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Il est indécent d’inviter la Russie aux commémorations du débarquement en Normandie, le 6 juin

Tribune parue dans Le Monde le 28 mai 2024


Le 16 avril, la Mission Libération auprès du Ministère des Armées a annoncé son intention d’inviter la Russie aux commémorations du 80ème anniversaire du Débarquement allié, « pour que l'importance de l'engagement et des sacrifices des peuples soviétiques, ainsi que sa contribution à la victoire de 1945, soient honorées ».
Cette annonce a créé un profond émoi dans la société ukrainienne, comme parmi celles et ceux qui la soutiennent dans son combat existentiel, et choqué de nombreuses personnalités fidèles à l’esprit de la Résistance et de la Libération.

D’abord, inviter la Russie pour représenter les peuples soviétiques revient à faire de celle-ci l’héritière de la lutte contre le nazisme sur le front de l’Est. C’est placer la mémoire de tous les soldats de l’Armée rouge, de tous les partisans des quinze pays issus de l’éclatement de l’URSS en 1991, sous la tutelle du chef du Kremlin. Or, les héritiers de ces combattants sont tout autant Ukrainiens, Kazakhs, Kirghizes, Géorgiens, Turkmènes, Baltes, Bélarusses, etc. que Russes. N’oublions pas non plus les Tatars de Crimée, déportés sur ordre de Staline, du 18 mai au 8 juin 1944, en pleine opération Overlord, au prix d’environ 100 000 morts.

Plusieurs ex-républiques soviétiques, dont l’Ukraine, ont payé, proportionnellement à leur population, un tribut au moins aussi lourd que la Russie à la victoire finale.

Parmi les Héros de l’Union soviétique, on compte de nombreux Ukrainiens comme le maréchal Andreï Ieremenko, successivement commandant du front de Stalingrad (regroupant plusieurs armées), puis du front ukrainien à partir de septembre 1943, qui mena ses troupes jusqu’à Prague ; ou encore le pilote soviétique Ivan Kojedoub, considéré comme l’as des forces aériennes alliées, ayant abattu le plus grand nombre d'appareils ennemis au cours de la guerre. Distingué à trois reprises par le titre de Héros de l'Union soviétique, il était né à Soumy en Ukraine, une ville largement détruite par l’offensive russe en mars 2022. Et sur notre sol même, entre Caen et Falaise, au cimetière de Cintheaux reposent 88 Canadiens d’origine ukrainienne tombés dans la bataille de Normandie, comme le soldat Matthew Hydichuk.

Surtout, cette même Ukraine est depuis 2014 victime de l’agression russe – avec son cortège de viols, d’enlèvements d’enfants, de tortures et de frappes sur les hôpitaux, les écoles ou les infrastructures énergétiques. Quel pays défend plus courageusement les valeurs de la liberté et de la démocratie concrétisées par la victoire de 1945 ?

Le 23 novembre 2022, le Parlement européen a reconnu la Russie comme un État soutenant le terrorisme. Les députés européens ont demandé aux autres pays de prendre des initiatives pour isoler davantage la Russie sur le plan international.

La Fédération de Russie n’a été conviée qu’à deux reprises aux commémorations du Débarquement. L’inviter cette année d’élections européennes serait contraire à la résolution du Parlement de Strasbourg, à la cohérence politique et même à la simple décence, alors que Vladimir Poutine, inculpé de crimes de guerre par la Cour pénale internationale n’a de cesse de travestir l’Histoire. instrumentalise les vétérans russes. Le défilé annuel du « Régiment immortel » à Moscou, destiné à honorer la mémoire des héros de la Seconde Guerre mondiale, sert désormais à justifer la guerre d'agression menée par le Kremlin.

Passé maître dans la désinformation, Vladimir Poutine s’obstine à justifier l’invasion de l’Ukraine par une volonté absurde autant qu’ignominieuse de « dénazifier » et « démilitariser » cet État, entretenant à dessein une confusion entre la victoire de 1945 contre le IIIe Reich et son propre impérialisme d’aujourd’hui. Son discours va au-delà du révisionnisme : il procède à un retournement de valeurs aux antipodes des idéaux des libérateurs de l’Europe. Il occulte sciemment le pacte germano-soviétique et ses « protocoles secrets », ainsi que le traité d’amitié entre l’URSS et l’Allemagne nazie, qui ont fait de l’URSS l’alliée du régime hitlérien de 1939 à 1941, en l’encourageant à dépecer les républiques baltes, la Finlande et la Pologne. L’URSS n’est entrée en guerre que lorsque la Wehrmacht l’a envahie par surprise – tout comme les troupes russes ont envahi l’Ukraine par surprise le 24 février 2022. Inviter la Russie le 6 juin, ce serait cautionner ces mensonges négationnistes qui abaissent et salissent la mémoire de la lutte contre le nazisme.
Le 6 juin 1944 est une date fortement symbolique, dont la commémoration fait écho dans le monde entier. Elle l’est encore plus fortement en 2024, pour la célébration du 80ème anniversaire du Débarquement. La France ne devrait pas offrir pareilles caution et tribune médiatique à un État révisionniste, promoteur du terrorisme, qui s’entête dans une guerre d’agression.
Paris a déjà mandaté son ambassadeur pour la représenter à l’investiture de Poutine le 7 mai 2024, malgré les exhortations contraires de l’UE et de la plupart de ses États-membres, ainsi que de deux alliés de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, la France récidive en invitant le pays agresseur à la célébration du Débarquement... et n’y invite pas le pays agressé, l’Ukraine, dont l’apport à la victoire soviétique a été considérable !
Cela se produit à l’heure où l’Ukraine, bombardée sans relâche, doit céder du terrain. Est-il possible de cautionner l’oppression et la barbarie russes tout en honorant la mémoire des libérateurs ? Serait-ce la leçon d’histoire que l’on veut transmettre aux jeunes générations ? Afficher sa présence à l’investiture de Poutine, qui sous couvert d’antinazisme célèbre la guerre russe contre l’Ukraine, et inviter la Russie à la commémoration du Débarquement de Normandie – auquel elle n’a pas participé – contredisent la posture de fermeté de la France face à l’agression russe. On ne peut que le déplorer.


 

Liste des premiers signataires

Galia Ackerman, historienne, rédactrice en chef de Desk Russie

Yves Cohen, historien, directeur d'études à l'EHESS

Vincent Desportes, Général de l’armée de Terre (2S)

Jean-Marc Dreyfus, historien, rédacteur en chef de la Revue d'Histoire de la Shoah
André Klarsfeld, secrétaire général de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !
Florent Mürer, président de l'association Kalyna
Pierre Raiman, historien, co-fondateur de Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !
Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques

Emmanuel Wallon, professeur émérite de sociologie politique
Nicolas Werth, Historien, Directeur de recherche honoraire au CNRS, Président de Mémorial-France