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L'Acteur oriental | Georges Banu


Par-delà sa diversité, le théâtre oriental révèle un « modèle » d'acteur encore lié au sacré, porteur de signes et héritier d'une tradition, qui fascine souvent l'Occident.

Les formes empruntées par les spectacles en Orient sont multiples et variées : kathakali en Inde, opéra chinois, nô ou kabuki au Japon, théâtre balinais, etc. Pourtant, si l'on accepte provisoirement de sacrifier les spécificités et les différences, il est possible de dégager des constantes par lesquelles l'acteur oriental s'oppose à son double occidental : tous deux semblent formés pour des pratiques opposées et, en règle générale, leur art s'exerce dans des directions divergentes.

 

L'inscription dans une tradition

Les « théâtres de l'Orient » ont presque tous été rattachés, à l'origine, à des rituels et maintiennent cette dimension sacrée : théâtres qui s'adressent à des dieux et exigent une parfaite maîtrise du langage physique afin que la communication s'accomplisse dans les meilleures conditions. Celle-ci, en effet, ne saurait être soumise aux aléas du hasard ni parasitée par la subjectivité ; elle demande que le dialogue s'exerce sans accident ni brouillage. L'acteur se donne ici avant tout comme un intermédiaire approprié et l'exercice de son art se soumet à cette vocation, qui rehausse son statut et en même temps le charge d'une très haute responsabilité, celle d'être à la fois un messager et un légataire, investi d'une charge artistique aussi bien que sacrée, qui le dépasse, sa vocation visant à la sauvegarder et à l'accomplir fidèlement. Il est donc un acteur « traditionnel » au sens où sa mission consiste à procurer du plaisir aux spectateurs grâce à la préservation d'un héritage et à la perfection d'un art. Et ce que le public salue, c'est justement cette tension entre les deux termes : le même explicite et le différent discret.

Ainsi se présente-til, le plus souvent, en possession d'un vocabulaire de signes qui constituent presque un langage, où la communication et le plaisir se relient et lui sont consubstantiels. Ces signes aussi bien que leur enchaînement sont le fruit d'une longue élaboration qui, à partir d'un certain moment, a cessé de se développer pour constituer une tradition passant d'un acteur à l'autre, chacun étant appelé à apprendre, à maîtriser et à transmettre ce legs dont il est le dépositaire. Il s'agit de s'inscrire dans une chaîne de générations, de la poursuivre autant que de la préserver. L'acteur n'est donc pas seul, il n'invente pas à proprement parler, il s'érige en bon conducteur de ce qui vient du passé vers le présent tout en s'efforçant d'éviter toute déviation, d'échapper à toute dégradation. Son art se place sous le signe de la conservation correcte. C'est pourquoi, en Orient, l'art de 1'acteur s'appuie sur la mémoire qui remonte aux temps anciens. A partir de cette base « première » peut éclore, comme dirait Zeami, le grand maître du nô, « la fleur » actuelle.

 

Un « hiéroglyphe vivant »

Dans ce contexte, l'acteur oriental se trouve au centre de la création théâtrale, et s'épanouit sur un plateau entièrement polarisé autour de son art. Il n'est pas un élément parmi d'autres, mais la poutre maîtresse de ces spectacles complexes. En même temps, sa force provient du fait qu'il se présente comme maître de plusieurs arts afin de procéder à leur permanente alternance, dans un syncrétisme de moyens qui s'épanouissent tout au long du spectacle, sur fond d'espace vide, dépouillé : plateau de jeu entièrement soumis à la gloire de l'acteur paré de costumes hautement décorés, acteur maquillé ou masqué, corps théâtralement exalté. Cette tension entre l'espace nu et le corps surexposé focalise le regard sur l'acteur et ses performances.

Par là, l'acteur oriental se distingue de l'acteur occidental, a priori associé à la transmission d'un texte. Le premier est moins l'interprète d'un personnage que le porteur des signes anciens qu'il s'emploie à manier avec un maximum d'art. Son jeu a à voir avec la danse, et nettement moins avec le texte et les mots ; et c'est pourquoi le théâtre occidental qui souhaitait s'affranchir de la domination du texte (de Meyerhold à Mnouchkine) l'a érigé en référence privilégiée. Pour lui, ce qui compte, c'est surtout la perfection du rendu scénique des signes sans cesse repris de génération en génération. C'est seulement dans le contexte de cette préalable ascèse de soi qu'ensuite le grand acteur peut faire apparaître son génie propre. Il ne s'exprime que par-delà la technique et le contrôle extrême du corps. Son pouvoir de fascination tient aussi à son aptitude à alterner les arts scéniques, à assurer la transition du chant et de la récitation à la danse, et ceci de manière constante, des heures durant. Une telle attitude entraîne naturellement un déficit d'identification au personnage, lequel, ici, se trouve sans cesse « présenté », « montré » à un public qui lit les signes et se réjouit de l'enchaînement savant des registres.

L'acteur oriental est « physique et plastique », pour paraphraser une formule célèbre d'Antonin Artaud. Mais, en même temps, il apparaît comme un « hiéroglyphe vivant » : la suite des signes et les combinaisons proposées forment une écriture plus ou moins abstraite où persistent certains résidus du concret - les signes ne sont pas entièrement arbitraires ! - et où la calligraphie des corps fluides procure au spectateur la satisfaction d'un sens qu'il déchiffre tout autant que celle des sens qui l'enivrent de splendeurs dévoilées. Ici tout vise l'art auquel les corps parviennent grâce à l'extraordinaire complexité des parures déployées et des langages mobilisés. Sur la scène orientale, rien n'est organique, tout est soumis au régime de l'art avec ce que cela implique comme artifice et comme contrôle.

 

Quand le corps se fait art

Tout, en effet, sur une scène orientale, se soumet aux exigences de la beauté. Certes le réel, réduit au minimum, persiste et se laisse détecter par des spectateurs experts, mais ce qui domine c'est la splendeur des tissus, le faste des couleurs, l'insolite des maquillages. Cette beauté n'a rien de trompeur, elle se présente comme un fait théâtral, comme un artifice appelé à séduire les humains autant que les dieux. Ici, la scène se montre réfractaire à toute immixtion réaliste, à tout élément directement emprunté à la vie, à toute gestualité courante.

Le plus souvent (sauf dans les formes profanes, comme le kabuki), l'acteur s'accomplit d'ailleurs sur la surface neutre d'un plateau. Son entraînement a été élaboré en fonction de cette « liberté » de l'espace au sein duquel il doit se mouvoir et s'orienter comme un écrivain sur une page blanche. L'occupation de l'espace, les lois qui régissent les déplacements, la géométrie des trajets..., tout cela tient de l'invisible mais en même temps participe à la logique scripturale qui commande les rapports de l'acteur à l'étendue du plateau, où le nombre des pas est compté et la longueur des traversées prescrite. Il est appelé à intégrer ces exigences incontournables afin de bouger selon la loi ancienne sans jamais sacrifier le dynamisme présent des énergies, de ces forces plus qu'humaines qu'il se doit de capter, de restituer dans toute leur tension sans pour autant en paraître prisonnier.
L'acteur oriental, on le voit, se place au centre de l'espace qu'il anime grâce à son corps entraîné, à des accessoires précieux, à des masques étonnants. Il est porteur de tout un apparat théâtral qui, grâce à lui, s'accomplit.
Pour cela, il soumet son corps à des exercices rigoureux car son expression sur le plateau ne se contentera jamais d'être simplement « naturelle ». Tout concourt à le présenter comme un « corps d'art » jamais soumis aux règles de conduite quotidienne. Eugenio Barba le définit comme celui qui élabore un« corps extra-quotidien » où l'équilibre semble à chaque fois menacé et les mouvements régis par des tensions inconnues au comédien occidental.

Cet acteur qui emploie des moyens à première vue suspects de produire de l'incohérence finit toujours par fournir une image soutenue grâce à l'énergie dégagée par son jeu et sa présence. Chez lui, captive toujours l'équilibre instable entre mobilité et immobilité, dans la mesure où il apparaît souvent comme une statue qui s'anime. D'où l'organisation de ses performances visant à l'arrimer au sol et une incroyable variété de gestes et de déplacements. Ainsi s'applique-t-il à respecter ces fondamentaux innés du théâtre qu'Ariane Mnouchkine appelle les « règles » du théâtre, que l'Orient, plus que tout autre champ théâtral, a découverts et exploités.

Ce déséquilibre toujours surmonté mobilise l'attention d'un public qu'il n'ignore nullement, bien au contraire (il s'adresse même directement à lui à l'occasion). Car contrairement à l'acteur occidental, l'acteur oriental assume toujours la présence des spectateurs. Il joue pour eux, adopte l'adresse directe ou s'expose tel un objet d'art que les yeux experts admirent, pour des raisons plastiques le plus souvent. Placé frontalement à la salle, il érige celle-ci en partenaire assumé. Mais s'il se donne à voir, dans la plupart des cas c'est bien encore une fois en tant qu'intermédiaire entre le profane et le sacré que la salle le perçoit et le respecte. Aussi le public le salue-t-il par des applaudissements épars et qui ne le font nullement revenir sur scène pour saluer une deuxième puis une énième fois, comme dans les théâtres d'Occident.

 

L'apprentissage d'une seconde langue

Loin de ne se fier qu'à son seul talent, l'acteur oriental est le résultat d'un processus d'éducation engagé dès le plus jeune âge, d'une maturation progressive. Dans le théâtre traditionnel, la formation débute très tôt au point que bon nombre d'acteurs ne se souviennent pas de leur première apparition sur un plateau. Ils appartiennent souvent à des familles d'acteurs, et leur apprentissage démarre presque en même temps que celui de la langue : l'acteur oriental finit donc par manier le langage théâtral avec une aisance égale au maniement de sa propre langue maternelle. Les mécanismes linguistiques et les techniques du jeu acquièrent donc chez lui un même statut, et, habité par cette science infuse, il joue comme il parle. Mais, sauf exception, il ne sera jamais polyglotte. C'est le propre des acteurs traditionnels de « parler une seule langue ». Ils sont gardiens et prisonniers d'un rôle et de ses signes.

Encore faut-il préciser que la pédagogie des maîtres ne s'exerce pas de manière indistincte dans les écoles ou centres d'enseignement. Elle est associée à un lieu sacré et à la tradition qui s'y exerce ou à une famille dont l'héritage se transmet de père en fils. L'éducation s'appuie sur ces bases : en dehors d'elles, personne ne peut accéder au statut d'acteur admis à exercer pleinement. Ce cloisonnement garantit le sérieux de la formation qui, ici, le plus souvent, rime avec initiation.

Mais en même temps, un véritable culte de la hiérarchie permet aux comédiens de monter vers le sommet d'une pyramide dont l'autorité ne sera jamais ébranlée. À cette évolution s'en ajoute une autre, et certains textes indiquent à l'acteur la manière d'intégrer le passage du temps et d'assurer la transition entre les âges.

Il reste que dans la mesure où il veille à ce que le langage appris et les signes transmis ne se détériorent pas, sa vocation, à l'opposé de celle de l'acteur occidental, consiste à intégrer et à cultiver le langage spécifique de son art avant de chercher à s'exprimer directement lui-même. Sa présence personnelle ne peut s'immiscer dans le langage ancien soigneusement repris que de manière dissimulée, discrète, imperceptible. Elle apparaît comme une « prime » propre à l'acteur d'exception. Cela exige, implicitement, la constitution d'une assemblée de spectateurs experts capables d'identifier la perfection anonyme de l'ancien et la subtile présence du nouveau, de l'individuel. L'acteur oriental ne s'exprime qu'à travers des signes anciens qui, selon Brecht, fonctionnent comme de « larges vêtements » laissant tout de même une marge de liberté.

 

La tentation de l'Occident

L'élégance, beaucoup l'ont dit (Meyerhold, Artaud, Brecht, Mnouchkine), définit le jeu de l'acteur oriental, dénué de toute vulgarité (même lorsqu'il aborde des sujets quotidiens, comme dans ces farces avec ivrognes du kyôgen japonais), de toute laideur parasite, de tout désordre ou expression personnelle intempestive. Seul l'art règne ici, et tout se jauge à partir de ses critères, de son accomplissement qui, toujours, est lié à la maîtrise de l'interprète ainsi qu'à son avancée dans l'âge. Car si l'élégance est d'abord une exigence technique, elle devient ensuite un horizon de perfection qui ne s'atteint qu'une fois l'orgueil éteint, lorsque les gestes se ralentissent, lorsque les signes se raréfient, lorsque le corps s'assagit. L'acteur oriental s'améliore au fur et à mesure que son élégance initiale s'accompagne d'une dépossession de soi. Devenu pure présence, il atteint alors à la beauté suprême des vases que l'on admire pour leur ancienneté aussi bien que pour leur fragilité.

Mais la fascination que l'acteur oriental exerce sur l'Occident tient surtout à ce que, au croisement des arts, entre théâtre, danse, chant et peinture, il affirme l'impureté des commencements où les arts ne se sont pas encore dissociés et en même temps s'affiche comme un artiste en pleine possession de son langage ; il n'est pas, on l'a dit, voué à lui seul, mais s'inscrit dans un cycle ; il ne se contente pas de son corps, il le forme et le transforme ; il ne se montre pas démuni, mais, tout au contraire, apparaît comme exalté grâce à l'accumulation des costumes, décors, gestes qui, ensemble, font de l'artifice le propre de son « jeu » dégagé de toute emprise mimétique.

Tout au long du XXème siècle, nombreux furent les grands réformateurs de la scène occidentale qui ont approché l'acteur oriental avec passion, voyant en lui l'incarnation de leur vœu de renouveau du jeu développé en Europe, jeu principalement fondé sur le rapport au texte et le recours privilégié au visage et à la psychologie. De Sadda Yacco à Mei Lan Fang, du théâtre balinais au kathakali, de l'Opéra de Pékin au nô ou au kabuki, il a fini par se constituer en une sorte de modèle mental, véritable horizon d'attente pour tous les insatisfaits du théâtre occidental, de Meyerhold à Brecht ou Artaud et de Grotowski à Mnouchkine ou Barba, qui ont pu s'appuyer sur la matérialité de son art pour conforter leurs projets et envisager leurs réformes.

Ainsi l'acteur oriental a-t-il été convoqué comme argument polémique dans le grand procès intenté au théâtre occidental, dans le cadre d'une stratégie du « détour » qui permettait ensuite de mieux revenir à l'acteur occidental : celui-ci en est sorti amélioré, renforcé, transformé.

 

Georges BANU
"L'acteur oriental", in Textes et Documents pour la Classe

"L'art du comédien", n°897, 1er juin 2005, scérén-cndp, pp. 18-21