôle absolu de chaque muscle du visage, du moindre mouvement des yeux, à une agilité des jambes et du reste du corps, enfin, grâce aux exercices gymnastiques acrobatiques, à une condition physique qui permet d’accomplir avec aisance l’effort physique demandé par le spectacle.
Il est intéressant de signaler qu’il n’existe pas d’exercices pour développer l’agilité et l’expressivité des doigts. Ces parties du corps qui, au cours du jeu, assument un rôle prépondérant en soutenant le fil narratif, ne sont pas soumises à un entraînement particulier. Leur agilité et leur expressivité sont atteintes par une répétition continuelle des mêmes mudras jusqu’à ce qu’on obtienne la précision désirée.
De même, il n’y a pas de cours pour le maquillage. Les jeunes se familiarisent avec cette technique au cours des spectacles qu’ils donnent durant leurs quatre dernières années d’études.
On voit l’intérêt de la division des élèves en deux groupes. Dans le groupe des novices, il peut y avoir un garçon qui, après trois ou quatre ans de travail, a déjà atteint un niveau technique élevé. À côté de lui, s’exerce un enfant de douze ans qui commence tout juste son apprentissage. Ainsi les plus jeunes sont tout le temps confrontés à leurs camarades plus âgés, stimulés, invités à ne pas faire mauvaise figure à leur côté. D’ailleurs, le guru exige le même effort de tous les membres de son groupe.
Un aspect particulier de la formation de l’acteur est le Chavitti Uzhicchil, ou le massage avec les pieds. L’élève est soumis à ce massage dans la saison des moussons qui, à Kérala, a lieu entre mai et août.
Le corps entier est oint avec un mélange d’huile de sésame, de noix de coco et de ghee (beurre « clarifié »). L’élève s’étend, le visage et la poitrine touchant la terre. Les cuisses sont poussées à l’extérieur et les genoux s’appuient sur des morceaux de bois d’une quinzaine de centimètres de hauteur. La partie inférieure des jambes est pliée vers l’intérieur et les pieds se touchent. Dans cette position, la partie inférieure et la partie supérieure du corps touchent la terre, tandis que les reins se trouvent haussés en raison des bois sous les genoux.
Le guru, se tenant à une poutre parallèle à la terre située à la hauteur de ses épaules, commence à masser délicatement avec la plante et les orteils du pied droit, le corps de l’élève étendu. À mesure qu’il masse, il comprime les lombes, en les pressant vers la terre. Par la pression graduelle ainsi exercée, le bas ventre touchant la terre tandis que les genoux sont toujours appuyés sur les bois, on déforme la rotule.
Il est inutile de dire combien ce massage, qui dure environ une demi heure, est douloureux, surtout au début. À travers cette douloureuse opération physique, le jeune acteur acquiert organiquement la position de base de son jeu : les pieds parallèles, à un demi mètre de distance, s’appuient sur les bords, les orteils sont contractés vers la plante, les genoux sont écartés à 180°, le torse est très droit, le menton pressé contre le cou, les bras ouverts et parallèles à la terre, les mains pliées vers le bas.
Analysons brièvement cette position de base du point de vue de la musculature. Les mollets sont raidis car ils soutiennent le poids du corps entier, de même les pieds dont les orteils sont contractés vers l’intérieur. Les muscles des cuisses et des lombes sont relaxés. Les muscles du dos sont raidis à cause de la position très droite. De même les muscles de la nuque, en raison de la pression du menton sur le cou. Enfin les muscles des bras sont à moitié raidis, tandis que les mains sont tout à fait relaxées. Voilà l’engagement musculaire correct et fonctionnel de l’acteur dans sa position de base.
Posture complexe ou déformation du corps provoquerait, chez un profane, l’engagement total de tous les muscles, ce qui le fatiguerait vite et le soumettrait à un dur effort physique, pour ne pas parler du manque d’expressivité plastique et d’efficacité dynamique. L’acteur Kathakali, en contrôlant parfaitement et consciemment chaque muscle de son corps, engage aisément les muscles strictement nécessaires et garde une économie musculaire dès que l’action requiert des bonds, ou des actions physiques complexes.
Le corps est soumis à une discipline rigoureuse, voire douloureuse, qui le transforme en un médium adéquat de pensées, idées, sentiments, émotions. C’est ce contrôle parfait du corps, cette conscience de la structure anatomique qui, avec la concentration mentale requise pour porter à la vie actions et réactions extra-humaines, apparentent le Kathakali au yoga, Hatha Yoga aussi bien que Raja Yoga.
Voici un exercice pratiqué par les Chakyars, communauté de Kérala réputée pour ses acteurs excellents.
« Le premier jour, l’élève s’assied pour exercer ses yeux dès que la lune fait son apparition. Les yeux sont oints avec du beurre. II tourne ses iris autour de la lune, sans cesse, jusqu’à la disparition de l’astre. Le premier jour, cet exercice dure environ une heure, temps du passage de la lune dans le ciel. Le second jour, l’élève s’assoit à la même heure en s’appliquant au même genre d’exercice qui, cette fois, durera deux fois plus longtemps, car tel est le laps de temps entre l’apparition et la disparition de l’astre nocturne. De même, le troisième jour. Il continue ainsi à exercer ses yeux chaque nuit, la durée de cet exercice augmentant toujours. Le quinzième jour, nuit de la pleine lune, l’élève est assis de six heures du soir à six heures du matin, bougeant sans interruption ses iris en haut et en bas, à gauche et à droite, en rond et en diagonale, d’un coin à l’autre. Il ne s’arrête qu’à l’aube. Le beurre est utilisé pour donner un effet rafraîchissant à la rotation continuelle des iris. Ce système est connu sous le nom de Nilavirikkuka, littéralement « être assis au clair de la lune ».
Il y a encore deux qualités que l’acteur doit posséder ; la première c’est la Bhangi, la grâce.
Comparable à la Hana (« fleur merveilleuse ») que décrit Zéami dans ses traités sur le Nô, la Bhangi est cette capacité de l’acteur de « spontanéiser » ses actions techniquement complexes, de métamorphoser, de façon fascinante et naturelle, des actions purement physiques en valeurs idéo esthétiques. Il y atteint seulement quand il est maître absolu de son instrument expressif, et sait en jouer en virtuose.
La seconde qualité est le Manodharma ou faculté imaginative. C’est elle qui permet à l’acteur de dépasser les limites descriptives du texte pour se lancer dans l’action spontanée et improvisée. Dans des scènes particulières, l’acteur prend la relève des chanteurs. Le roulement des tambours syncope et rythme son improvisation. Il brosse alors toute une série de descriptions, d’adjectifs, de métaphores qui constituent son apport propre au drame. Des descriptions de panoramas ou d’assemblées divines, la beauté de l’aimée ou la laideur des démons jaillissent de sa fantaisie et de sa verve.
Nous avons un exemple de cette contribution créatrice de l’acteur dans une scène de la Kalyana Saugandhika.
Bhima, l’Hercule indien, est poussé par sa femme à chercher une fleur extraordinaire dans une forêt. La description de la marche de Bhima dans cette forêt est un tour de force de maîtrise, d’adresse, de fantaisie poétique et burlesque. Sans bouger de sa place, l’acteur nous montre le sentier qui rapetisse, la végétation qui l’étouffe, les difficultés du chemin. Il nous présente les animaux qu’il voit : il bondit comme un singe, rampe comme un serpent, s’élance dans une fuite panique comme une antilope. Il nous fait admirer les énormes baobabs et les palmiers sauvages en prenant leur forme.
Près d’une rivière, il aperçoit des femmes. Il imite tour à tour leur démarche, la vieille toute courbée, la jeune fille qui sautille, nonchalante. Il nous montre leurs travaux : son corps devient blanchisseuse (femme qui lave, vêtements lavés, vagues de la rivière), batteuse de tapis, accordeuse d’instruments (extraordinaire réalité d’un bras qui vibre et joue comme une guitare). De la vigueur masculine de la marche, il passe au charme féminin, à la subtilité psychologique des états d’âme féminins. Cet incroyable solo, qui dure plus d’une heure, est le banc d’essai pour le Manodharma d’un acteur. Il y prodigue jeux et improvisations.
La formation de l’acteur Kathakali se veut surtout aiguisement des possibilités expressives du corps. La moindre partie de ce corps est entraînée et mise en état d’exprimer ce que les mots mêmes ne peuvent communiquer. Les yeux se dilatent et se contractent suivant l’élan végétal d’un lotus qui s’épanouit, les iris roulent et dardent en voyant le tourbillon des ennemis qui s’avancent en armes, les cils vibrent pour rendre le vol d’une abeille, les narines se pincent, le menton, les pommettes, les lèvres tremblent reflétant des émotions délicates et secrètes.
Les processus psychiques, les intentions psychologiques, la complexité des motifs de chaque action se manifestent par des réactions physiques qui frappent par leur exactitude intuitive. Telle Putana, la sorcière qui s’approche de l’enfant Krishna pour le tuer. Elle avance furtivement de biais, les pieds ouverts à 180°, ne se soulevant point du sol, serpent qui rampe vers sa proie. Les intentions criminelles de Putana sont toutes là, mises à nu dans sa démarche. Le visage est figé dans un sourire qui se veut innocent, et qui s’avère hypocrite, si on le compare à l’intention expressive de la partie inférieure du corps.
L’acteur prêtre du Kathakali offre son corps à la divinité comme le jongleur de Notre Dame qui, dans la retraite du couvent, offrait à la Vierge le meilleur de soi : l’art de faire voltiger en l’air une demi-douzaine de balles. Et de même que la Vierge descendait de l’autel et essuyait le front de son serviteur, « pour le vrai dévot, la danse est une forme de yoga, un processus d’auto élimination disciplinée vers l’identification finale avec « l’Eternel Avenir » : la Danse Cosmique de Shiva Nataraja » [3].
Une comparaison avec l’acteur européen s’imposerait ici. Ce n’est pas le lieu. Nous voulons seulement nous souvenir de cette phrase du grand acteur polonais J. Jaracz : « L’acteur du théâtre antique procédait des mystères, donc du phénomène religieux ; l’acteur moderne procède des lupanars de la Renaissance ».
Trois ou quatre heures avant le spectacle, qui commence à la tombée de la nuit, les acteurs se recueillent pour se maquiller. Le silence le plus absolu règne ; de grandes lampes à huile créent des foyers de lumière autour desquels sont réunis les acteurs. Leurs fils ou les jeunes chelas (disciples) réduisent en poudre des pierres jaunes, rouges, vertes, amalgament et préparent les couleurs et le chutti, une pâte blanche faite de poudre de riz et de jus de limon. Tout ce travail est dirigé par des spécialistes du maquillage.
La première phase du maquillage est exécutée par l’acteur lui-même. Assis en padmasana (jambes croisées, tronc très droit), il tisse sur son visage tout un filet de lignes de diverses couleurs, équidistantes du nez, des yeux et de la bouche. Il n’emploie pas des pinceaux, mais des joncs de petite dimension.
Ensuite, il se confie aux mains d’un maquilleur spécialisé. Etendu par terre, le corps entièrement relaxé, respirant rythmiquement et profondément, il se concentre sur son rôle, tombant dans une espèce de torpeur, favorisée par la chaleur de l’après midi. Dans ce sommeil se déroule un processus psychique qui, de personne privée, transforme l’acteur en Dieu ou Démon, selon le rôle à jouer. À la fin de cette seconde phase, le maquilleur le réveille. Il se lève, ses gestes et sa démarche sont déjà modifiés.
Cependant le maquilleur travaille sur le visage de l’acteur. Il applique en relief le chutti, allant d’une oreille à l’autre en passant par le menton. Le chutti est posé en plusieurs couches et, en définitive, il forme une ligne blanche de trois centimètres d’épaisseur qui délimite l’ovale du visage. Des barbes en papier blanc sont insérées dans le chutti qui, en quelques minutes, se solidifie. Tout ce travail dure environ une heure et demie.
La troisième et dernière phase du maquillage est accomplie par l’acteur. Il allonge ses yeux jusqu’aux oreilles avec une pâte noire ou blanche, selon le personnage joué. Le reste du visage est peint d’une couleur homogène : verte pour les dieux et les héros positifs, rouge pour les violents et les ambitieux, jaune pour les mortels, noire pour les démons et les Asuras.
Les lèvres sont peintes en rouge, avec deux petits ronds peints sur les deux côtés, également en rouge. Selon le personnage, l’acteur brode son visage de minutieuses particularités. Ainsi les démons ont les narines rouges, les personnages belliqueux portent deux petites boules blanches, l’une à l’extrémité du nez, l’autre sur le front.
Ce symbolisme des couleurs, selon une typologie déterminée, appartient à la tradition du théâtre indien dès la Bharata Natya Shastra, un texte classique sur le théâtre et la danse. Mais les rites tantriques, avec leurs masques hideux et effrayants, la tradition du tatouage facial des tribus du Malabar, et les étroits contacts commerciaux entretenus par cette partie de l’Inde avec la Chine depuis de nombreux siècles, ont marqué le maquillage du Kathakali qui, sauf pour les couleurs typologiques, s’écarte des prescriptions de la Bharata Natya Shastra.
Un autre trait du maquillage est le rougissement du blanc des yeux de certains caractères (femmes et dieux) par des graines de Cunda Poov (solanum pubescens). D’incroyables yeux cramoisis se détachent alors du cadre noir qui les allonge.
Le maquillage des personnages féminins, toujours joués, rappelons le, par des hommes, est réaliste. L’acteur assouplit son visage avec un mélange de pigments rouges et jaunes, ce qui donne une carnation naturelle. De même, il peut y avoir des personnages maquillés et habillés de façon très naturaliste ; par exemple, un brahmane qui portera une longue barbe postiche et aura le front décoré par le traditionnel point rouge.
Avant de commencer son maquillage, l’acteur se masse le visage avec de l’huile. La transpiration au cours du spectacle, qui dure toute la nuit, ne décompose pas le maquillage, lui donne au contraire un nouvel éclat. Ce soin pour le maquillage apparaît avec évidence chez les acteurs qui manifestent un désir anxieux de composer leur visage en lignes parfaites. Avec patience et ténacité, ils effacent et refont certaines parties de leur maquillage tant qu’ils ne sont pas satisfaits du résultat.
Le maquillage définit un rôle type et non une personnalité individuelle. L’individualité du visage de l’acteur est noyée sous cette couche élaborée de couleurs et de dessins dont l’effet contribue à rendre le spectacle le plus impersonnel possible, créant un halo de surnaturel.
Ce caractère surnaturel a deux objectifs : frapper le public, faciliter la perte de personnalité de l’acteur. Les histoires traitées par le Kathakali mettent en scène toute une galerie de personnages extra terrestres et mythologiques. Il s’agit de véritables pièces religieuses, de mystères. La situation, ainsi que les personnages, n’appartiennent plus à la réalité quotidienne.
Au début, le Kathakali a fait usage de masques. Puis il les a rejetés pour transformer le visage en masque. L’avantage est clair : tout en conservant un caractère fascinant et surnaturel, un tel maquillage laisse au visage de l’acteur sa mobilité et la possibilité d’une gamme presque infinie d’expressions faciales. Cette richesse expressive du visage est devenue une des bases fondamentales du jeu du Kathakali.
Ces exercices ont pour but le contrôle conscient de chaque mouvement, même minime, des yeux. L’écartement des paupières à l’aide des doigts permet une dilatation majeure de l’oeil et active les muscles des paupières. Les acteurs indiens s’exercent au moins une heure par jour pendant huit ans.
A la fin de cet entraînement, ils arrivent à donner aux yeux une expressivité et une capacité de dilatation extraordinaires.
Ces exercices, pour donner des résultats, doivent être accompagnés de trois symptômes : une très forte douleur aux yeux, des larmes, et une raideur douloureuse des muscles de la nuque. Il est aussi très important de bien pousser les iris dans les coins, en haut et en bas.
Position du sujet : assis sur ses jambes croisées (padmasana), le tronc très droit, la tête immobile, les coudes parallèles à la terre.
1. On appuie l’annulaire sur les cils supérieurs et l’ongle du pouce sur les cils inférieurs. On écarte les paupières le plus possible. On tourne lentement l’iris autour de la cavité oculaire.
2. Le même exercice est répété sans l’aide des doigts, en ouvrant le plus possible les yeux sans soulever les sourcils.
3. On écarte les paupières à l’aide des doigts. Mouvement de l’iris dans la seule partie inférieure de la cavité oculaire d’un coin à l’autre. Puis dans la seule partie supérieure.
4. Le même exercice est répété sans l’aide des doigts.
5. On écarte les paupières à l’aide des doigts. Très, très lentement, l’iris passe horizontalement d’un coin à l’autre de l’oeil. Ce passage dure environ quinze secondes. Ensuite on répète cet exercice, mais rapidement.
6. Le même exercice est répété sans l’aide des doigts.
9. On écarte les paupières à l’aide des doigts. L’iris se déplace en diagonale du coin inférieur gauche au coin supérieur droit et inversement du coin supérieur droit au coin inférieur gauche. On change ensuite de direction. Ce passage en diagonale s’effectue d’abord très lentement, puis très rapidement.
10. Le même exercice est répété sans l’aide des doigts.
11. On écarte les paupières à l’aide des doigts. L’iris, au centre de l’oeil, se déplace verticalement de haut en bas et de bas en haut. D’abord très lentement, ensuite rapidement.
12. Le même exercice est répété sans l’aide des doigts.
13. On écarte les paupières à l’aide des doigts. En partant du coin inférieur gauche, l’iris se déplace de quelques millimètres en diagonale vers le haut ; il redescend vers le bas à quelques millimètres, et achève le mouvement dans le coin inférieur droit. Le mouvement de l’iris est ici semblable à une sorte de zigzag.
14. Le même exercice est répété sans l’aide des doigts.
15. Yeux grands ouverts ; les iris au centre, mais regardant vers le bas. On tourne très lentement la tête de gauche à droite et inversement, l’iris toujours au centre et regardant vers le bas.
16. Yeux grands ouverts. On déplace la tête de gauche à droite en une série de mouvements staccati circulaires. Les iris précèdent le mouvement de la tête d’une fraction de seconde.
17. Yeux grands ouverts. Les iris sont pointés sur un objet imaginaire qui se trouve en un lieu donné. La tête tourne lentement dans n’importe quelle direction, mais les iris restent toujours dirigés vers l’objet.
Cette gymnastique faciale permet d’atteindre le contrôle de chaque muscle du visage, donc de dépasser les stéréotypes mimiques. Il est très important ici de faire agir simultanément, et sur des rythmes différents, divers muscles du visage dont les mouvements ne sont pas synchronisés dans la vie.
Par exemple faire trembler très vite les sourcils et très lentement les muscles des pommettes. Ou encore, engager dans un rythme rapide la partie gauche du visage, tandis que la partie droite s’anime de mouvements très lents.
1. Soulèvement des paupières inférieures, sans bouger les paupières supérieures.
2. Soulèvement d’un seul sourcil.
3. Tremblement des deux sourcils, les yeux ouverts normalement.
4. Tremblement des sourcils, les yeux grands ouverts.
5. Tremblement des sourcils, les paupières inférieures soulevées.
6. Tremblement des sourcils tandis que la tête accomplit des mouvements.
7. Tremblement des sourcils, combiné avec diverses expressions du visage (dégoût, mépris, haine, joie, etc...).
8. Tremblement des sourcils, tandis que le visage exprime un sentiment et que la tête accomplit des mouvements.
9. Tremblement des sourcils accompagné d’un tremblement des épaules. Ces deux tremblements ne doivent pas être synchronisés.
10. Tremblement des sourcils et déplacement horizontal de l’iris de gauche à droite et inversement. Le déplacement de l’iris est d’abord très lent, puis très rapide. Eviter la synchronisation du tremblement des sourcils et du déplacement de l’iris.
11. Tremblement des sourcils accompagné du déplacement vertical de l’iris de haut en bas et inversement. Eviter la synchronisation.
12. Tremblement des muscles des pommettes sans bouger les yeux et la bouche.
13. Tremblement des muscles des coins de la bouche de plus en plus vite.
14. Tremblement des muscles du menton sans bouger les coins de la bouche, sans serrer les dents et sans engager les muscles de la partie antérieure du cou.
15. Tremblement des narines.
16. Vibrations des cils.
Les yeux sont grands ouverts et la tête tourne tout en observant, comme si les iris conduisaient les mouvements de la tête. Soudain, d’un mouvement brusque, la tête s’arrête et les iris se fixent sur un objet qui n’est pas le « but » décidé. La tête reste dans sa position immobile tandis que les iris se déplacent (lentement ou rapidement, selon l’intention) vers le « but » fixé à l’avance et l’atteignent. Alors seulement la tête se tourne vers le « but » et au moment où elle arrive sur celui ci, le visage assume une expression particulière (haine, mépris, joie, etc...).
Une représentation de Kathakali, par sa durée et par la complexité de la partition de signes et de positions physico cinétiques, exige de l’acteur un effort de concentration sans lequel il brouillerait les diverses phases et les parties de son jeu, qu’il s’agisse du rythme ou de l’expression corporelle.
II ne faut surtout pas sous estimer l’incroyable effort physique d’un jeu qui repose entièrement sur une dynamique corporelle et dure plusieurs heures, avec des soli d’une heure et même plus. Il est absolument indispensable que l’acteur se prépare avant la représentation afin de pouvoir se concentrer, exécuter sa tâche artistique et ménager l’économie de ses énergies.
Dans le théâtre oriental, on peut discerner deux formes de préparation psychique de l’acteur. La première est fondée essentiellement sur la sensibilité religieuse, comme c’est le cas dans le Tjalonarang et le Barong balinais où les acteurs entrent dans une véritable transe et ont des réactions psycho somatiques exceptionnelles.
Le second type de préparation psychique est celui que l’on retrouve dans l’Opéra chinois, le Khon thaïlandais, le Nô japonais, ainsi que dans le Kathakali indien : une concentration profonde sur les tâches du rôle, ainsi que toute une série de cérémonies relevant de la religion et de la magie à valeur plus ou moins ésotérique, destinées à exciter l’imagination et la sensibilité de l’acteur.
Nous examinerons certains éléments qui ont structuré la psyché de l’acteur Kathakali et qui, le moment venu, favorisent en lui un état psychique particulier, le rendant plus apte à exécuter ses tâches.
1. Etre acteur Kathakali, ce n’est pas un choix, c’est une vocation. On se soumet à cette « discipline » dès l’âge le plus tendre. L’enfant pénètre dans l’univers théâtral qui est limitrophe de l’univers religieux. Sa psyché et son caractère, en voie de formation, sont réceptifs envers tous les stimuli du nouvel entourage : l’austère discipline de travail et le respect absolu envers son guru qui l’initie dans ce travail, ce Tao dont il lui est strictement interdit de révéler les secrets techniques.
On ne peut pas jouer, incarner une divinité, sans croire en elle. La foi est la base même de ce théâtre. La psychologie de l’enfant est modelée dans cette atmosphère sacrale, elle est plongée continuellement dans le mysterium tremendum et fascinans de la religion.
Ce n’est plus un métier, mais une mission, un sacerdoce. Huit ans d’apprentissage austère, dur, qui va presque au-delà de ses forces, mettent à l’épreuve sa « vocation », le marquent pour la vie entière, d’un point de vue technique aussi bien que psychique. Cette longue « initiation » conditionne la psyché et l’attitude de l’acteur Kathakali en lui faisant atteindre une sensibilité qui se distingue, par sa profondeur, de celle du profane.
2. Comme on l’a vu, trois ou quatre heures avant le spectacle, les acteurs se réunissent pour commencer leur laborieux maquillage. Le silence le plus absolu règne, toute communication se fait en chuchotant. Les acteurs se déchaussent avant d’entrer dans le vestiaire où l’éclairage, fourni par des lampes à huile (on retrouve les mêmes sur la scène), les met déjà dans une atmosphère religieuse.
Toute la partie du maquillage exécutée par l’acteur est une tâche fort délicate qui exige de lui une profonde concentration. Au cours de cette partie, l’acteur est assis en padmasana, le tronc très droit. Quand il se livre aux mains du spécialiste, il est étendu par terre, complètement relaxé, sa respiration est profonde et lente, l’expiration durant plus longtemps que l’inspiration.
Le maquillage achevé, le visage de l’acteur n’est pas celui d’une personne : Hamlet ou Phèdre... C’est le visage d’un Dieu, d’un Démon, d’un héros mythologique ; sous ces traits surnaturels, il n’y a plus d’être mortel. Si l’acteur se regardait dans un miroir, il ne se reconnaîtrait pas. De la même façon, ses camarades voient s’effacer sous ce masque fascinant et « divin » les traits de leur partenaire.
Comme nous l’apprennent les ethnologues, le masque, dans toute cérémonie, identifie l’homme au dieu. « Les rites des cérémonies propres à des pays très divers ont pour base la magie mimétique, l’imitation par le costume et le masque, par les gestes et les évolutions du dieu ancêtre de la tribu ou de la race, afin de substituer à l’âme humaine l’âme ancestrale ». [4]
D’autre part, selon certains psychologues et sociologues (voir R. Caillois, L’Homme et les jeux), le masque a pour effet de détendre les liens du conscient et de faire jaillir les impulsions subconscientes refoulées. Cette observation a été utilisée au théâtre à des fins pédagogiques par Charles Dullin qui, à « l’Atelier », faisait travailler ses acteurs le visage caché par un masque très simple : un bas, des cheveux longs renversés sur le visage, un masque en papier.
L’acteur Kathakali, en transformant son visage en masque « divin » et « surnaturel », se trouve soudain élevé à une nouvelle dignité qui le dégage de sa personnalité d’individu et le place subjectivement aussi bien qu’objectivement au rang d’être exceptionnel.
3. II faut mentionner le rôle complexe de la sensibilité religieuse qui vient se greffer sur la sensibilité artistique. Une pièce Kathakali est toujours une représentation sacrale : mythes, légendes, épiphanies de divinités qui affrontent les émissaires du Mal pour les subjuguer et donner aux humains un exemple édifiant et une raison d’espérer. L’imagination, ainsi que la sensibilité de l’acteur et du public, sont encore, là bas, réceptives aux images et aux valeurs religieuses.
Comme nous l’avons déjà signalé, avant la représentation, deux acteurs exécutent une danse d’un caractère purement religieux pour attirer la faveur de la divinité. Souvent, avant de commencer son maquillage, l’acteur passe des heures dans un temple, méditant et priant la divinité et son guru (le Maître qui lui a appris son art) de l’assister dans l’épreuve qui l’attend.
Tout homme est sensible aux images et aux symboles élaborés par une tradition séculaire de la civilisation dans laquelle il vit : ils ont le pouvoir de mettre en branle son imagination et d’éveiller les couches les plus profondes de son subconscient. L’acteur Kathakali, conditionné dès son plus jeune âge, puise à la source, féconde du point de vue artistique, du « mystère » religieux, et enveloppe toute action d’un flux de sacralité jaillissant de son subconscient.
Le théâtre, aux Indes, est une reproduction, une « mimésis » du processus cosmique incarné par la danse créatrice destructive de Shiva. Les racines de ce théâtre s’enfoncent dans une religiosité chargée de significations ésotériques et d’attributs mythologiques qui échappent à notre compréhension à nous, Européens.
Au début, le Kathakali était une forme de yoga et il en garde encore, actuellement, des traits marquants. Le chela est initié par un guru au cours d’un long apprentissage non dépourvu de cruauté. Celui qui s’approche de la divinité doit s’éloigner de l’humain ; la technique devient un moyen pour atteindre la métaphysique. Cette technique est une offrande, une consécration, un processus rituel qui relève du Karma Yoga : le jeu est un acte dont la valeur réside en soi même et qui n’attend pas de récompense. La danse et le jeu sont, en Inde, une forme de prière, d’opération spirituelle, véritable processus de transmutation psychique.
« L’acteur est un initié ; il a été entraîné depuis son enfance, sous la rigoureuse tutelle de son guru, à agir comme un médium pour lila, le sport des dieux. Il lui est rarement permis d’oublier que sa vocation est sacrée. Les couleurs du maquillage, les costumes, les coiffures, les ornements, la scène, les instruments musicaux et la lumière sont tous déifiés, et il les vénère comme il vénère les Devas et son guru. Du moment où il entre dans le vestiaire jusqu’au moment où il enlève son maquillage, il agit comme un dévot dans le temple... Le jeu, au sens que l’on donne à ce mot en Inde, n’est pas une simple dépersonnification, si parfaite que soit l’illusion obtenue. L’acteur est comparable à un yogi c’est à dire à celui qui suit le sentier du yoga (union) ou de la concentration mentale grâce à quoi le sujet et l’objet, le fidèle et la divinité, l’acteur et son personnage, se fondent en une unité » [5].
Est ce du mysticisme ? Nous, Européens, devons nous garder de juger selon nos catégories une forme d’art que seule une définition hâtive apparente à la nôtre.
« Il y avait des papillons qui avaient entendu parler de la flamme. Ils décidèrent d’en faire l’expérience. Le premier s’approche de la flamme. Le second l’effleure. Le troisième la survole. Le quatrième se jette dedans et s’y brûle. Ses compagnons voient son corps se consumer, se transfigurer, se fondre en un tout avec la flamme. Il avait vraiment connu la flamme. Mais il n’en pouvait plus raconter l’expérience ».
La vérité logique de ce conte devrait nous donner à penser et nous éclairer quelque peu sur la tradition secrète du théâtre oriental. Au Japon, en Chine, en Indonésie, en Inde, aucun guru ne vous révèlera les secrets de son art. Méfiance, mépris, intolérance ou impossibilité de communiquer quoi que ce soit verbalement ?
D’ailleurs, qui sont ces « initiés » ?
Comparer l’acteur Kathakali et un acteur européen est aussi saugrenu que de comparer Beethoven et un compositeur de chansonnettes. L’acteur Kathakali se consacre à son art dès son enfance. Après huit ans, s’il en est jugé digne [6], il devient acteur. Mais il n’a pas de salaire fixe, aucun théâtre dans lequel s’engager ; il joue trois ou quatre fois par mois, et en général les représentations sont gratuites.
Il ne vit pas, comme l’acteur européen, de son métier. De quoi vit il alors ? Il n’a pas la possibilité d’exercer un autre métier, car il consacre plusieurs heures de sa journée à des exercices en connexion avec son art. Quelquesuns deviennent gurus, ils ouvrent une école et prennent des élèves. D’autres trouvent de quoi subsister en devenant des servants dans les temples. En général, ils vivent tous dans l’indigence.
4. Le climat le plus favorable à la stimulation du subconscient de l’acteur est créé au cours de l’habillage. Le visage transfiguré par le maquillage, les bras ouverts comme pour une invocation, l’acteur se laisse habiller par deux assistants.
La similitude avec l’habillage rituel d’un prélat de haut rang est frappante. Chaque partie de son costume est passée à l’acteur qui l’effleure avec son front, la garde dans ses mains quelques secondes et se concentre avec vénération, avant de la passer de nouveau à ses assistants. Chaque phase de cette cérémonie est accompagnée de mantram, formules religieuses magiques que l’acteur répète en état de profonde concentration [7].
Le moment le plus solennel est l’ajustement de la majestueuse couronne. L’acteur la prend et prie son guru de l’assister. Puis, il élève une dernière prière à la divinité et, d’un geste résolu, il la place sur sa tête, lie les rubans qui la fixent à son cou, et le voilà prêt. Il avance vers la scène d’une démarche déformée par le costume, les jambes pliées, la tête droite, accompagné par le tintement des clochettes à ses chevilles.
5. Enfin a lieu la cérémonie du Tiranoku, le baisser de rideau.
L’acteur, sur la scène, est caché derrière ce grand morceau d’étoffe coloré tendu par deux jeunes personnes. Là derrière, il danse sur place à un rythme de plus en plus rapide.
« La danse frénétique favorise ce dédoublement de la personnalité par son rythme obsédant qui agit sur les centres nerveux et réveille au plus profond du subconscient des instincts endormis » [8].
Cette danse est accompagnée par des cris et des hurlements apparemment sans aucun sens. Ou ont ils un sens caché ou profane ?
« Dans la magie incantatrice, une formule de conjuration ou d’imprécation possède la vertu de lier à la volonté de celui qui la prononce dans les conditions rituelles (paroles, incantations, rythme) les êtres et les choses dans le monde d’en haut et dans le monde d’en bas » [9].
Nous connaissons d’ailleurs le rôle de la voix comme pure sonorité pour atteindre et modeler certaines actions physiques. Ainsi, dans certains exercices du théâtre classique chinois, les acteurs atteignent un état de paroxysme à l’aide de cris et de hurlements presque animaux.
Il est inutile de demander à l’acteur à quel point il est conscient de sa transformation. Quand j’ai posé cette question, je n’ai reçu que des réponses évasives. N’en avaient ils pas conscience réellement, ou voulaient ils me la cacher à moi, profane ?
À ce propos, on m’a raconté l’histoire de Rama et Khara.
Dans le village de Tiru Vilva Mala, en Malabar, on ne joue plus de théâtre Kathakali.
Il y a plusieurs années, au cours d’une représentation, se produisit un tragique malentendu artistique. Sur la scène, le démon Khara provoquait le grand Rama. Il le raillait, l’insultait, le ridiculisait, vantant son propre pouvoir. Khara, dans sa fureur et sa rage, semblait prêt à tout détruire, il n’était plus un acteur jouant un rôle, il était le démon lui même. Soudain, sur la scène, Rama surgit de la lampe sacrée sous forme d’éclair. Quelques secondes d’éblouissement et, aux spectateurs effrayés, apparut un cadavre, celui de l’acteur Khara gisant sur la scène. Le Dieu lui-même s’était laissé prendre par la fureur sincère de la provocation.
Avons nous vu, sur nos scènes d’Europe, un Don Juan dont la provocation ait attiré les foudres de la Divinité, et qui n’ait pu se relever pour saluer le public ?
Eugenio BARBA
(Ce texte a été écrit en 1963, après un séjour de l’auteur de six mois en Inde)" Le théâtre Kathakali ", in Bouffonneries," Théâtre d’Orient, le Kathakali, l’Odissi ", n°9, 1983, pp. 13-59. Les photos accompagnant l'édition originale ont été réalisées par Eugenio Barba lors de son séjour.)
[1] Balwant Gargi, Tieatr i taniets Indii, Mosccou, 1963. Page 61 : « Dans tout le temps de son action, l’acteur Kathakali ne dit pas un mot, mais son silence est pareil au silence des yogis, saturé d’énergies ».
[2] Des longues plumes, comme ornements des coiffures, sont utilisées aussi dans le théâtre classique chinois. Pareilles à des « mobiles », elles soulignent de leurs vibrations chaque mouvement de l’acteur.
[3] Sarla Sehgal, The dance in India, New Dehli, 1958, page 24.
[4] M. Bouisson, La magie, ses grands rites, son histoire, Paris, 1958, page 87.
[5] Bharata lyer, Kathakali, Londres, 1955 pages 25 et 26.
[6] Dans le théâtre classique chinois, les jeunes acteurs qui après plusieurs années d’entraînement, n’arrivent pas à s’acquitter parfaitement de leurs tâches artistiques, sont incorporés au théâtre comme aides de scène, assistants, mécaniciens.
[7] L. Chochod, Occultisme et Magie en Extrême Orient, Paris, 1955. Page 199 : « Dans le yoga, les mantram sont des combinaisons phonétiques dont la sonorité détermine l’éveil de certaines forces internes du yogi ».
[8] M. Bouisson, op. cit., pages 87 et 91.
[9] M. Bouisson, op. cit., pages 87 et 91.