Erhard Stiefel pendant la création de L'Âge d'or (1975) © Martine Franck/ Magnum Photos
Le masque était notre discipline de base (au moment de L'Âge d'or), car c'est une forme et toute forme contraint à une discipline. L'acteur produit dans l'air une écriture, il écrit avec son corps, c'est un écrivain dans l'espace. Or aucun contenu ne peut s'exprimer sans forme. Il existe plusieurs formes mais pour en obtenir certaines, peut-être n'y a-t-il qu'une seule discipline. Je crois que le théâtre est un va-et-vient entre ce qui existe au plus profond de nous, au plus ignoré, et sa projection, son extériorisation maximale vers le public. Le masque requiert précisément cette intériorisation et cette extériorisation maximales. Un certain type de cinéma et de télévision nous a habitués au "psychologique", au "réalisme", au contraire d'une forme, donc au contraire de l'art ; on dispose les acteurs dans un décor, mais le plateau ne leur appartient plus vraiment. Alors qu'avec le masque, ils créent leur univers à chaque instant.
Les grandes traditions théâtrales, les grandes formes de jeu, utilisèrent le masque (de la tragédie grecque aux théâtres orientaux) et la musique (sauf la commedia dell'arte). Dans Richard II le musicien a répété avec nous dès le début, il élaborait sa musique d'après l'exécution des comédiens ; peu à peu sa partition s'est fixée.
Nous avons beaucoup pratiqué au Théâtre du Soleil les exercices avec masques expressifs ; pour nous, le masque constitue la formation essentielle du comédien. Dès qu'un comédien "trouve" son masque, il est proche de la possession, il peut se laisser posséder par son personnage, comme les oracles. Certains étouffent littéralement, restent sans voix, sans yeux, sans corps, annihilés par le masque. Les autres le traversent et cette traversée est douloureuse. On leur demande d'être des "visionnaires", de donner chair à des poèmes, des images, des visions ; ils doivent tenir compte du monde extérieur - celui dans lequel se passent la pièce et le spectacle - et de leur monde intérieur - celui de leur personnage.
C'est une tâche fatigante, qui ne laisse intact ni leur corps ni leur âme, une tâche athlétique, pour le corps, l'imagination, le cœur et les sens. Cette tâche est d'autant plus rude pour les comédiennes. Les hommes ont davantage de force physique et l'habitude d'utiliser leur corps, de grimper, sauter, tomber ; les femmes sont encore conditionnées par les corsets portés par plusieurs générations, un peu comme les Chinoises qui eurent longtemps les pieds bandés. Tout cela évolue vite et certaines comédiennes réussissent très bien sous le masque ; mais elles affrontent au début, et surmontent davantage de difficultés que les hommes.
Un personnage masqué est perpétuellement en crise, qu'il soit dramatique ou comique. Cependant, l'acteur peut fonctionner avec des partenaires à visage nu, au jeu plus discret, plus atténué. S'il joue lui-même à découvert dans le spectacle suivant, il commence par marquer très fort le rapport avec le public et, au bout de quelques jours, cette tendance décroît. Le rapport au public, pour l'acteur masqué, est essentiellement frontal. D'ailleurs, un auteur comme Shakespeare fait parler ses personnages au public. Si nous montions une pièce de Tchekhov, nous utiliserions différemment la discipline du masque, mais elle existerait de toute manière.
Les masques de carnaval que nous avons utilisés dans le film Molière étaient tout à fait différents. Le Carnaval est une transgression, il porte un germe de provocation mais il doit conserver un minimum de rituel et d'ordre ; s'il dépasse les bornes, il disparaît. Dans une ville, un village, il est important que les gens se regroupent, passent une année à refaire des masques de génération en génération et se préparent longtemps à l'avance à cette journée de transgression. Pour les comédiens, le masque se situe sur un autre plan, à l'intérieur d'une communication.
Au théâtre, le corps entier est masque. Quel que soit le spectacle que nous montions, nous répétons immédiatement avec des ébauches de costumes élaborées par les comédiens, avec ce qu'ils trouvent dans notre stock. Il leur vient des idées, à partir du jeu,du personnage intérieur, ils ont parfois des trouvailles qui ne viendraient pas à l'esprit d'un maquettiste. Jean-Claude Barriera et Nathalie Thomas établissent ensuite les harmonies et les volumes, affirmant les lignes esquissées par les comédiens.
On ne peut pas dire que le fait de porter un masque entraîne un rythme particulier. C'est le personnage masqué qui acquiert son rythme intérieur, susceptible de varier selon l'état ou l'émotion. On ne peut pasdire non plus que le port du masque impose tel ou tel mouvement de la tête ou du cou. On construit globalement le personnage masqué et l'on décide ensuite de la manière dont il s'exprimera dans telle ou telle situation. Pour jouer la colère par exemple, se contentera-t-il de trembler d'une main, gardant le reste du corps impassible ? Fera-t-il un bond énorme, un soubresaut de tout le corps, n'émettra-t-il qu'un souffle puissant ou frappera-t-il un terrible coup ? Il peut montrer la colère de mille manières différentes. Il peut n'agiter que la phalange de son petit doigt. À lui de choisir ce qui sera le plus efficace à la fois pour le spectacle et pour lui-même, à lui de savoir où ira son énergie, son émotion, sa passion.
Depuis Richard II et les masques articulés d'Erhard Stiefel, nous nous sommes pris d'affection pour le bois : paradoxalement, ce matériau nous paraît plus proche de la chair que le cuir - peut-être parce qu'il en est le plus loin. Stiefel a dû éviter tout résonance et altération de la voix. S'il y a modification de voix, elle doit provenir de l'acteur, non du masque.
Nous emploierons des masques dans notre prochain Shakespeare, les deux Henri IV, où deux mondes se retrouvent : celui de la Cour, tout à fait hiératique et rituel, et celui du peuple. Mais nous aurons certainement l'impression de repartir, cette fois encore, de zéro. Nous ne pensons jamais jouir d'un acquis dans le domaine du masque. Le plus grand acquis est de savoir qu'il n'y en a pas.
Propos recueillis par Odette Aslan, décembre 1982.
In "Le masque : une discipline de base au Théâtre du Soleil" (extraits), Aslan Odette, Le masque, du rite au théâtre, CNRS Editions, coll. Arts du spectacle/Spectacles, histoire, société, Paris, (1985) 1999, pp. 231-234