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Le pays de la nostalgie – Eugenio Barba

Notre métier s’accompagne d’un sentiment insaisissable, dont l’essence s’appelle la nostalgie. Il se manifeste par deux variantes complémentaires : se tourner vers le passé, le revivre, l’analyser, lutter contre lui, le regretter ou l’exécrer ; et se tourner vers l’avenir en tant qu’aspiration au changement, à la recherche, à l’évasion, à l’ambition, au désir de présence et au besoin de découvrir et d’être découvert. De nombreuses langues distinguent clairement cette double nature : en anglais, nous avons nostalgia et longing, en allemand Nostalgie et Sehnsucht, dans les langues scandinaves nostalgi et længsel. Dans l’un de ses poèmes, Edith Södergran, poète finlandaise de langue suédoise, écrit « jag längtar till landet som icke är, landet, där alla våra kedjor falla » (je me languis d’un pays qui n’existe pas, d’un pays où toutes nos chaînes tombent).

Cette double nature de la nostalgie et du désir caractérise le spectateur et l’acteur. Il ne s’agit pas seulement d’un désir de revivre quelque chose que l’on connaît ou d’une aspiration à une situation inattendue de loisir ou de réflexion. Elle révèle plutôt le besoin d’une autre vie. Le pouvoir de la fiction nous fait glisser dans un temps intemporel et un espace incommensurable. Nous sommes témoins de ce qui arrive aux autres et, en même temps, nous dialoguons avec une partie secrète de nous-mêmes. Nous sommes impliqués dans ce qui se passe sur scène, mais une partie intime de nous est « ailleurs », dans une réalité que seule la magie du théâtre et la technique des acteurs sont capables d’évoquer. C’est la mystérieuse suspension volontaire de notre incrédulité, selon les mots de Coleridge. Différents désirs et obsessions s’étreignent et se fondent en un seul corps dans la partie la plus intime de nous-mêmes.

Ce corps est parfois pluriel, composé de plusieurs individus qui, depuis des décennies, entrecroisent leurs journées à travers un métier qui les rapproche et exalte leur diversité. Pour un groupe de théâtre, le passé peut devenir une force inerte ou une tension qui revitalise. La sagesse de nombreuses cultures place le passé devant nous, comme une boussole pour guider notre chemin. L’avenir est derrière nous, imprévisible et surprenant. Le passé commun est un enchevêtrement de fils qui deviennent parfois incandescents et le restent pendant des années. Alors se produit le miracle d’un groupe qui reste lumineux malgré l’âge qui blanchit les cheveux de ses membres. Un tourbillon de nostalgie nous enveloppe et nous voulons retrouver ce groupe, qu’il s’appelle Théâtre du Soleil, Atalaya, La Candelaria, Yuyachkani ou Teatro Tascabile.

Tous les désirs ne peuvent pas devenir réalité. Dans l’épilogue de notre vie, nous nous en rendons compte et nous nous demandons : cela aurait-il pu ou peut- il être différent ? Cette question nourrit la nostalgie qui continue à se manifester dans mon travail quotidien et dans les relations qu’il m’oblige à établir. La nostalgie comme fuite en avant (utopie) ou comme réflexion sur le passé (cynisme), le livre « au-delà du livre », le théâtre « au-delà du théâtre » sont des réactions et des réflexions irrépressibles, vivifiées par mon expérience d’émigré qui a perdu sa langue maternelle. Pour moi, le théâtre a été la conquête d’une présence, le droit de pouvoir parler et de pouvoir se taire, le refuge et l’aventure, la rêverie et le bon sens, le pont et le passage : traverser la mer, atteindre des époques et des pays lointains, perdus dans l’histoire ou proches dans le présent, affronter le gué glissant d’une culture à l’autre, embrasser l’incompréhensible. Et surtout, rencontrer des personnes et des voix différentes. Je sais que l’équilibre fragile entre reconnaissance et incompréhension peut soudain se désagréger et que mes pas risquent de peser sur le vide. Je peux m’effondrer à tout moment, banaliser le peu que je croyais avoir atteint et perdre « le rêve ». Comment rester gardien de son cœur et transformer en fragments de mémoire lumineuse ce qui est éphémère, ou les histoires de boue, de noblesse et de lâcheté qui nous assaillent et que nous exorcisons dans nos spectacles ?

Que de changements au cours de ces soixante années de théâtre ! Avant la révolution, tout était inspiration. Après, tout s’est transformé en faux-semblants.

Quand les nuages font changer les mots de place

Au commencement étaient les nuages. Ils sont apparus en mars 2023 dans une salle à manger que les acteurs de l’Odin Teatret et moi-même avions transformée en salle de répétition. Nous venions d’être licenciés par le directeur du Nordisk Teaterlabora- torium, l’environnement et l’institution que nous avions créés et développés pendant plus de cinquante ans : un groupe d’acteurs sans le foyer qu’ils avaient construit.

Assis là, je me suis retrouvé avec Else Marie Laukvik, fondatrice avec moi et Judy - ma femme - de l’Odin Teatret en Norvège en 1964, les vétérans Ulrik Skeel (depuis 1969), Tage Larsen (depuis 1971), Jan Ferslev (depuis 1975), Julia Varley (depuis 1976), Rina Skeel (depuis 1986), et deux jeunes nouveaux venus Antonia Cioază et Jakob Nielsen (depuis 2022).

Notre théâtre voyage, visite différents lieux et contextes. Il est important de ne pas devenir esclave de ce mouvement constant, de cette « profession de marcheur » comme l’appelaient les acteurs des siècles passés. Il est important de contredire le voyage et de le transformer en paradoxe d’un mouvement qui s’en- racine. La ferme située à l’extérieur de Holstebro, que nous avions transformée en « laboratoire de théâtre » en 1966, était l’une de mes racines.

Les historiens racontent qu’à Londres, trois jours après Noël 1598, après une forte chute de neige, James Burbage, son beau-frère John Brayne et les membres de leur troupe ont donné le premier exemple que le théâtre n’est pas un bâtiment mais les hommes et les femmes qui le créent. Le propriétaire du ter- rain sur lequel ils avaient construit vingt ans plus tôt The Theatre - premier bâti- ment utilisé exclusivement pour des représentations théâtrales - avait augmenté le loyer de manière disproportionnée. Ne parvenant pas à s’entendre, Burbage, son partenaire et les membres des Lord Chamberlain’s Men - dont Shakespeare était acteur, auteur et propriétaire à 10 % - démontent entièrement le bâtiment en une nuit, chargent les différentes pièces sur des radeaux et les transportent de l’autre côté de la Tamise, dans le sud de Londres, à Southwark, une zone ma- récageuse et insalubre. Là, ils achetèrent un terrain et construisirent le Globe Theatre, dont l’histoire est devenue l’une des origines de tous ceux qui vivent de ce métier.

Il m’a toujours été indispensable d’avoir un endroit à moi pour protéger ma liberté. C’est un réflexe conditionné de ma jeunesse d’émigré. Posséder une modeste tente bédouine a toujours été pour moi essentiel, afin que j’y puisse abriter le « rêve » qui unit un groupe. Le « rêve » n’est pas un but à atteindre, un programme à réaliser, une déclaration d’intention. Il s’agit plutôt d’une confusion émotionnelle indescriptible de quelque chose d’essentiel. Cet « essentiel » est différent pour chacun de ses membres, quelque chose d’incommunicable qui nous encourage à ne pas baisser les bras. Nous n’agissons pas sur les êtres humains par la logique et la connaissance, mais par l’exemple, la confiance et l’empathie. Le « rêve » tisse des liens dans le groupe, enracinés dans la rigueur quotidienne d’un métier et le consensus individuel d’une autodiscipline collective qui nous rend égaux. Chacun donne le meilleur de lui-même en fonction de ses possibilités et chacun reçoit la même compensation. Le théâtre est un microcosme composé de quelques hommes et femmes, mais il peut devenir une forteresse où les rêves peuvent être sauvegardés et réalisés. Lorsque le « rêve » meurt dans un groupe, l’inégalité réapparaît. Le groupe n’est pas une famille ou une commune, mais une communauté de travail fondée sur l’égalité. Chacun est copropriétaire et co-auteur. La terre appartient à ceux qui la cultivent.

En mars 2023, bien que sans domicile fixe et vivant dans le nomadisme avec mes compagnons de l’Odin, j’étais conscient de la vitalité qui jaillit de la tension vers un nouveau spectacle. Les répétitions matérialisent le « rêve » d’un groupe de manière tangible. Le processus de concrétisation est un défi à soi-même et aux circonstances de notre biographie, au passé qui nous offre ses histoires et aux conditions du présent dans lequel nous vivons.

Après plus de soixante ans de travail, je n’ai pu que répéter mes certitudes à travers les mots de l’écrivain brésilien Fernando Sabino :

De tout, il reste trois choses : la certitude que nous commençons toujours, la certitude que nous devons continuer, la certitude que nous serons interrompus avant de finir. Il faut donc faire de l’interruption un nouveau chemin, de la chute un pas de danse, de la peur une échelle, du rêve un pont, de la recherche une rencontre.

Racontez votre village et vous raconterez le monde, écrivait Tolstoï. J’ai commencé la première répétition en partant de la situation précaire dans laquelle mes compagnons et moi-même nous nous trouvions. La patience active est la qualité qui permet d’aller au-delà de l’intelligence et de trouver sans savoir ce que l’on cherche. J’ai laissé l’instinct et l’expérience identifier le thème du nouveau spectacle. C’est aussi en cela que consiste la créativité : déchiffrer et utiliser les circonstances offertes par le hasard.

Les nuages sont apparus dans la salle à manger d’Ulrik et de Rina lorsque j’ai demandé à Jan de chanter une chanson comme premier pas vers le spectacle dont nous ne connaissions pas encore le thème et le titre. De sa voix feutrée, accompagné par la guitare, Jan a entonné une mélodie populaire dans laquelle un nuage, dans le ciel clair, dessine des ombres sur le monde surpeuplé. J’ai suggéré de faire un spectacle sur les nuages.

Chacun de nous a commencé à chercher des poèmes, de la musique, des peintures et des textes en rapport avec les cirrus et les cumulus. J’ai suivi l’association d’un fleuve, fils des nuages, qui naît, grandit et s’éteint. Les fleuves habitent le monde sous différentes formes et évoquent en nous un avenir ancestral. J’ai fantasmé sur leur puissance mythique, le Nil et sa civilisation ou l’Amazone qui naît d’un ruisseau dans les Andes et génère un monde aquatique avec des centaines d’affluents. Les fleuves nourrissent les nuages dont la pluie leur restitue du ciel les eaux qui retournent ainsi à leur origine et s’évaporent à nouveau. J’ai essayé de visualiser ces métamorphoses sous forme de brouillard, de grêle, de vapeurs, de marécages et de cascades : comment les articuler dans une trame simple et exaltante qui ferait sens pour moi et pour mes spectateurs ?

Saisir l’universel dans le changement, disait Goethe. Pour y parvenir, il faut savoir comment faire, maîtriser une technique, faire grandir le processus sur deux niveaux complémentaires : l’un dirigé vers la raison qui peut perdre le fil de la compréhension et se trouver gratifiée en en identifiant un autre ; l’autre niveau implique le monde sensoriel, le système nerveux, l’imagination qui s’adresse à la dimension ineffable de notre biographie individuelle et de celle du spectateur.

Tage, un expert de Shakespeare sur lequel il avait préparé une masterclass, a fait dérailler le flux décousu de mes pensées dans une direction complètement différente. Il a cité le dialogue entre Hamlet et Polonius, immédiatement après le célèbre monologue « To be or not to be » (Acte 3, scène 2) :

Hamlet : Voyez-vous ce nuage là-bas qui a presque la forme d’un chameau ? Polonius : Par la messe ! On dirait que c’est comme un chameau, vraiment. Hamlet : Je le prendrais pour une belette.
Polonius : Oui, il est tourné comme une belette.

Hamlet : Ou comme une baleine ? Polonius : Tout à fait comme une baleine.

J’ai cherché dans Hamlet les lignes où Shakespeare parle des nuages. Je les ai assemblées comme un noyau à partir duquel j’ai développé les premières scènes d’un spectacle dont l’histoire et le sens devaient être découverts au cours des répétitions. Il est important d’« humaniser » le processus. Le spectacle grandit comme une créature vivante, avec une cohérence et un rythme qui lui sont propres. C’est un fœtus qu’il faut protéger, qui a déjà une identité et qui doit donc recevoir un nom immédiatement. J’ai baptisé le spectacle en gestation Les nuages d’Hamlet. Shakespeare est ainsi entré dans l’espace de nos répétitions et de nos esprits.

C’est le processus autour d’un texte ou d’une histoire réelle ou inventée qui décide. Ce sont ses vicissitudes qui provoquent nos réactions, et nous devons agir avec prudence sans imposer nos préjugés. Ce n’est pas nous qui cherchons les histoires. Elles frappent à notre porte, nous convainquent de les accueillir, nous prennent par la main et nous entraînent dans leur monde. Un certain type de processus créatif suppose l’abandon de nos penchants et nous oblige à suivre des détails inattendus, des propositions absconses, des malentendus et des erreurs. Ce n’est pas de la passivité, de l’aveuglement ou une foi indolente dans les coïncidences. Je poursuis une histoire encore à peine discernable avec tous mes sens en éveil, comme une mère suit les pas de son enfant qui apprend à marcher et à se frayer un chemin dans un monde inconnu.

1587 et 1968 : Christopher Marlowe ou Judith Malina et Julian Beck, Grotowski et le Bread and Puppet Theater, les jeunes auteurs anglais en colère, Ionesco et Beckett


La biographie de Shakespeare est énigmatique. Nous disposons de documents sur sa naissance, son mariage, les amendes qu’il a reçues pour ne pas avoir payé d’impôts et l’achat de propriétés grâce à ses importants revenus d’acteur et de poète. Mais nous n’avons pas une seule lettre écrite à sa femme (qui était analphabète), à ses amis ou à ses collègues. Nous ne savons presque rien de ses amitiés et de ses liens familiaux.

Rien n’est plus proche de l’expérience théâtrale de ma génération que l’arrivée de Shakespeare à Londres en 1587. Le jeune provincial de Stratford, peu expérimenté en tant qu’acteur, se retrouve dans un environnement en pleine ébullition. La ville, la troisième plus peuplée d’Europe après Paris et Naples, compte 200.000 habitants et les premiers théâtres construits quelques années plus tôt peuvent accueillir jusqu’à deux mille spectateurs. Il ne suffit pas de monter un ou deux spectacles à succès par saison et de les maintenir à l’affiche pendant un nombre raisonnable de représentations. Pour attirer le public, les compagnies doivent constamment changer leur répertoire, et donc de programme chaque soir. Les compagnies ont un appétit insatiable pour les nouvelles pièces.

Shakespeare n’avait jamais vu de théâtre. Il découvrit une plate-forme rectangulaire surélevée, s’avançant au centre d’une grande cour de la taille d’un court de tennis moderne, où les spectateurs se tenaient en plein air, entourés de rangées de galeries couvertes. Dix ans plus tôt, en 1576, le marchand John Brayne et le charpentier James Burbage avaient construit un bâtiment polygonal en bois, auquel ils avaient donné le nom inhabituel de The Theatre, évocateur des amphithéâtres de l’Antiquité. Ils y ont mis en pratique une organisation nouvelle venue du continent : les spectateurs devaient acheter un billet à la porte avant d’assister à la représentation. Jusqu’alors, les comédiens ambulants faisaient circuler leur chapeau dans le public à la fin du spectacle.

Shakespeare s’est joint à la horde de gens qui se précipitaient pour voir le Tamburlaine de Christopher Marlowe, la sensation du moment, au Rose (un autre théâtre). Cette expérience viscérale a changé sa vie. Le drame de Marlowe est l’exaltation du rêve de domination et de réussite. Le protagoniste, Tamburlaine, un pauvre berger, conquiert le monde entier grâce à sa détermination, son charisme et sa férocité. Le spectacle déborde de faste exotique - un Orient à l’Orient de l’Orient - rivières de sang, drapeaux flottants, rugissements de canons : la célébration de la volonté de puissance. Rien ne retient le protagoniste : ni la peur, ni la servilité, ni le respect de l’ordre établi de la société. Dans ce drame, toutes les lois civiles et les règles de conduite enseignées dans les écoles, les universités et par l’Église sont suspendues. Toute censure morale est levée. Les spectateurs acclamaient et applaudissaient le mépris de tout ce qu’ils avaient appris à travers les admonestations et les préceptes. Le théâtre comme oasis de liberté et d’entreprise.

Tamburlaine était interprété par Edward Alleyn, un jeune acteur de 21 ans, de deux ans le cadet de Shakespeare. Shakespeare est fasciné par la présence majestueuse et la voix claire de son pair, capable de capter l’attention de milliers de spectateurs. Il se rend toutefois compte que la magie subtile qui enchante les spectateurs ne dépend pas uniquement de l’interprétation vibrante d’Alleyn ou de la soif insouciante de pouvoir et de conquête du protagoniste. Shakespeare et les spectateurs restaient sans voix devant un aspect technique jamais entendu auparavant : le blank verse, ce flux dynamique irrésistible de vers non rimés de dix syllabes et cinq accents que Christopher Marlowe avait façonné pour son drame. Le charme de cette forme métrique était enfermé dans sa merveilleuse architecture de rythme raffiné et implacable.

Sans éclairage ni décor, dans la clarté du jour et en plein air, les spectateurs élisabéthains étaient captivés par l’effet illusionniste des acteurs et de leurs riches costumes aristocratiques qui étaient l’apanage des nobles, interdits au peuple et même aux acteurs en dehors de la scène. Ils n’avaient pas besoin d’obscurité pour imaginer la nuit, ni d’arbres en papier mâché pour voir une forêt. L’imagination était toute puissante.

Je lis tout cela et je me souviens du Prince Constant de Calderón de la Barca, le spectacle qui a rendu célèbres Grotowski et les acteurs du Teatr Laboratorium polonais en 1966. Je ressens dans mes sens l’étonnante alternance d’incantations dans le mélodieux torrent vocal des monologues de Ryszard Cieslak, l’acteur principal. La fragmentation du texte traité comme un prétexte dans un spectacle qui avait brisé la séparation spatiale entre la scène et le public, créait un cordon ombilical entre les acteurs et moi, le spectateur. Je me souviens encore de ce dont j’ai été moi- même témoin : l’énergie furieuse de l’époque, iconoclaste, subversive, dégoulinante d’indignation, de révolte et de vitalité dans les spectacles de Judith Malina et Julian Beck, Luca Ronconi, le Théâtre du Soleil, le Bread and Puppet Theater, La Mama, ou les jeunes auteurs anglais en colère, John Osborne, Edward Bond, John Arden, Harold Pinter et à Paris et en Pologne, Ionesco, Adamov, Beckett, Mrozek et Rózewicz.

Puis, après 1968, une nouvelle culture a explosé - le théâtre de groupe - avec un système de production original et une vision transformatrice du métier d’acteur. Les jeunes Marlowe et Shakespeare de notre époque se sont regroupés sur la base d’affinités idéologiques, émotionnelles, esthétiques, thérapeutiques, révolutionnaires, religieuses, éthiques et politiques.

La refonte de l’espace théâtral et des relations entre acteurs et spectateurs ainsi que la recherche de nouvelles applications du métier d’acteur dans des contextes sociaux spécifiques ont fracturé l’homogénéité de la tradition théâtrale de toute la planète. C’est le big bang d’une profession séculaire qui ne correspond plus aux critères et aux objectifs du théâtre d’art et de divertissement, ni à l’audace d’un théâtre d’expérimentation d’avant-garde. Une troisième culture avec de nouvelles manières de produire s’enracine dans l’histoire de notre métier.

Un troisième théâtre composé de jeunes poussés vers le théâtre par des besoins différents.

Toute planète théâtrale a ses zones périphériques, ses régions marginalisées, divergentes ou déprisées. Elles sont loin du centre, mais la distance ne signifie pas que ces périphéries n’ont pas conquis leur autonomie. Elles sont surtout la preuve qu’au théâtre, celui qui finit par gagner, c’est toujours l’humain : l’acteur et le spectateur.

Des détails historiques qui ne m’aident pas à répondre à la question : pourquoi Hamlet aujourd’hui ?



Shakesspere, Shakysper, Shaxpeer, Shakespeire, Schakspere, Shexpere, Shaxks- pere Shappere, Shaxberd. À l’époque du Barde, l’orthographe était traitée avec nonchalance. Il existe plus de quatre-vingts façons d’écrire son nom et lui-même n’hésitait pas à signer Willm Shakp ou Willm Shakspere.

Hamnet et Hamlet étaient des noms interchangeables en Angleterre dans les registres de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Shakespeare avait baptisé son fils Hamnet/Hamlet du nom d’un ami, son voisin à Stratford. En 1596, Hamnet/ Hamlet meurt à l’âge de onze ans dans la maison de Henley Street. Autour de son chevet, sa mère, ses deux sœurs et ses grands-parents paternels pensent au père qui est loin, à Londres, où il vit en permanence pour gagner son pain comme acteur et scénariste. Comment expliqueront-ils la maladie et la mort soudaines de son fils ? Cinq ans plus tard, en 1601, Shakespeare perd son père. Il est désormais le seul à porter le nom qui disparaîtra avec lui. Pendant sa période de deuil, il écrit L’histoire tragique de Hamlet, prince de Danemark. Il retravaille un texte existant (aujourd’hui perdu) dans lequel il avait joué le rôle du fantôme dans sa jeunesse. L’histoire d’Hamlet avait été racontée par le Français François de Belleforest qui, à son tour, l’avait tirée d’une chronique médiévale en latin du Danois Saxo Grammaticus : une histoire de meurtre et de vengeance à l’époque préchrétienne des Vikings, dans laquelle le fils avait le devoir de tuer le meurtrier de son père. Dans le Hamlet de Saxo Grammaticus, comme dans le conte de Belleforest, il n’y a pas de fantômes. Ils n’étaient pas nécessaires car le meurtre était de notoriété publique, tout comme l’obligation de se venger. Shakespeare fait du meurtre un secret. D’où l’arrivée du fantôme du père, deus ex machina, qui raconte comment il a été tué.


La première version du texte d’Hamlet a été publiée in quarto en 1603 et la dernière in folio en 1623 après sa mort. La version finale du folio est plus longue et plus complète que le quarto. Elle comprend plus de scènes et environ six cents nouveaux mots anglais avec sept longs monologues qui ne sont pas de l’action mais des réflexions intérieures. Aujourd’hui, nous le savons bien : le monologue est une technique utilisée par les personnages pour transmettre au spectateur ce qui se passe en eux.
La version quarto de 1603 correspond à la moitié du texte de la version folio de 1623, soit environ deux mille lignes - ou deux heures de présentation, durée habituelle d’un spectacle. C’est certainement la version utilisée par les acteurs. La version in-folio comprend plus de quatre mille lignes, soit quatre bonnes heures de représentation, ce qui était impossible à l’époque. Les soliloques ajoutés à la dernière version folio sont de la « littérature » conçue et ajoutée par Shakespeare ou ses amis éditeurs pour les lecteurs qui achèteront ses œuvres en tant que livres.

Toutes ces informations ne m’aident cependant pas à répondre à la question suivante : pourquoi Hamlet aujourd’hui ?

Que nous dit aujourd’hui l’histoire d’un père dont le fantôme apparaît à son fils et lui lègue la tâche de tuer et de le venger ? Quel est l’héritage que nous avons reçu de nos pères et que nous transmettrons à nos enfants ? Et si Hamlet, comme Antigone, disait : « Je ne suis pas né pour partager la haine, mais l’amour » ?

Le doute rend l’homme faible, dit le prince du Danemark. Peut-être mon erreur réside-t-elle dans ces questions : juger de la valeur ou du sens de mon existence et de mes actions en fonction de normes appartenant à la société, d’une cause, d’une utilité quantifiable ou d’une finalité du théâtre.

Nous sommes tous influencés par ceux qui nous ont précédés et par ce qui se passe dans le présent. Le théâtre, avec son histoire et ses techniques, est un fleuve. Même sans le vouloir, si on y entre, on en sort trempé.

Si le théâtre est pour moi la terre de la nostalgie, c’est parce qu’il nourrit le rêve du possible dans l’impossible, de la fantaisie dans la réalité, de l’émerveille- ment dans la banalité, de la danse dans l’immobilité. La possibilité de partager l’action avec d’autres personnes. D’où la profonde gratitude pour mes acteurs et pour tant de vivants et de morts qui m’ont appris à trouver le passage vers une énergie qui intensifie et éclaire le sens incommunicable de ma vie.

J’avance en essayant de comprendre si mon corps-esprit a de nouveau trouvé le chemin. Je m’identifie impulsivement aux actions de mes acteurs : une étreinte entre l’intellect et l’instinct, entre la discipline et le risque. Le spectacle m’est inconnu, son sens m’est inconnu. Je ne regarde pas une énigme, mais un mystère. Comme la vie.
T.S. Eliot a écrit : Chaque génération se trompe sur Shakespeare, chacune à sa manière.

Eugenio Barba