Le passé militaire de la Cartoucherie.
Le Bois de Vincennes est l'unique vestige d'une immense forêt nommée Lanchonia Silva et qui jadis entourait Lutèce. D'abord propriété de l'église, il devient propriété de la Couronne au XIème siècle. On le fait alors clôturer de larges murailles, on l'approvisionne en gibier et on construit un petit manoir à l'emplacement d'un rendez-vous de chasse. C'est le point de départ du Château de Vincennes qui va être longuement apprécié par la cour, avant qu'elle ne se déplace à Versailles sous l'avènement de Louis XIV.
Au XVIIIème siècle, les murailles qui encerclent le Bois de Vincennes sont abattues tandis que l'armée s'installe dans le château. Il est alors transformé en arsenal militaire et devient, sous le règne de Napoléon Ier, le plus important de l'Empire durant la campagne de Russie. L'armée développe progressivement un polygone d'artillerie comprenant un atelier de poudre, des unités de cavalerie, des champs de manoeuvres et des casernes. Cette zone de servitudes militaires, d'une superficie de 440 ha, se situe dans le prolongement du château, elle divise le Bois de Vincennes en deux parties inégales et elle est intégralement encerclée de barbelé.
En 1860, l'Etat fait don du Bois de Vincennes à la Ville de Paris avec pour mission de le transformer en lieu de promenade publique. Les conditions du départ de l'armée ne sont nullement évoquées à cette occasion et le Bois de Vincennes est alors intégré au 12è arrondissement de la capitale.
En 1871, durant l'écrasement de la Commune, l'atelier des poudres est détruit lors d'une mutinerie, un groupe d'irréductibles préférant se saboter et mourir par explosion plutôt que de rendre les armes. Les ateliers contiennent alors 10.000 kg de poudre ainsi que 400.000 cartouches, la détonation est entendue jusqu'au cœur de la capitale et il n'y a aucun survivant.
En 1874, la Ville de Paris - propriétaire du Bois de Vincennes - autorise donc la construction d'un nouvel atelier de poudre plus connu sous le nom de Cartoucherie de Vincennes. Cette usine militaire regroupe des ateliers pyrotechniques où de nombreux civils - hommes et femmes - fabriquent de la poudre et assemblent des cartouches.
C'est ici que l'on produit les charges explosives nécessaires sur le front de la guerre mondiale de 1914-18 et c'est également de là que sont tirés cent coups de canon pour l'inauguration de l'Exposition Coloniale organisée en 1931 au Bois de Vincennes.
Durant la seconde guerre mondiale de 1939-45, le parc militaire est occupé par l'armée allemande, il est en partie détruit par les bombardements durant la Libération et la Cartoucherie est alors désaffectée.
Durant la guerre d'Algérie, l'armée et la préfecture de police la transforment en Centre d'Identification de Vincennes, centre de rétention destiné aux natifs d'Afrique du Nord et plus spécialement aux Algériens : " On regrettera qu'au centre même de la plaine de jeux soit encore installé un camp d'une superficie de 2 hectares et demi entouré de fils de fer barbelés qui est utilisé par les services de la préfecture de police comme centre de triage pour Nord-Africains " (Pierre Néron, Bulletin Municipal Officiel du Conseil de Paris, 05/07/60, p. 367/371).
Ainsi, au mois d'août 1958, Paris connaît le plus grand nombre d'actions du Front de Libération Nationale qui sont principalement menées dans le 18ème arrondissement, mais qui incluent également une attaque armée du Centre d'Identification de Vincennes. Ce centre de rétention a effectivement été très actif, notamment lors de la répression sanglante des manifestations pacifistes du 17 octobre 1961 initiées par le F.L.N. suite au couvre feu à l'encontre des Algériens prononcé deux semaines plus tôt par Maurice Papon, alors préfet de police à Paris. On sait aujourd'hui que cette répression a été prolongée durant des semaines dans différents lieux d'incarcération. Ainsi, le 6 novembre 1961, une commission de trois députés (André Chandernagor, Ahmed Djebbour, André Mignot) se présente sans prévenir au Centre d'Identification de Vincennes et découvre que 1.500 Algériens y sont toujours retenus : " Dans un immense baraquement, un très grand nombre d'Algériens sont parqués, par carrés, à même le sol. Beaucoup d'entre eux sont blessés et n'ont pas reçu de soins. Les policiers de garde ne sont pas très fiers. (...) Après cette visite, les trois députés ont rendez-vous avec Maurice Papon qui tient à les voir. Il leur assure que les traces de coups et de violence qu'ils ont constatées sont la conséquence de la répression effectuée pendant les manifestations. Il défend qu'elles puissent provenir de violences commises après coup " (Jean-Luc Enaudi, La Bataille de Paris 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991, p. 226/227). Le Centre d'Identification de Vincennes est en activité jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962.
Ce n'est qu'à la fin des années soixante que l'armée libère définitivement l'ancien polygone d'artillerie. Parmi les différents équipements militaires laissés à l'abandon, la Cartoucherie est une sinistre caserne en ruine, dissimulée dans le Bois de Vincennes et vouée à la destruction : elle est alors investie par des prostituées et par des “bandes de jeunes en blousons noirs”. C'est à cette époque que la Ville de Paris envisage la restauration de l'ancien parc militaire. Un premier projet porte sur la création d'une immense cité olympique, mais cette éventualité est stoppée par les multiples actions de l'Association de sauvegarde du Bois de Vincennes. Un second projet porte sur la création du Parc Floral qui ouvre effectivement ses portes en avril 1969 et qui se trouve juste à côté de la Cartoucherie.
La Cartoucherie devient un ensemble théâtral.
C'est durant l'été 1970 que le Théâtre du Soleil, désespérément à la recherche d'un lieu de travail qui ne soit surtout pas un théâtre, découvre la Cartoucherie grâce à Christian Dupavillon. La troupe s'y installe de façon provisoire au mois d'août afin d'y répéter 1789 La Révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur dont la création se fait à Milan en novembre. De retour à Paris après un véritable succès, le Théâtre du Soleil décide d'aménager la Cartoucherie afin de pouvoir y jouer son spectacle. Jeanine Alexandre-Debray, responsable du Parc Floral, autorise cette installation alors même qu'elle n'est pas habilitée à le faire. L'ampleur du chantier est considérable : les murs et le sol sont crasseux, les vitres sont brisées, les gouttières sont bouchées, les toitures sont détériorées et il n'y a ni électricité, ni téléphone, ni alimentation en eau courante. Les membres de la troupe réalisent eux-mêmes les travaux - sans aide de la Ville de Paris ni du ministère de la Culture - et deviennent tour à tour maçons, peintres, plombiers, charpentiers, vitriers, électriciens, zingueurs ou menuisiers. La troupe est en mesure de pouvoir y jouer son spectacle à partir du 26 décembre 1970 : les spectateurs prennent ainsi pour la première fois le chemin de la Cartoucherie, à la recherche d'un lieu mystérieux et dissimulé dans les bois. C'est en hiver, la neige et le brouillard sont également au rendez-vous, la vision nocturne de la Cartoucherie est très austère, le bâtiment occupé par le Théâtre du Soleil n'est pas chauffé, mais la chaleur et la force du spectacle motivent un public qui ne cessera de grandir... Ainsi naît le Théâtre du Soleil en tant que nouveau théâtre parisien et la Cartoucherie en tant que lieu possible pour le spectacle.
De 1971 à 1973, quatre autres troupes s'installent à la Cartoucherie : au printemps 1971, Jean-Marie Serreau - qui a débuté dans le théâtre en 1938 comme élève de Charles Dullin - y crée le Théâtre de la Tempête ; au printemps 1972, Antonio Díaz-Florían - qui a débuté en 1966 comme régisseur du Théâtre de l'Epée de Bois - s'y installe avec l'Atelier de l'Epée de Bois ; à l'automne 1972, Tanith Noble - qui a débuté en 1969 au sein du Bread and Puppet Theatre de New York - y crée l'Atelier du Chaudron ; puis, au printemps 1973, le Théâtre de l'Aquarium - qui a débuté en 1964 en tant que troupe universitaire de l'Ecole Normale Supérieure fédérée par Jacques Nichet - s'installe à son tour à la Cartoucherie.
La transformation de cette ancienne usine militaire en ensemble théâtral est donc une expérience intuitive puisque cinq lieux y sont créés de façon progressive et non préméditée. Elle est également une pratique militante puisque ces cinq troupes ne reçoivent aucune aide publique pour cette installation. Enfin, elle est une entreprise collective puisque la récupération de ce lieu a nécessairement provoqué une solidarité entre ses occupants. Bien que ces cinq troupes n'ont ni le même âge, ni la même pratique, au moment où elles s'installent à la Cartoucherie, elles ont néanmoins pour points communs : de vouloir contribuer activement au renouvellement de l'art théâtral, de ne pas disposer d'un lieu de travail, de ne pas chercher à prendre place dans l'institution et de ne pas être inspirées par le traditionnel espace théâtral à l'italienne.
Durant de nombreuses années, la Ville de Paris a refusé la création d'une telle cité du théâtre sur son territoire. Ainsi, dès la création du Parc Floral à la fin des années soixante, les terrains occupés par la Cartoucherie étaient destinés à la création d'une piscine olympique. Puis, à partir de 1974, la Ville de Paris a décidé d'y construire un Marineland et ce projet n'a été abandonné qu'en 1978. Durant toutes ces années, les cinq théâtres de la Cartoucherie ont toujours payé un loyer à la Ville de Paris, mais sans qu'aucune garantie ne leur soit donnée pour l'avenir. Ce n'est qu'en 1985 que des contrats de location ont enfin été établis et que la Ville de Paris a réalisé des travaux de réhabilitation donnant à la Cartoucherie l'aspect chaleureux que nous lui connaissons aujourd'hui.
Joël CRAMESNIL
Texte écrit pour ce site en janvier 2004.