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Jean-Jacques Lemêtre au fil de l’autre/Hélène Cixous

Ce que nous cherchons dans les voyages et dans le rêve d’amour, sans même le savoir, ce que nous espérons en secret, Jean-Jacques Lemêtre nous l’accorde et c’est : le bonheur à la bonne heure. Un bonheur doux, un bonheur de tendresse qui nous remue le cœur, et demeure. Un bonheur qui ne nous abandonne pas. Le bonheur ? Quelle idée ! Eh bien il vient à nous, il nous baigne le cœur, il nous écoute respirer. Mais qu’est-ce que ce bonheur ? En quoi cette musique a-t-elle le pouvoir d’une rivière qui coule. C’est notre vie qui coule doucement au fil de l’autre. Nous l’écoutons avec plaisir, comme en rêve, chant venu de loin, voix sans violence, réponse à l’appel, musique de la reconnaissance.

Du temps a passé. Du temps passe. Nous nous rencontrons à nouveau ! Cette musique nous apporte quelque chose d’autrefois qui revient, à peine voilée par les années, nous assure que les amitiés ne sont pas perdues, et que la mémoire n’a pas trahi.

Une phrase de Valse nous appelle, insiste en souriant. Ici on revient aux commencements. Ou plutôt ce sont les commencements qui nous reviennent. Premiers émois, premières notes. Le premier morceau, charmeur, légèrement envoûtant, que vous avez entendu, celui qui inaugure le spectacle des Naufragés du Fol Espoir, est intitulé : Valse Jude. Ainsi nommée, cette valse reste un peu étrange. Or c’est « un air de souvenir », une mélodie de Kletzmer, une valse « juive », nostaljuive, vive, nerveuse, qui nous donne immédiatement une sensation de revenance. On ne l’avait jamais entendue, et cependant elle nous est étrangement familière. C’est une valse-reflet, une valse-conte-de-fée : Jean-Jacques Lemêtre commence en recommençant, en ressuscitant l’époque-valse, qui fut excitante et révolutionnaire, celle de la naissance du 20ème siècle : une époque-berceau ailé, un début de siècle où l’envie de créer, inventer, désirer et trouver, s’élancer, aller plus loin, plus haut, plus profond, plus vite, était partagée par tout le monde. On allait, on allait ! On allait aller ! Et ces courses de l’imagination faisait le bruit précipité du rag-time. La musique célébrait les débuts de toutes les inventions et les promesses d’aventures. Et elle-même était le champ d’inventions fabuleuses.

Temps des Voix Neuves et des éblouissements de l’oreille : voici le téléphone, et voici le saxophone. Vous les entendez ? Ils viennent de naître et l’humanité ne pourra plus jamais imaginer comment c’était vivre sans ces appareils porteurs des voix qui caressent le cœur.

Jean-Jacques Lemêtre écrit l’harmonie et le rythme de cette époque, ses battements du sang et ses syncopes. Et transportés par sa magie nous croyons nous souvenir de ces aurores de l’autre siècle, nous retrouvons la grande époque de la rencontre des valses, ces dames enivrées, avec les rythmes du Nouveau Monde. La contredanse faisait affaire avec le boléro.

Suivons la Valse Jude et ses compagnes au cours sinueux et nous voilà rendus essoufflés « chez Felix » : c’est la Guinguette mythologique. « Chez Felix » c’est à la fois une indication théâtrale, un indice d’état d’âme, un modèle lumineux pour Auguste Renoir et par la suite pour Jean Renoir, un jardin de petites notes pressées, rapides, séductrices qui auront fait rêver les poètes de la rue et de la haute, et le lieu idéal, un « Chez Soi » ou un « fais comme chez toi » pour des flux de clients et de musiciens qui viennent de loin et se sentent chez eux à l’enseigne de ce restaurant où l’on satisfait tous les sens. Musique à distance. Cette guinguette est pleine de visiteurs attirés par « les Nouveautés ». Entre les courses du piano, des contrebasses, des violes, et les orages aux timbales, on sent se glisser Erik Satie, qui arrive du Chat Noir, et, sous la charmille, Debussy tout surpris par la cadence d’un paso-doble.

Et une chope de bière ! pour accompagner la série « Gaîté », Bonheur opus n°2, piano avec un son ancien. Petits moments d’ivresse, plaisir des félicitations aux joues rosies. On est paresseusement assis à l’échelle sous les cerisiers, avec en haut le saxophone, en bas les petits instruments à corde. Encore ! Encore ! Voilà du bonheur en mineur, un mode de bien-être profond, rêveur, ensommeillé, sans violence. Une abeille ferait l’aéroplane.

Et une chopinade, une ! Quand Jean-Jacques Lemêtre compose à la manière de Chopin, je retrouve la saveur des pastiches de Proust, ces pâtisseries qui ont le goût émouvant et drôle du déjà-entendu, du comme-dans-le-parc de verdure. D’abord le piano solo – la lancinance du trois temps – on ferme les yeux et on est dans « la valse sentimentale », légère saveur de madeleine trempée dans une infusion de rivière, tout est mélancolique, rien n’est grave, un demi-deuil en douceur flotte sur les allées, on se promène en phrases de simplicité, on sent que la vie est courte, et que nous sommes toujours des promeneurs solitaires. La musique est modeste, elle fait le vide. Et c’est ce qui permet de se rencontrer soi-même : c’est alors, dans le dépouillement qui se creuse, que retentit la note juste, et c’est la bonne, la bonne minute. J’ai bien entendu, dit Jean-Jacques Lemêtre à Chopin. C’est un apaisement.

La musique de Jean-Jacques Lemêtre coule de double source. Il y a en lui un lettré qui joue de toutes les partitions savantes. Et puis un tout jeune homme qui joue à mélanger les vents terrestres et les vents marins, le calme et la tempête, les cordes des contrebasses et les cordages des clippers, la vitesse et la langueur, la couleur de Turner et l’aquarelle nerveuse de Ravel, le clapotis moelleux d’un filet d’eau et les lames des symphonies du nouveau monde. Tous ces fils, filets, volées de phoques et d’étoiles, ces ampleurs et ces caresses, répandent sur nous l’eau d’une musique nouvelle et tout de suite inoubliable. Cela s’appelle : Bain de Jouvence.

Hélène Cixous, mars 2010