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Ici sont les Dragons – Véronique Nahoum-Grappe

Helene Cixous : « Nous qui sommes le public de l'an 2024, nous sommes datés. Quand a commencé notre Histoire ? Il y a 3000 ans, hier, par une guerre. L'Histoire-Légende aura toujours commencé par une guerre, une révolution, la fin d'un monde, le commencement d'un monde. La Guerre de Troie et la guerre mondiale. Laquelle ? La première, la seconde, la troisième ? Un empereur massacre un peuple. Un peuple se soulève, fuit. On tue un roi. Un Français ? Ou un Russe ? Ou un Grec ? Avant. Demain matin. » (Qui sont ces dragons ?, nov 2024, site du Théâtre du Soleil)

 

La scène est vaste, la troupe d’acteurs actrices est nombreuse. C’est une pièce à la fois statique, tranquille dans ses tableaux, on a le temps de bien voir de tous les côtés, et effrénée dans les courses des comédiens qui tout à coup traversent comme des fous dans tous les sens cette vaste scène qui vibre alors presqu‘en transe —  mais, pas fous du tout, ils elles roulent , portent,  tirent, chacun chacune à sa tâche pour rapidement et symphoniquement préparer le tableau suivant …Le spectateur,  la spectatrice,  a envie de courir avec eux, mais c’est du boulot cousu main, très précis. Les moments de course sont de grands moments : C’est l’histoire qui tremble sous les pieds. La bande son, formidable, non seulement explique ce qui se passe, mais en plus elle alerte, elle secoue le spectateur la spectatrice, elle le saisit par la peau du cou, du dos et le projette dans un spectacle dont l’histoire, c’est l’Histoire [1].

Pas de surcharge des traits, mais beaucoup de précisions, c’est travaillé au millimètre, et en même temps beaucoup de joie graphique, dans les objets, les masques (géniaux), les postures, et aussi la jubilation de la fiction alors que c’est de l’histoire pure :  il y a ce qu’il faut comme formes et comme temps pour qu’on comprenne bien une tranchée sur le front, ce qui s’y passe, ou une réunion du bureau politique, ce qui s’y dit, et en russe. C’est un cirque formidable et terrible, et marrant, un manège en cinq dimensions, une BD puissante, située, datée, où même quelqu’un, une jeune, un jeune qui s’en tamponne de l’histoire, s’étonne de vouloir, maintenant, en connaitre le fond, la vérité.  Écoutons Ariane Mnouchkine : « … Nous nous sommes donc plongés dans l’Histoire et nous sommes rendu compte qu’il fallait pour raconter le 24 février 2022, remonter jusqu’en février 1917 ! La première époque de cette fresque qui (si les dieux du théâtre nous sont favorables) en comptera certainement plusieurs, couvrira les années 1917-1918. La deuxième, qui sera créée l’année prochaine, suivra et se déploiera, jusqu’en 1945, et ainsi de suite. J’espère que nous aurons les forces et la chance de poursuivre cette Geste, cette immense épopée, jusqu’à rattraper nos jours. Chacune devrait durer environ 2h15, sans entracte »

Les pleurs du début (je ne raconte rien) qui m’ont donné envie de pleurer disent tout du désastre, de la nuit du 24 février 2022, quand un type au sommet de son pouvoir lance une guerre d’ogre, comme cela, il a faim, depuis toujours — Qui peut donner à un homme, à sa bande, cette liberté vertigineuse de pouvoir faire tant de mal aux autres ?  Sans doute un Dieu, un genre de dieu nouveau, sorti du bois — Et commence pour la petite chèvre, pour Ulysse sous l’œil du cyclope, pour David contre Goliath, une longue nuit de résistance héroïque …  Alors les pleurs du début du spectacle, eh bien oui, ces gros sanglots sans fierté aucune sont la seule réponse à la hauteur.

Le travail d’Ariane Mnouchkine, sa patte, sa forme de don, son énorme cadeau, c’est ce lien tellement fort entre sa puissance esthétique, magnifique, et sa force éthique et donc politique, un peu comme chez Victor Hugo :  les deux sont fondues ensembles !

1917-2024 …Il a fallu plus d’un siècle pour que survienne sur une scène théâtrale située dans un rêve de mai 68, le seul qui soit réel, la Cartoucherie  de Vincennes ( fondée en 1970)   un évènement colossal, et purement linguistique à la fois : il faut soulever le lourd tapis  du mot sublime de « révolution »  (bouleversant)  qui recouvre l’année 1917 en Russie,  pour en dévoiler une autre réalité, historique, factuelle  mais pratiquement jamais ainsi montrée et nommée clairement : en après février 1017, date du renversement de l’autocratie et de l’instauration du gouvernement provisoire, une bande peu scrupuleuse des lois, mais dont les convictions idéologiques marxistes théorisées  dans de nombreux écrits ardus et sophistiqués auxquels il fallait que la  réalité corresponde, avaient ont viré, en quelques mois, au fanatisme politique :, les bolchéviques,  ont fait un coup d’état violent contre les autres partis de gauche dont les mencheviks, à savoir les sociaux-démocrates et aux socialistes-révolutionnaires. Dès leur arrivée au pouvoir, à Petrograd, ils créent la Tchéka, une police secrète impitoyable, puis dispersent l’assemblée constituante élue au suffrage universel et qui devait statuer sur la forme future du gouvernement en Russie. C’est ainsi qu’apparaît sous sa vraie lumière Lénine, le créateur du totalitarisme et fossoyeur de la démocratie naissante russe.  aux membres élus dans des conditions à peu près correctes : ainsi fut écrasée la tentative  de former une assemblée constituante où tous se disputent mais ou les lois sont en principe respectées — ce qu’un siècle après on tente encore de massacrer encore en Europe …

Pendant des décennies, les intellectuels de gauche français qui ont progressivement, douloureusement, accepté de critiquer sous le vocable de « staliniens » une partie des crimes commis par le communisme d’état à l’Est — portés à leur comble sidérant de cynisme absolu par le tyran éponyme — appelaient en même temps avec un mépris cinglant « anticommunisme primaire » les critiques trop radicales touchant à la figure de Lénine et la période quasi sacrée de 1917. Celui d’Hergé dans Tintin chez les Soviets (1929) était mis sur le même plan que celui de la droite américaine des années Hoover[2], celui de tous fascismes du XX° siècle etc., et celui présumé structurel de la « bourgeoisie » capitaliste, deux vocables devenus injures : c’est ainsi que, d’un côté on pouvait critiquer Staline qui avait quand même exagéré en son temps, et en même temps haïr cet « anticommunisme primaire » qui critique l’origine même de la révolution. La haine de « l’idéologie bourgeoise », glue essentialiste abominable, et celle de « l’anticommunisme primaire » tare immonde pour tout militant de gauche se conjuguaient pour sauver l’histoire de la révolution russe et de rejeter toute critique de l’idéologie du parti héritière du bolchévisme fondateur, tout en critiquant éventuellement le stalinisme. Le fonctionnement ordinaire d’une démocratie, le réformisme législatif fait de compromis qui est la norme du travail ordinaire d’une assemblée d’élus, était perçu comme une trahison de la classe ouvrière, de sa souffrance historique : on pouvait être antistalinien et hurler : élections, piège à con. 

D’où, pendant des décennies, un tabou, un peu comme les buveurs de vin rouge qui qui affirment que ce n’est pas de l’alcool, les antistaliniens maintenaient l’héritage du bolchévisme. C’est ainsi qu’il fut très difficile pour les intellectuels de gauche français de percevoir à quel point les révoltes russes du début du XX° siècle, si courageuses, furent trahies par le coup d’état bolchevique justement lors de ces journées terribles : ce dernier n’a que rarement été pris en compte à la mesure de son sens réel dans la mémoire historique française. Ici ont gagné les dragons qui non seulement ont usurpé le pouvoir mais en plus se sont engraissés pendant des décennies avec le lait de l’espoir populaire immense que suscitait le millénarisme marxiste dans de nombreux groupes sociaux : un jour l’internationale sera le genre humain ! La construction d’un mensonge formidable en quoi a constitué la marque spécifique du totalitarisme communiste  a été la base d’une forme de criminalité d’état qui a accumulé des millions de morts pendant plus de 70 ans en Russie ;  de plus,  partout dans le monde, les partis communistes nationaux qui furent financés, et cornaqués, par Moscou,  ont assassiné les opposants  anarchistes,  socialistes, les membres influents des centres gauches et droites, les défenseurs des droits de l’homme, etc. ,  en Afrique, en Algérie en Espagne, dans les mines du nord de la France, partout où ils étaient implantés, profitant sur place de la sueur et du sang des militants et militantes  de base qui « y croyaient » ,et sacrifiaient leurs vies sous la  coupe des apparatchik, étrange engeance sans cesse renaissante.  L’histoire sera écrite, et l’association Mémorial continue le travail, malgré son interdiction en Russie en décembre 2021.

En France, pendant ces décennies, la haine de « l’anti communisme primaire » fut le verrou de protection fermant toute perception de la dimension criminelle de ce système , même si, bien sûr, la présence dans les démocraties de forts partis communistes d’oppositions a souvent protégé et défendu  la classe ouvrière  des horreurs du capitalisme et de l’ultralibéralisme de façon locale : reconnaitre le coup d’état des bolcheviques en février octobre 1917  ne doit pas oblitérer la complexité des situations  particulières  ni porter l’opprobre  sur les milliers de  , manifestations, actions, résistances, luttes légitimes courageuses héroïques faites sous sa bannière contre le nazisme et les   fascismes du XX° siècle ..  Les disputes sont et seront intenses de savoir si oui ou non il aurait mieux valu que les mencheviks gagnent en 1917…

Le spectacle ici, sa force esthétique et politique, va provoquer aussi de terribles disputes, car il fait sauter dans l’espace public, et pas seulement dans des écrits d’intellectuels, le verrou qui protégeait la naissance du communisme d’état. Et ce changement radical de perception est mis en scène en 2024 dans ce lieu unique :  la Cartoucherie. La Cartoucherie d’Ariane ! Un lieu d’une hospitalité exceptionnelle, créative, intelligente, un matriarcat chaleureux, la force d’un courage incroyable, qui reçoit, héberge, nourrit, (ah ! les soupes ! et bien servies !) étudiants, migrants, intermittents, amis, où s’offrent ces évènements faramineux que sont les pièces de théâtre d’Ariane, bref un lieu « non bourgeois » ! Et c’est dans ce lieu, unique dans l’histoire des rêves de vraies vies que portait une gauche post mai 68, que se dévoile dans le fracas et la beauté d’une création la vraie nature du bolchévisme de février 1917.   

Véronique Nahoum-Grappe, décembre 2024
Le texte est publié par la revue Esprit

 


[1] Des historiens et spécialistes comme Stéphane Courtois et Galia Ackerman ont travaillé avec Ariane Mnouchkine qui explique : « L’immense travail préalable de lectures que nous avons effectué s’est avéré bouleversant et vertigineux, une connaissance entraînant le besoin d’une autre connaissance et ainsi de suite jusqu’à l’infini. On pourrait presque dire que plus on travaille, plus on se dit qu’on ne sait rien ! Nous nous sommes nourris de multiples archives et écrits des grands protagonistes de l’époque et d’innombrables livres d’historiens de toutes sortes d’obédiences politiques. Morts ou encore bien vivants. Nous leur devrons beaucoup, sinon tout. Cette première époque, sous-titrée « La victoire était entre nos mains », d’après le titre du Tome 1 des Carnets de la Révolution russe de Nikolaï Soukhanov, l’un des fondateurs du Soviet de Petrograd, me paraît comme une espèce de dernier râle de la Révolution française, montrant comment l’Histoire régurgite ses monstres. Tant de séquelles subsistent des mensonges historiques inscrits de génération en génération. Nous nous servons des faits, des écrits, des discours réellement prononcés. Il nous revient d’en faire du théâtre, du vrai théâtre. Nous ne pouvons pas rivaliser avec le cinéma ou même avec les innombrables documentaires admirables qui nous nourrissent. Le théâtre a ses langages. Il sait et peut tout raconter. À nous d’être à la hauteur de notre art pour être à la hauteur de l’Histoire. Tout ce que disent les personnages a été effectivement prononcé ou écrit. Certains, comme Lénine, sont mondialement célèbres, d’autres, qui furent pourtant très importants, ont été effacés. Nous voulons les faire renaître. Certains, parce qu’ils étaient très humains. D’autres, parce qu’ils furent démoniaques. » (La Terrasse, entretien avec Agnès Santi, octobre 2024)


[2] J. Edgar Hoover, historiquement décrit comme ayant tenté de nombreuses manipulations illégales et crimes au nom de la lutte « anticommuniste » transformée en persécution de nombreux démocrates américains, et d’aide clandestine aux pires régimes criminels d’Amérique Latine, est d'abord nommé directeur par Calvin Coolidge en 1924 au Bureau of Investigation (BOI), puis prend la tête du FBI à sa création en 1935 et occupe le poste jusqu'à sa mort en 1972, soit une durée totale de 48 ans.