"Sanko-Jo", masque de Nô (Japon), exposition de la collection d'Erhard Stiefel au Théâtre Garonne, Toulouse, 2012.
Formule attribuée à un des premiers Maître sculpteur de masque de Nô
Vers 1960, j’ai fait une escale au Japon lors de mon « tour du monde ». La manière de vivre de ce pays si différent du mien m'a surpris et profondément ému. Au cours d’autres séjours, j'ai pu découvrir les arts et la culture japonaise, qui m’accompagnent depuis, et m’ont formé. Séduit par la beauté des masques de Nô, j’ai longtemps été persuadé que la connaissance de ce qui est considéré au Japon comme un art majeur de la sculpture, était exclusivement réservée aux japonais. Je n’imaginais pas être un jour en contact avec cet univers fermé, auquel on ne m'a d’ailleurs initié que beaucoup plus tard dans ma vie.
Le Nô, inséparable du Kyôgen, est exercé par plusieurs « Maisons », ou familles, structurées en tant qu' Écoles, dont l’origine remonte au Moyen Âge. Dès sa création, il s’est institué sous la forme d'un système réglé, hiérarchisé, gardé secret, et exclusivement transmis de manière héréditaire. Chaque « Maison » est dirigée par un Yemoto1, responsable de célébrer et de perpétuer la tradition reçue de sesancêtres. Parmi eux, Le Yemoto héréditaire des fondateurs du Nô, est le principal responsable, et le garant de la pérennité de ce système pyramidal.
La transmission et l'apprentissage du Nô et du Kyôgen commence dès l’âge de quatre ans. Tout un environnement entoure le garçon désiré par toute la famille et dont le destin est tracé. Les observations que j'ai pu faire auprès d'une famille avec qui j'ai des liens privilégiés depuis des années, m'ont permis de constater que c’est par exemple au grand-père que revient le privilège et la responsabilité de commencer la transmission et l’initiation de son petit-fils. On m'a dit que cette relation profonde et protectrice met l’enfant à l’abri d'éventuelles tensions inutiles avec son père. Elle permet aussi au grand-père de se remémorer ses débuts et lui impulse un élan de fraîcheur qui fait le bonheur de l'ensemble de la famille.
L’enfant destiné à devenir danseur,chanteur, acteur, évolue au fil des degrés de son apprentissage rigoureux et de sa pratique. Tout au long de sa vie, il est entouré par une structure riche et savante qui lui permet d'évoluer, palier par palier, et d'enrichir son répertoire selon les règles ancestrales de son École, qui font la richesse et la spécificité de sa Maison. Des représentations sont spécialement organisées dans un théâtre de Nô, devant toute la famille et une assistance d'initiés, témoins bienveillants dont le soutien fait partie de la réussite de cette cérémonie.
Chaque élément du Nô, dont les masques, est un art indispensable pour constituer la beauté d’un ensemble harmonieux. Dans l'exceptionnelle histoire des masques créés au Japon, ceux du Nô sont une évolution logique et un aboutissement exceptionnel, issus de la pratique et de la connaissance de leur sculpture par des artistes de génie.
De nombreux masques issus de formes de spectacle antérieures au Nô, conservés dans des temples, sont dans un état surprenant compte tenu de leur existence plus que millénaire. Protégé par les plus hautes instances, ils témoignent par leurs formes, leurs formats et leurs styles, de l’existence d’un art admiré et vénéré au Japon.
Dans les années 1990, j’ai pu rencontrer Nagasawa Ujiharu (1912- 2003), un sculpteur de masques de Nô en exercice. Trésor National Vivant dans ce domaine, il enseignait à de nombreux élèves. J’ai compris à cette occasion que beaucoup de masques réalisés par le maître et ses élèves de tous niveaux étaient acquis par des collectionneurs et des musées ; is n'étaient pas destinés aux acteurs de Nô.
J’ai compris ensuite que les masques utilisés aujourd'hui sur scène sont les Honmen, c’est-à-dire les masques créés par les plus illustres sculpteurs de masques à l’origine du Nô. Ces cent cinquante masques environ, sont la propriété des Maisons de Nô. Ils ont été catalogués en tant que trésors de la culture japonaise depuis longtemps. Leur date de création est connue et, chose rare dans l'histoire des masques, leurs auteurs sont parfaitement identifiés. Il est pratiquement impossible de voir ces masques d'origine ailleurs que sur scène, et les acteurs qui en sont responsables tout au long de leur vie, ne les transportent jamais hors du territoire japonais.
J’ai eu la chance d'avoir des garants pour entrer en contact avec les Maisons de Nô et de Kyôgen. Les principaux responsables des familles ont très longuement testé mon désir et mes compétences, avant de me permettre d'accéder à leurs masques au fur et à mesure de mes visites. Ainsi, j’ai eu le privilège exceptionnel, rarement accordé, d'observer de près pratiquement tous les masques originaux. Au cours de séances de plusieurs heures en compagnie du propriétaire et gardien momentané de ce grand héritage pour les générations futures, j'ai vécu des moments intenses et insoupçonnés, provoqués par la profonde observation humaine contenue dans ces objets d'art.
Il est impossible de saisir à première vue toutes les subtilités et nuances de ces chefs d’oeuvres car ils ne nous sont pas familiers... Les faces intérieures des masques, par exemple, ont une grande importance. La façon dont elles sont sculptées fait partie de l’harmonie avec l’autre face de l'objet donnée à voir. Les créateurs ont laissé à l'intérieur de leurs masques des traces de coupe d'outils très personnelles, comme une sorte de signature.
Ces masques d'origine ont plusieurs siècles d'existence. Ils ont été marqués et même endommagés par le temps et leur utilisation. Plusieurs ont même disparu. On les utilise dans leur état. La nécessité et l’obligation de bien conserver chaque masque a permis de développer un véritable savoir-faire de la manipulation. Fixer le masque au visage de l'acteur, le poser, le glisser dans son enveloppe de conservation d'origine puis dans sa boîte, requiert des gestes sûrs, précis, et établis.Tout comme on ne touche pas un tableau, il est évidemment interdit de toucher la surface peinte d'un masque, car elle est considérée en elle-même comme un acte artistique.
Au fil du temps, des maisons de sculpteurs traditionnels se sont formées pour continuer à exercer et transmettre leur art de la sculpture de masque. Les sculpteurs ont façonné des répliques de ces masques originaux, pour permettre à chaque École de Nô d'acquérir les masques nécessaires à la constitution d'un ensemble complet pour la pratique du Nô. Une fausse nuance, la moindre imperfection n’était pas acceptable. Les sculpteurs ne devaient pas varier l’aspect, ni changer le contenu du masque. Mais tout en se souciant d'être à la hauteur et de s'approcher des Honmen de la façon la plus fidèle, ils ont imprégné à leurs répliques des variantes subtiles, pratiquement imperceptibles, qui ont redonné des « impulsions de vies »
aux masques. Incités à être à la hauteur de leurs ancêtres, ils réalisaient un acte nécessaire pour pérenniser leur art. Cette pratique s'est éteinte d'elle même, lorsque suffisamment de répliques de ces masques d'un niveau de connaissance poussé à un degré indépassable, ont été sculptées pour que le Nô vive.
Les créateurs de masques de Nô sculptaient dans du bois de cyprès japonais spécialement choisi. La face de leurs masques étaient enduites d'une poudre de coquillage liée à une colle de peau de poisson. Les premiers grands sculpteurs de masques avaient chacun leur manière de traiter la surface de leurs créations. Cela revenait à réaliser un acte de peinture durant lequel il n’était jamais question d’hésiter. En observant leurs traces de pinceaux portées sur la surface de ces masques, on sent à quel point ces artistes étaient dans un état de concentration absolu pour accomplir leur action. Leurs masques constituent l'unique exemple au monde porté à un tel niveau de complexité et de qualité esthétique, qui ne se révèlent pleinement que lorsqu'ils s'animent au moment de leur apparition sur scène.
Malgré les multiples épreuves de leur histoire, les masques de Nô ont survécu comme « par miracle ». Alors que la survie du Nô n'a jusqu'à nos jours jamais été assurée, il continue d’avoir lieu grâce à l'application par les différentes Écoles, de leurs conventions fondamentales et protectrices conçues par leurs fondateurs. Ces éléments de compréhension me sont arrivés au fur et à mesure. Ils ont profondément fait évolué mon regard sur les masques. Grâce à eux, j'ai aussi compris qu'un masque peut être un véritable chef-d’oeuvre de l’art.
Erhard Stiefel
Propos recueillis et mis en forme par Claude Dessimond, 15 septembre 2017.
1 Kiyokazu Kanze, héritier de Zeami, est le 26ème Yemoto de la Maison Kanze, et le principal responsable du Nô.