Les danses masquées effectuées par les moines dans la cour de leur monastère à des dates précises du calendrier liturgique constituent les représentations scéniques de la plus grande ampleur au Tibet. La mise en scène est époustouflante, les costumes sont confectionnées dans des matières précieuses et flamboient de mille couleurs, les masques sont saisissants, les accessoires utilisés sont des armes rituelles, le nombre de participants peut aller jusqu'à une centaine, la musique instrumentale et vocale y connaît des développements d'un grand raffinement. Une grande intensité émotionnelle s'en dégage. Depuis une quinzaine d'années, plusieurs groupes de moines exilés viennent régulièrement en Europe pour faire connaître au public occidental cette tradition très particulière, notamment au Théâtre du Soleil, qui a accueilli les religieux du monastère de Shechen (Katmandou) en février 2001. Et pourtant... ces danses ne sont pas conçues comme des "spectacles" par les Tibétains eux-mêmes. Elles sont avant tout des rituels, qui plus est des rituels "terribles", c'est-à-dire destinés à exorciser le mal en invoquant des divinités puissantes, rituels que les spectateurs ne sont qu'admis à regarder. C'est en fait la seule occasion pour un laïc tibétain de pouvoir observer les moines dans une pratique liturgique élaborée. A l'origine, ces danses étaient effectuées à l'intérieur des temples, et c'est probablement vers le XVe s. qu'elles devinrent publiques. Depuis cette époque, les diverses écoles religieuses tibétaines sont régulièrement agitées par des controverses portant sur la question de savoir s'il est approprié ou non de montrer ces danses à un public non initié. Les avis sont encore très polarisés aujourd'hui, malgré le fait que la plupart des grands monastères de l'aire culturelle tibétaine tiennent au moins un cham annuel.
L'histoire du cham n'est pas connue, mais elle est probablement assez ancienne. Les chroniques historiques placent son origine au VIIIe s., lors de l'édification du premier monastère bouddhiste du Tibet. Ces documents ne sont pas d'époque, nous ne pouvons donc pas attester de la véracité de ces sources. Néanmoins, certaines formes de cham existaient dès le XIe s. Le cham est indéniablement l'héritier des pratiques tantriques indiennes, mais il a aussi puisé à des formes culturelles indigènes tout comme il a inclu des éléments chinois. Il a donc un caractère syncrétique. On parle du cham au singulier, mais il faudrait en parler au pluriel, car les danses diffèrent d'un monastère à l'autre selon l'objet du rite et l'école religieuse, caractérisée par des divinités protectrices et des cycles rituels (textes et pratiques) qui lui sont propres. Un cham prend sa source dans une révélation, c'est-à-dire la vision qu'un maître réalisé en a eue dans un rêve. Il y a vu une divinité principale et son entourage, avec des attributs spécifiques et une chorégraphie particulière. Il y a aussi parfois entendu de la musique. Il rédige ensuite un manuel de danse lapidaire, incompréhensible pour quiconque n'y a pas été initié, et il confie cette vision aux moines pour qu'ils lui donnent corps. Si le texte reste le fondement de l'enseignement de la danse, seule la tradition orale de maître à disciple, de génération en génération, assure la transmission exacte du rituel.
La préparation des moines pour un cham n'est pas comparable au travail d'un acteur ou d'un danseur. C'est avant tout un exercice spirituel relevant du bouddhisme "tantrique", la forme particulière du bouddhisme qui s'est implantée au Tibet : par le biais de l'identification à une divinité, qui se fait selon des modalités très précises tenues secrètes (le tantrisme est "ésotérique" en ce qu'il repose sur une initiation et une transmission de maître à disciple), l'officiant acquiert le pouvoir de cette divinité et transforme l'environnement pour le purifier. Au niveau le plus sacré : il transforme et purifie son propre esprit. A chaque instant, la finalité religieuse de la danse est au premier plan des préoccupations des danseurs. La préparation de leur esprit par la méditation prend beaucoup plus de temps que l'apprentissage des techniques corporelles, qui se fait sous la direction d'un maître de danse (champön). La "performance" du cham consiste essentiellement en la transposition scénique d'un mandala, c'est-à-dire un diagramme schématique facilitant la méditation : c'est une image abstraite et géométrique du monde transcendant représentant la divinité principale (au centre du mandala) et son entourage de divinités mineures (aux points cardinaux). Danser un cham, c'est utiliser l'espace et le corps pour intégrer puis projeter à l'extérieur de soi le mandala d'une divinité (tantrique, puissante).
Un cham se déroule généralement en trois étapes. (1) Pendant la première étape, les danseurs utilisent le temple comme des coulisses : ils s'y préparent non seulement physiquement (en revêtant leur costume et leur masque), mais aussi, et surtout, mentalement, en méditant sur la divinité tutélaire invoquée dans le cadre de ce cham particulier : ils se transforment mentalement en la divinité ou en l'un des membres de son entourage (ils "l'amènent en eux-mêmes"). Cette ultime phase de préparation vient au terme d'une longue ascèse qui a demandé le respect d'un certain nombre d'interdits. (2) La deuxième étape est la danse elle-même, dans la cour du monastère. L'aire de danse est circulaire et sur le sol sont dessinés des signes de bon augure à la craie ou à la farine. Les moines-danseurs reproduisent dans l'espace les prescriptions iconographiques et séquentielles écrites dans le manuel de danse. La mise en scène correspond point par point au texte liturgique, qui est récité en même temps par des moines assis dans l'orchestre sur le bord de l'aire de danse. Les moines-danseurs sont, eux, masqués, et donc muets. L'orchestre monastique est composé des instruments traditionnels de la musique religieuse : tambours, cymbales, cors, hautbois, et trompes télescopiques de différentes tailles. La représentation a un aspect didactique: montrer aux spectateurs les divinités qu'ils verront après leur mort pour pouvoir les reconnaître, donner à voir la transformation des turbulences psychiques en énergie de compassion et de sagesse, etc. Les diverses actions rituelles culminent dans la danse des "chapeaux noirs", personnages qui tirent leur nom de la coiffe symbolique qu'ils revêtent. Leurs prédécesseurs sur l'aire de danse avaient pacifié la terre, donné des offrandes et appelé des bénédictions, etc., leur rôle est à présent de mettre à mort les forces obstructives, symbolisées par une effigie en pâte (linga en sanskrit), au moyen d'un couteau rituel et grâce à leur identification à une divinité particulièrement violente. Malgré la solennité hiératique de tous ces personnages et de leurs activités, il faut toutefois souligner qu'un cham contient toujours de nombreux éléments comiques. Des "clowns" (atsara) parodient en permanence la démarche des divinités ou s'amusent à jouer des tours aux spectateurs. Cette alternance entre le sérieux et l'ironie, le sacré et le profane, le formalisme et sa mise à distance, est une composante essentielle du cham. D'abord, pour des raisons pédagogiques : les clowns montrent l'opposé du pratiquant idéal, ils exagèrent les écarts faits par rapport au chemin spirituel. Confrontés à leur propres manquements, les spectateurs rient d'eux-mêmes et sont renforcés dans leur motivation à suivre le chemin. Ensuite, et de manière plus fondamentale, parce que nous sommes dans un contexte de bouddhisme tantrique : le sérieux absolu est une barrière à l'illumination ; il faut aussi se rappeler à tout moment que ces danses elles-mêmes ne sont qu'un spectacle doué d'irréalité ; et enfin, au bout du chemin, pour un pratiquant réalisé, une manifestation divine n'a pas de "saveur" particulière, sérieuse ou satirique - elle est, sans que les hommes puissent la trouver plus ou moins à leur goût. Certains cham contiennent en outre des saynètes proprement dramatiques, par exemple des extraits de la vie du saint Milarepa (XIe s.). Le cham se conclut par un rite d'exorcisme avec la mise à feu d'une effigie géante à l'extérieur du monastère. (3) La dernière étape est la conclusion du rituel. Elle se tient à l'intérieur du temple, quand les moines se déchargent de leur "rôle"en enlevant leur costume selon un rituel précis.
Les aspects proprement religieux du cham viennent d'être soulignés. Toutefois, il reste qu'en lui-même, un cham est aussi un événement social important (une dimension qui n'est évidemment pas présente lorsque le cham est donné en Occident). Les bienfaits générés par le cham ne servent pas qu'aux moines eux-mêmes, mais à toute la communauté des laïcs qui est venue le regarder. La représentation est avant tout un puissant rite d'exorcisme qui permet de préserver la paix et la prospérité de la région entière. Les nuisances concrètes qui affligent les laïcs (la mauvaise fortune individuelle ou collective, les "souillures" symboliques, etc.) sont aussi purifiées. C'est pourquoi un cham est le plus souvent donné à la veille du nouvel an, pour faire table rase des mauvaises influences de l'année écoulée. C'est aussi l'occasion, pour les religieux, de redemander le soutien financier de la population locale et, pour les spectateurs, de renouveler la confiance qu'ils accordent à la protection spirituelle de la doctrine et des moines qui la perpétuent. Ils expriment leur dévotion, reçoivent les bénédictions générées par le rituel et vont une nouvelle fois à la "rencontre" de leur foi (rendre hommage à une divinité se dit "rencontrer la religion" en tibétain).
Isabelle Henrion-Dourcy