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La voix étrangère, la plus profonde, la plus antique

 

François NOUDELMANN : Les pratiques esthétiques impliquant la référence à l’étran­ger sont parfois une manière d’interroger l’étrangeté de notre propre culture et de témoigner qu’elle n’est pas monolithique. Mais cette présence de sources dites exo­gènes — et le mot « exogène » pose peut-être un problème parce qu’il implique l’origine, la source — conduit à peser le statut de ces références. Comme dans le vocabulaire poli­tique lorsqu’on parle d’intégration, d’assimilation, n’y a-t-il pas des risques de dilution de ces sources sous forme d’exotisme ? Tambours sur la digue, la pièce que vous avez créée avec Ariane Mnouchkine, semble une œuvre particu­lièrement réussie de ce point de vue, par un emprunt très fécond à des traditions asiatiques, échappant à l’orientalis­me. Pourriez-vous dire quel est le sens de cette référence à l’Orient, qui n’est pas nouvelle, bien sûr, dans votre travail. Est-elle différente de votre référence à l’Inde ou au Cambodge ? Quelles ont été vos inspirations, vos sources, et leurs modalités de traitement ?

Hélène CIXOUS : Est-ce que je peux tourner autour de ce que vous avez dit ? Déjà au départ, la création théâtrale avec le Théâtre du Soleil, articule, croise des pra­tiques dont la différence intense est facteur et producteur — facteur comme on parlerait de fac­teur d’instruments de musique — d’une forme d’étrangeté qui ne viendrait pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. J’ai le sentiment, lorsque je travaille avec Ariane et avec le Théâtre du Soleil, que nous sommes déjà en train de déplacer, de faire des déplacements, nous nous déplaçons nous-mêmes les uns vers les autres, puis vers une étrangèreté dont je ne pourrais pas dire si elle est du dehors ou du dedans. Je crois qu’il est très important de ne pas couper ou de ne pas opposer. Pour moi, quand je vais travailler au Théâtre du Soleil, eh bien je vais à l’étranger. Je vais d’abord à l’étranger de moi-même et à la rencontre d’un certain nombre de pratiques artistiques ou de sys­tèmes de vision qui à leur tour, chacun chacune — par exemple la musique, le travail d’Ariane­ sont des mouvements de s’étranger soi-même. C est vraiment un monde particulier que ce théâtre. En suis-je ?

Tout à l’heure vous avez utilisé les mots intégration et assimilation qui pour moi retentissent d’une manière extrêmement intense et consé­quente politiquement. Je crois qu’on ne peut pas faire l’économie de notre rapport à la scène poli­tique en ce moment — jamais — et plus particulière­ment en ce moment. Moi venant d’Algérie et étant déjà en Algérie à l’origine dans une division, dans une dissociation, puisque ma famille maternelle venait, en contraste, d’Allemagne, d’Europe, Nord et Est, j’ai toujours été extrêmement sensible à ce qu’on appelle dans l’espace français — ce sont des formes idiomatiques —  intégration et assimilation. Sur la scène politique française, je me suis tou­jours dit que c’étaient là des mots lourds, dange­reux et pas nécessairement bienfaisants. Je le sentais quand j’étais petite en Algérie, dans la politique d’exclusion qui s’appelait intégration ; il faut dire que l’exclusion s’est souvent appelée intégration. Et puis ça a continué ici. Je suis tou­jours mortifiée et je me sens très proche en ce cas des Algériens, des Beurs, je suis mortifiée par l’impensé autour de ces termes-là, qu’en même temps je ne peux pas rejeter, puisqu’ils remontent à une origine dont nous dépendons tous, à la Révolution française, à la question de la République, etc. Donc une pratique française de l’encerclement, de l’avalement, de la digestion mal faite, puisque ça ne marche pas, de tous les éléments — vous avez utilisé le mot exogène tout à l’heure — enfin tous les éléments  « étrangers » qu’on voudrait faire un, qu’on voudrait assimiler : voilà l’assimilation — je la pense toujours en termes de digestion mal faite.

Ça c’est un problème spécifiquement français. Pourquoi est-ce que j’en parle ? D’abord parce que, encore une fois, nous avons affaire à ça en permanence ; ensuite parce que la réponse théâ­trale est d’une certaine manière — ou disons l’art du théâtre tel qu’il est pratiqué, et en particulier au Théâtre du Soleil — est aussi une réponse, même si ça n’est pas conçu comme tel ou théori­sé de cette manière, à cette espèce de grande scène qui est la scène française dans la scène uni­verselle, où il y a des pratiques qui, au fond, sont destructrices, des altérations, des étrangetés, qui ne sont pas des étrangetés de l’étranger, mais qui sont les nôtres mêmes. Ce sont ces impropres du propre à quoi nous avons à faire.

Alors il se trouve que par chance, une série de chances — d’ailleurs je pense que le théâtre a affaire avec la chance et avec le hasard —, le Théâtre du Soleil se constitue en permanence, puisqu’il se reconstitue sans cesse, il se revit, se ranime et se ressource d’une grande quantité de courants, dont aucun n’est proprement français, même si, encore une fois, tout ce que je vous dis là est une observation d’une pratique et pas une mise en place d’une théorie. Mais je crois que c’est l’essence du théâtre, ça. Je crois que si c’est de manière si insistante au Théâtre du Soleil, si les facteurs étrangers, les agents, parmi lesquels les acteurs et ensuite donc, la visée que vous avez désignée tout à l’heure sur laquelle nous revien­drons, c’est-à-dire la référence au loin dont on a dit que c’était l’Orient, si tout cela est ainsi, ce n’est pas parce qu’Ariane, par exemple, n’est pas proprement française, que je ne le suis pas non plus, etc., ni Jean-Jacques, le musicien, qui est partiellement un romanichel. Je crois que c’est le théâtre qui veut ça, c’est que le théâtre ne peut être que ça, que le théâtre est toujours, essentiel­lement, structurellement, définitionnellement — puisque vous parlez de lieu dans l’espace - lieu de votre revue — à la porte, il est en ban-lieue, il est au ban de la ville, il ne peut pas être dedans. Il ne peut pas non plus être loin. Il est toujours à la sortie, au seuil et dans une situation intérieure/exté­rieure, qui se touche évidemment, de déconstruc­tion de l’enceinte, du rempart. Et pas autrement ; je veux dire : il n’est qu’ainsi. Et quels que soient les théâtres les plus grands dans la tradition théâ­trale, à partir de quoi de toute façon le Théâtre du Soleil a toujours travaillé, on retrouvera toujours ça, c’est-à-dire une déconstruction du rempart. Les plus belles pièces de Shakespeare sont des déconstructions de rempart, sont des falaises, des remparts qui s’effondrent. Encore une fois, tout ce que je vous dis là — c’est ma façon de songer, ou de me promener dans un après-coup, parce que ça n’est pas théorisé au Théâtre du Soleil ; c’est vécu.

Pour revenir à Tambours, ça a été une immense surprise pour moi. Dans l’histoire du travail au Théâtre du Soleil, avec Ariane on a commencé par Sihanouk — mais il faudrait à chaque fois faire l’histoire de chaque pièce — chaque fois quand on commence, on commence comme des enfants. C’est-à-dire qu’on ne sait pas, on a envie de s’amuser gravement. Et puis arrive quelque chose qui n’est pas prévu. Sihanouk n’était pas prévu, c’était autre chose qui était prévu. Chaque fois on a refait la même expérience, de penser qu’on allait dans une direction, puis d’aller dans une autre direction, mais si on se retourne — on se dit : « Tiens c’est étrange quand même. » Alors on voit d’abord qu’il y a une sorte de chemin avec des étapes, et que, bien sûr, il y a une persistance de la référence à l’Orient. Cet Orient s’appelle Asie pour Ariane. Quant à moi, quand je suis arrivée là pour travailler, j’avais une culture de théâtre, mais au fond je n’avais pas du tout de désir particulier. D’abord j’étais dépassée largement par l’immensi­té des projets. Et mes Orients, si je peux dire, étaient intérieurs et ils étaient très loin de ce que faisait Ariane ; c’était, disons, le plus orienté ou le plus oriental c’était l’Egypte de Freud. Enfin j’étais complètement du côté de cet étranger remuant qui est l’inconscient. Et puis, j’ai été entraînée, poussée, incitée par la pratique d’Ariane qui, elle, venait d’Asie ; toute jeune elle a été chercher le théâtre en Asie, ou bien le théâtre l’a appelée, de telle manière qu’elle s’est retrou­vée en Asie à pied, traversant tous les pays pen­dant plus d’un an, en se disant qu’il fallait qu’elle obéisse — un petit peu comme dans les quêtes de Hesse, c’est-à-dire qu’on est obligé d’aller là-bas. Et pour elle, c’était une évidence.

Plus tard j’ai suivi sans savoir parce que je n’ai pas compris tout de suite que cette Asie, qui pou­vait apparaître comme réaliste était en fait le nom de l’autre monde qui est celui du théâtre. Et j’ai obéi à l’appel, et c’est seulement plus tard que j’ai compris que l’Asie « réelle », si je peux dire, était porteuse pour le théâtre dans la mesure où, contrairement à ce qui nous arrive, c’est-à-dire la mondialisation de l’Europe et des Etats-Unis, de la part américaine du monde, l’Asie a gardé d’une manière étonnante, son enfance vieille, sa vieille enfance. Quand vous allez dans les pays, soit sur-­développés comme le Japon, soit sous-développés comme l’Inde, même si c’est un pays ultramoder­ne maintenant, tout d’un coup vous recevez ce que nous avons, nous, au contraire, mis de côté, mis dans des armoires, oublié, qui est complète­ment interrompu, c’est-à-dire il-y-a-trois-mille-­ans, c’est-à-dire l’Antiquité-aujourd’hui. Et cela maintenu en vie au présent — en Inde c’est évi­dent, il suffit d’y aller. Pour moi l’Inde, c’est une expérience bouleversante où vous êtes accompa­gné, vraiment, vous avez à votre droite et à votre gauche la vie et la mort inséparées, une mytholo­gie d’une intensité absolument inimaginable qui est perpétuée par des dieux, par des divinités qui sont là, à table, avec vous tout le temps ; ça produit des effets qui peuvent être des effets négatifs, de violence, de brutalité, de cruauté archaïque, en particulier en Inde, à la place des classes, de la lutte des classes ou de la lutte des formes sociales occidentales qui donnent la mondialisation, on a encore les castes qui continuent à fonctionner d’une manière meurtrière. Mais d’un autre côté, il y a le berceau du monde, c’est-à-dire vraiment les premières images de l’univers, qui sont vivantes, qui sont là, qui sont en plus articulées, proférées d’une manière extraordinairement poétique par les habitants les plus humbles, puisque les dieux sont à votre table.

Ce que Hölderlin cherchait ou ce dont on a tout le temps parlé, ou ce que la philosophie a évoqué en se référant en particulier à la Grèce, vous l’avez là-bas vivant tous les jours. Encore une fois, c’est paradoxal, parce que ça s’accompagne de faits qui peuvent être négatifs, mais il y a aussi un positif. Ce sont des aubes, des aurores de l’humanité qui, d’autres part, maintenant en Inde, ont leurs équivalents modernes. Je pense à la façon dont les Indiens ont adopté l’informatique, les technologies contemporaines — ils sont les champions de cela mondialement, d’une certaine manière — ce sont les autres dieux, mais ce sont des dieux technologiques.

Alors on comprend que le théâtre, qui ne peut pas être sans les dieux, qui a besoin des dieux, de Dieu, trouve ses images, trouve ses visions dans les pays où ça vit encore. Je vous dis : le Japon c’est pareil. Vous allez au Japon, un pays qui rivalise avec le plus avancé de l’Occident dans ses productions technologiques ou culturelles, et en même temps côte à côte les tissus japonais, les rites, les temples sont partout. Ce sont des civilisations qui n’ont pas eu le destin de séparation absolue d’avec les mythes — je préfère dire les mythes, parce que les religions, en fait, dans ces pays-là, sont à la fois terriblement puissantes, mais en même temps tout à fait fantasmatiques, ou terriblement puissantes en Inde ou l’hindouisme est, comme vous le savez, dans une relation de désir d’anéantissement avec l’islam. Même chose entre Inde et Pakistan, c’est à la fois fondateur et destructeur. Mais à l’intérieur de ces religions vivent des fictions qui sont pleines de rêves, qui arrivent à intégrer tous les éléments du monde, tout ce qui peut se passer, aussi bien historiquement que du point de vue de l’inconscient, même si ce ne sont pas du tout les mêmes catégories que les nôtres, sur un mode qui poétise le monde. Ça, nous ne l’avons plus du tout. Ce que nous avons, nous, en Occident, ça n’a aucune poésie, c’est terrible, c’est du côté du pouvoir, un pouvoir avide, asséché, insatiable et sans ressource fictionnelle, c’est ce que nous voyons en politique, et dont seule la psychanalyse si elle existe peut rendre compte, c’est-à-dire à qui la psychanalyse pourrait encore rendre un petit peu d’esprit mythologique.

Alors si je me retourne et que je vois ce que nous avons fait, je me rends compte que chaque fois, nous avons été chercher nos métaphores, parce que le théâtre c’est ça, c’est une relance d’une réflexion sur le politique, mais sous ses formes métaphoriques, et à chaque fois ça s’est produit du coup presque nécessairement en passant par cette Asie, dont je veux bien que ça s’appelle l’Orient, parce que pour moi, effectivement, l’origine de l’Asie c’est l’Orient, c’est le mien, celui avec lequel j’ai vécu quand j’étais petite et qui est resté très proche.

Ce qui s’est passé et ce que je constate, et que je trouve tout à fait passionnant, c’est qu’au fond nous nous sommes éloignés de plus en plus — et je m’en réjouis — d’une Asie, qu’il faut prendre comme mère des métaphores, sous la forme réa­liste. D’ailleurs je suis gênée, je suis menacée par le réalisme — tout le monde l’est. Quand j’écris, je crains la puissance de réalité des référents. Et chaque fois que j’ai écrit, je me suis repliée, j’étais effrayée et menacée par la force de frappe du référent réaliste. Je n’ai pas voulu aller, par exemple au Cambodge, avant d’avoir fini d’écrire. Je disais toujours à Ariane : « Si j’y vais, je ne peux pas écrire. À ce moment-là, je serais envahie par... » Et j’ai fait la même chose pour L’Indiade. J’étais aussi en repli, j’ai eu d’énormes difficultés à forer des galeries sous l’Inde — l’Inde infinie, ce grand pays-monde — pour retrouver un peu de poé­sie. Et la dernière fois qu’on s’est mises en route vers le spectacle à venir, comme Ariane était encore orientée vers l’Asie et vers l’Inde, j’ai dit : « Je ne veux pas y aller. Je sens que je ne pourrai plus lutter, résister — enfin mon esprit poétique, disons, ne pourra plus — parce que je vais à nou­veau prendre trop d’Inde  ». Et puis heureusement, on a glissé, parce qu’on glisse, on métonymise — et on s’est tournées, presque accidentellement, vers une autre étrangeté, c’est-à-dire la virulence de la nature, les déluges, les signes de destruction mondiaux qui apparaissent comme des phéno­mènes naturels, alors que ce ne sont pas des phé­nomènes naturels, ce sont des phénomènes natu­rels qui sont favorisés, causés, engendrés par le culturel, par le politique. « Et nous nous sommes tant hâtées que voici que nous sommes arrivées » à Tambours, vraiment presque accidentellement, mais ça m’a donné une joie extraordinaire. Ce qui s’est passé, c’est ceci : il y avait à ce moment-là des inondations en Chine ; on n’a pas besoin d’al­ler en Chine pour voir des inondations, il y en a toujours eu. Mais en fait, l’inondation en Chine qui existe depuis toujours — ça fait trois mille ans que la Chine lutte contre des inondations qu’elle cause —, est devenue tout de suite une figure, ça s’est concrétisé très vite sous une forme de fable qui dit simplement : « Voilà une inondation qui va détruire le monde, rêvons autour de ça. » D’abord il y a de ça dans la Bible. Des inondations qui détruisent l’univers, on en a toujours eues. C’est même la façon dont les dieux se défendent contre les êtres humains. Dont ils effacent la mécréation. Pour recommencer « de plus belle ».

On ne s’est pas dit ces choses-là, parce que quand on travaille théâtralement, on travaille uni­quement sur des visions, sur des métaphores, sur des scènes. Et le mécanisme, dont il était ques­tion, et qu’on n’a jamais nommé, c’était le méca­nisme même de l’auto-immunité, tel que dans Foi et Savoir et ailleurs Derrida l’a développé et à quoi il se réfère de plus en plus, c’est-à-dire l’autodes­truction paradoxale de ses propres défenses, la destruction de soi dans le mouvement même de la tentative de protection de soi. Ce que nous voyons tout le temps. Même ici aujourd’hui, sur les scènes politiques de la France, toutes les his­toires d’élection, ce sont des histoires d’autodes­truction, d’auto-immunité. On court au suicide — et c’est le mystère. Je me suis toujours posé la question, quand j’étais petite : « Comment se fait-­il que les gens choisissent le mal donc leur mal au lieu du bien ? » C’est quelque chose qui attire, qui étrangement est en activité dans l’âme humaine et qui est terrifiant. On le sait, en amour on le fait. Politiquement ça prend des proportions gravissimes, ainsi malheureusement le 11 Septembre et environs est aussi un phénomène de ce genre, mais on pourrait le traduire. Et c’est ça aussi le théâtre, c’est traduire, ou qu’il y ait passage entre quelque chose qui serait mondial, un phénomène qu’on verrait sur grand écran comme la grande scène politique, et son équivalent dans l’autre intrigue qui accompagne toujours le grand écran : la même chose, mais à l’intérieur d’un cercle d’individus, qui se passerait entre un petit nombre de personnes, soit dans la structure familiale, soit dans une structure amoureuse, etc. Le théâtre fonctionne avec deux miroirs qui se renvoient et se redoublent et qui sont métaphore l’un de l’autre.

Avec Tambours, finalement, ce qui a été merveilleux, c’est qu’on a — et je dirais par une série de hasards, mais de hasards qui évidemment viennent d’une longue, longue, longue recherche — d’une part, on a obéi aux lois du théâtre, on avait donc cette espèce d’énorme projet mondial, mais d’autre part on s’est débarrassées de ce qui entrave finalement la création. Ce qui est toujours gênant — je ne sais pas ce qui va se passer pour le prochain spectacle — c’est que nous, nous avons des cartes d’identité en nous — Ariane de son côté, moi de l’autre — des cartes d’identité : des passeports, des systèmes d’origine qui alourdissent le travail.

Or Ariane m’avait dit une fois, très vite, ayant une sorte d’intuition : « Écoute, et si pour nous alléger, nous délester de tout ce qui serait réaliste, référent, ce n’était pas toi qui écrivais la pièce ? Tu te rappelles le fameux poète, le vieux poète chinois qui s’appelle Hsi Xou ? » J’ai éprouvé un moment de bonheur, je me suis dit : « Alors là, tout va bien. » Si ce n’est pas moi, tout va bien, c’est l’autre. C’est exactement ce dont on parlait tout à l’heure, c’est-à-dire l’étranger avec lequel on entretient un rapport fabuleux, ludique — d’ailleurs, le Théâtre du Soleil avait écrit ça au début — dans une lettre-circulaire au public. Et depuis ça me persécute toujours il y a des gens qui n’ont pas compris que le vieux poète Hsi Xou, c’était quand même Hélène Cixous. Je vois parfois des papiers qui circulent et qui disent que c’est une traduction du célèbre poète — ça ne les a pas gênés du tout — ou une adaptation. Alors les gens cherchent l’origine. « Quelle est la pièce que vous avez traduite ? » Ca m’énerve un peu quand même. N’empêche que c’était un coup de génie, parce qu’à ce moment-là ça m’a donné une liber­té extraordinaire.

Et du coup, on a coupé les liens avec tout. Par exemple, avec ce vieux poète Hsi Xou, que tout le monde connaît bien sûr, on n’est plus obligé d’obéir à l’identité, à l’identification. Donc ce n’est pas la Chine, ce n’est pas la Corée, ce n’est pas le Japon, ce n’est pas le XIe siècle, ce n’est pas le XIIIe siècle, ce n’est pas le XVe siècle, mais on fait semblant. Et ça, c’est l’art du théâtre. « Et si on jouait à » ? On est dans le comme si pur, qui est la littérature même. Mais ce comme si, des spectateurs ont voulu l’assigner — or c’est désassigné, c’est déraciné et ça devient la fable même, mais sans origine.

Dans le travail, ça a donné des conséquences tout à fait inattendues. La troupe est partie — tout le monde. Ariane a donné à chacun une bourse qui permettait d’aller se frotter en Asie, là où ils vou­laient ; les comédiens et les techniciens, les musi­ciens, tout le monde est parti en Asie là où ils vou­laient ; en Inde, en Corée, en Chine, à Taiwan. Enfin, ils ont fait comme il leur plaisait pendant deux mois. Pendant ce temps-là, j’étais exacte­ment de l’autre côté, c’est-à-dire à Chicago, où j’enseigne. Et je suis allée dans les livres. Par chance, parce que les Etats-Unis sont beaucoup mieux fournis, du point de vue des bibliothèques, que nous, j’ai eu accès tout de suite à ce dont j’avais besoin et facilement. En douce je me suis reportée au monde du nô — vous savez que c’est une découverte très récente, que l’Occident a découvert le nô très récemment, que le nô a été entendu et petit à petit apprivoisé au début du XXe siècle. Et ce sont les Anglais et les Américains qui l’ont fait, ça a commencé, à l’Ouest, à soulever aussi bien Yeats que Pound pour enchanter Britten.

J’avais déjà une connaissance aussi étendue que possible, c’est-à-dire très limitée parce qu’il y a peu de choses en France, du nô. La préhistoire de cette connaissance remonte, je le note, à mes recherches joyciennes — donc il y a quarante ans — au cours desquelles j’avais lu les traductions de nô d’Ezra Pound. Et là, j’ai baigné dans tout ce que les États-Unis ont comme archives dans ce domaine. (Maintenant on publie beaucoup en France, mais c’est récent). C’est un matériel abso­lument merveilleux. J’ai trouvé des volumes de commentaires linguistiques qui permettent de comprendre que la linéarité économique apparen­te du nô, que nous avons en traduction inévitable­ment, ressemble beaucoup à quelque chose qui relève d’une pratique textuelle que nous avons, ici en France, lorsque nous sommes en texte propre­ment dit. Je pense aux pratiques les plus modernes de la langue, qui ont peu cours, que ce soit aussi bien Proust, Derrida, Rimbaud. Ou Hsi Xou. On a une tradition polysémante en France qui est très puissante, mais qui est au fond mino­ritaire par rapport à la masse de ce qui est publié en « littérature ». On doit découvrir comment les Japonais entendent du nô, comment l’économie textuelle est telle que, s’ils ont dix lignes très res­serrées, grâce au travail sur soi de la langue, ça représenterait, si on le développait et si on rendait tout, cent fois plus. Comme pour le travail textuel qui est le nôtre. Donc il faut savoir ça aussi. Cette densité est une densité irradiante.

Et puis découvrir que Eisenstein a été formé par le nô, et que ses écrits à la fois sur le théâtre, sur le cinéma et sur le nô sont d’une beauté absolument merveilleuse. Alors on comprend — enfin moi en tout cas — tout d’un coup, je relisais le cinéma d’Eisenstein à travers ses écrits bouleversants de génie. Et on comprend qu’une image gros plan en apparence est en fait comme un petit morceau de nô, c’est-à-dire qu’elle envoie des effets, elle a une immense portée dramatique et textuelle — la beauté de ses textes visuels est empruntée au nô.

Et je me suis mise à écrire en ayant des fils très simples. Mais je n’ai rien dit de tout ça à Ariane ; je faisais mon travail dans mon coin. Puis quand je suis rentrée, elle a commencé à répéter avec ce que j’avais esquissé. Et peu après j’étais encore dans mon coin, elle m’a dit très vite, dans les quinze jours qui ont suivi : « Tu sais, on va faire des essais avec des marionnettes ». Intérieurement, j’étais ravie, sans rien dire à nouveau. Et je me suis dit : « c’est étrange, parce que bien sûr, le nô comme le kabuki ne peuvent se concevoir que comme marionnette. » Mais au moment où Ariane a dit ça, on n’était pas du tout équipées pour la marionnette, on était lourdes, mon texte était trop lourd, il avait trop de mots. C’était impossible, c’était comme si on s’était dit : « Tiens, tu vois, ce camion, c’est un papillon. » On n’y arrivait pas du tout.

Il nous a fallu beaucoup, beaucoup de temps, à l’une et l’autre, pour arriver à cette légèreté qui, du point de vue du travail de la mise en scène et des acteurs était introuvable tant que le processus n’avait pas été découvert. On a enfin compris que les comédiens ne pouvaient pas se transformer en marionnettes eux?mêmes — qu’ils y arrivaient une minute. C’est l’histoire de la marionnette de Kleist, ils y arrivaient une minute et puis perdant la grâce en essayant de répéter ils redevenaient des comédiens. Donc il a fallu pouvoir penser des choses à quoi on résiste de toutes les manières : par exemple pour arriver à la forme finale où les marionnettes-interprétées-par-des-acteurs sont portées par des maronnettistes-Kyogens, il faut doubler la quantité de comédiens de la troupe. D’abord on se dit : « Ce n’est pas possible, on n’a pas assez de comédiens, il faut engager, doubler... » Enfin, des rationalisations inquiètes et justifiées.

En même temps, même dilemme pour le texte : là il ne fallait pas du plus, il fallait du moins, du moins, du moins. Du plus, du plus, du plus de corps transfiguré, du moins, du moins, du moins de texte. Et tout ça dans la peine, parce que, chaque fois — le théâtre étant toujours d’abord une pratique — , chaque fois on a une vision et on se dit : « Non, non, non, il faut arriver là, mais il faut des fusées qu’on n’a pas. » Tout est comme si finalement on avait été en train de distiller, depuis Sihanouk, la machine du théâtre pour arriver à l’autre bout du monde, et non pas simplement à quelque chose qui serait d’une modernité révolu­tionnaire qu’on n’avait jamais vue, mais de façon plus apocalyptique à l’essence même du théâtre. Je me retournai, et me dis : « Quand je pense qu’on avait déjà une marionnette dans Sihanouk, qui était le père de Sihanouk. » C’était déjà une marionnette, déjà c’était un comédien qui était une marionnette. Chaque fois qu’on a fait une avancée, qui en même temps était pour moi la chose la plus bouleversante au monde dans les pièces, c’était qu’on repassait par l’âme?marion­nette de l’acteur. D’une certaine manière, Gandhi était une marionnette dans L’Indiade. Dans La Ville parjure on a d’abord essayé de faire travailler des petits garçons — de vrais petits garçons en chair et en os — pour représenter les petits garçons morts. Finalement sont arrivées des marionnettes. Et moi j’en pleurais d’émotion. J’ai travaillé sans arrêt sur le mystère de la marionnette comme l’étranger en moi, en vous, qui en même temps est, si on peut dire, le plus propre de l’homme. Et cette marionnette, elle est à la fois l’âme, et en même temps elle a une valeur politique qui est infinie. Déjà Shakespeare le dit, puis tout le monde suit : la tragédie c’est ça, c’est de décou­vrir que les êtres humains sont manipulés. Et qu’ils ont, vus de Dieu(x), la dimension d’une mouche. Le petit et le grand, voilà le théâtre. Soit qu’on imagine qu’ils sont manipulés par les dieux chez les Grecs, par le destin, par des puissances supérieures, soit qu’ils soient eux-mêmes leurs propres manipulateurs, persécutés de l’intérieur par des « puissances-autres ».

Ainsi allait-on vers « ça » vraiment sans comprendre ce qu’on était en train de faire. Mais le comble, ça a été que quand Ariane a trouvé — et c’était triomphal du point de vue de la physique, si je puis dire — quand elle a trouvé la nécessité d’avoir des porteurs qui avaient fait tout le tour du monde en venant des kyogen chez les Japonais, à ce moment-là il y avait quelque chose qui ne marchait pas : je veux dire que les personnages volaient. Résultat de cette trouvaille dont vous avez vu encore une trace au cinéma, où en effet les acteurs étaient délestés de leur poids et atteignaient le vol. Oui, ils arrivaient à voler — évidemment ce vol était produit par d’autres, par le relais que vous avez vu. Mais ce qui est beau, c’est qu’on oublie l’aspect technique du manipulateur — c’est beau aussi quand on voit du bunraku : des marionnettes petites comme ma main sont manipulées par des personnages voilés sur scène, qui, eux, sont énormes, c’est-à-dire grands comme nous. Or on ne voit plus que l’âme. Ce qu’on voit c’est l’âme. La figure de l’âme.

Et là on s’est cassé la figure ! parce qu’il restait le poids de la voix. Pendant assez longtemps, des semaines, Ariane a essayé de faire parler les comédiens comme des marionnettes. Le Marionnette est une langue inouïe. Une marionnette parle le marionnette. Voilà qu’il fallait trouver la voix marionnette, le chant de la marionnette, il fallait une ultime mutation sur laquelle on a buté jusqu’au moment où, — chacun entraînant l’autre par contrainte, par nécessité, par urgence — j’ai allégé le texte parce qu’en fait, une marion­nette ne peut pas parler beaucoup. Son souffle est court et saccadé. Donc je me suis retrouvée ame­nuisant le texte, tandis que les acteurs étaient poussés à inventer leurs voix de marionnettes. Ça a été très problématique : il s’agit d’aller chercher — mais où ? — la voix étrangère qui est en même temps la voix la plus profonde, la plus antique.

Voilà un peu l’histoire de cette recherche qui s’est faite à tâtons tout le temps. Je me suis dit : « à force de voyager nous voilà arrivés à l’origine. »

C’est-à-dire au plus intérieur, au plus intime, au plus primitif qui est en même temps le plus sophistiqué, le plus raffiné, qui demande le plus d’humilité — disons que c’est une miniaturisation. On part de la grandeur nature et on va jusqu’à la miniature qui est le noyau, le nain sublime du théâtre. Mais ça, on le trouve, comme je vous disais, dans le noir, à l’aveuglette, c’est-à-dire que ce n’est pas quelque chose qui a été visé ; c’est quelque chose qu’on trouve en allant d’erreur en erreur.

 

Hélène CIXOUS

“La voix étrangère, la plus profonde, la plus antique” (Extrait d’un entretien réalisé avec François NOUDELMANN le 6 juin 2002 à Paris)     Rue Descartes, n°37, “L’étranger dans la mondialité”, Revue du College International de Philosophie, PUF, septembre 2002, pp. 111-119