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Ici sont les dragons, ou les semences du temps – André Markowicz

 

C’était hier soir la première. Je suis rentré bouleversé, épuisé comme d’habitude, mais tellement inquiet de ne pas perdre l’impression de ce que je venais de vivre une fois que je me serais réveillé. Et non, je crois, l’impression, tôt le matin, est encore plus puissante qu’au soir.

Ariane Mnouchkine et son équipe se sont lancés dans une entreprise colossale. Il s’agit de voir « les œufs de dragon », comme il est dit dans la pièce, ou « les semences du temps », comme il ne l’est pas dit, mais comme c’est montré, parce que, oui, le spectacle la Cartoucherie « Ici sont les dragons », c’est bien cela qu’il explore, Macbeth, – la façon dont le chaos s’est installé en Russie avec les bolchéviks, et pas seulement avec les bolchéviks, mais avec tout ce qui s’est passé avant, la monstruosité aveugle, débile, du tsarisme, et l’incapacité de qui que ce soit parmi les opposants à Lénine à faire quoi que ce soit pour les empêcher, lui et les siens, à instaurer cette dictature sanglante dans laquelle prend racine la tragédie ukrainienne d’aujourd’hui.

Mais oui, ça commence comme ça, par une tête de Poutine qui fait un discours, et d’un seul coup, une actrice, Dominique Jambert, qui joue le rôle de guide, de prologue, d’actrice, de je ne sais pas quoi, qui joue son propre rôle aussi, d’être vivant sur un plateau vivant (demandant parfois aux protagonistes historiques de l’aider à évacuer le décor de leur tableau), se précipite dessus, criant, l’interrompant, et casse le visage en vidéo, et, une fois qu’il s’est tu, ce monstre, éclate en longs sanglots. Ça, donc, c’est la première image, et tout de suite, sur l’immense plateau de la Cartoucherie, vous comprenez qu’il se passe quelque chose, – que, ce qui va jouer, ce sont, d’abord, ces sanglots-là, et qu’ils occuperont tout l’espace, vide à ce moment-là, mais que, ce qui va jouer surtout, c’est un théâtre naïf. – Naïf, je veux dire populaire, j’allais dire paysan, dans lequel les personnages peuvent tuer ou faire taire les dragons, avec, pourtant, une différence radicale avec le théâtre populaire, c’est qu’il n’est pas seulement une caricature, ou plutôt qu’il n’a rien d’une caricature, il est, en même temps, la représentation, dans des tableaux vivants, avec les mots précis des protagonistes (dits dans leur langue, avec surtitre et un travail des acteurs qui donne l’impression que, réellement, ils parlent russe, allemand, anglais, ukrainien), des mots issus des archives, issus des livres, de recherches d’une incroyable complexité (avec l’aide de Galia Ackerman et de Stéphane Courtois), de tableaux historiques, d’une espèce de calendrier de l’année 1917 (jusqu’au tout début de l’année 18, – au deuxième coup d’État de Lénine, quand il décide, parce qu’il y est minoritaire, de supprimer purement et simplement l’Assemblée constituante, et donc toute tentative de vie démocratique en Russie).

Ce sont des tableaux historiques, comme des images d’Épinal, sauf que ce ne sont pas des images d’Épinal, ça c’est vraiment passé comme ça, – les mots prononcés sur scène ont vraiment été dits, – et, vous avez, de date en date, une chronique du temps, impitoyable. Une chronique faite de tableaux vivants, des drames joués en cinq minutes (peut-être moins). Vous comprenez que, ces tableaux historiques, ils ne sont pas seulement historiques parce qu’ils racontent l’Histoire du XXe siècle depuis la guerre de 14-18 (et pas seulement en Russie, mais aussi en Angleterre, avec des commentaires, incroyables de profondeur, de Churchill, ou en Allemagne – ce moment, avéré, documenté, où le gouvernement allemand a décidé d’ « inoculer Lénine » à la Russie, pour que la Russie demande une paix séparée, – et la formule est de Churchill : Lénine, écrit-il, est la pire arme de l’Allemagne, qui l’envoie en Russie dans un wagon plombé comme le bacille de la peste). Non, ils sont aussi historiques parce qu’ils reprennent les formes du théâtre révolutionnaire à la Maïakovski, ou le théâtre de foule de l’expressionnisme allemand (crée, dois-je le rappeler, non par les Allemands, mais par les mises-en-scène en Allemagne et en Autriche des pièces de Léonid Andréïev), bref, que le travail, extraordinaire, des acteurs qui se déroule sous nos yeux (et ce travail des masques !... ce maquillage !...) est un travail de mémoire double : d’une part la mémoire du siècle, les semences du temps, et, d’autre part, la mémoire du théâtre, ces autres semences du temps. – Et ce n’est pas pour rien que les scènes sont rythmées par ces trois sorcières, qui sont juste trois femmes, trois silhouettes noires (mais l’une – une seule, je crois – porte un foulard blanc sur la tête), – parce qu’est-ce d’autre que Macbeth sinon l’ouverture de la boîte de Pandore, l’irruption du chaos dans le monde.

Et en même temps, quelle splendeur que ces décors, – là encore, cette splendeur du théâtre. La façon dont, pour juste, quoi, deux-trois minutes, on représente le front, – une tranchée dans la neige, par exemple, ou une autre dans la boue, ou la façon dont est représentée l’Assemblée ou un cabinet des ministres, bref, je ne vais pas vous raconter ça ici, mais c’est une générosité incroyable de voir se dresser ces tableaux vivants (oui, les décors aussi, ils participent de la vie vivante des tableaux vivants). Et la splendeur des toiles peintes au fond, qui représentent, à chaque fois, une mémoire, une perspective (à tous les sens du mot), – qui sont ce qu’elles doivent être, un arrière-fond, je veux dire, là encore, une histoire de terreau et de semences, – vous n’imaginez pas l’émotion que j’ai ressentie en voyant, par exemple, le tableau de Claude Lorrain qui était celui qui fascinait le plus Dostoïevski, le « Port de mer au soleil couchant »... Mais tout, chaque image palpite, vit, oui, là encore, vit, représente, rappelle, projette dans la mémoire et dans l’avenir.

Parce que c’est ça, peut-être, qui m’a le plus bouleversé dans le spectacle d’Ariane Mnouchkine, – cette palpable immensité du projet, à un moment où tout nous ramène vers le mesquin, le faux nous-mêmes, la vacuité satisfaite de l’intime. Il s’agit bien d’un théâtre épique. D’abord, parce que, ce spectacle n’est que la première étape d’une fresque, – et je n’ai pas idée de son ensemble, mais j’imagine qu’elle nous transportera, à travers tout le siècle, jusqu’à l’image originelle, l’image de ce Poutine qui, nous, nous fait hurler – et sangloter, et que l’entreprise de la Cartoucherie est un acte d’une ampleur comparable à « La Roue rouge » de Soljénitsyne, avec cette différence que Soljénitsyne est (hélas, cent fois hélas) illisible à cause de sa haine et de son nationalisme russe et qu’il lui manque ce qui pétille littéralement sur les planches de la Cartoucherie, l’humour et la tendresse humaine.

Oui, c’est aussi pour ça que je suis revenu tremblant de ce spectacle, et qu’il me laisse comme insomniaque, parce que j’ai eu l’impression – je n’étais pas le seul, la salle était bourrée, il y avait même des gens sur les marches – d’assister à la naissance d’un geste. – J’ai assisté à un acte de vie, à une preuve, par l’existence, de la force de l’art – d’un art de la mémoire et de l’humour, et du respect des faits, de la parole dite. Ce qui est stupéfiant, c’est ça : tu vois, pour les saluts, une cinquantaine de gens sur scène (tous n’ont pas joué, évidemment, mais tous ils étaient là, ils ont fait le spectacle), et c’est la force du théâtre, la force, animée par une femme d’une grandeur impressionnante, le fait que, voilà, oui, – la Cartoucherie de Vincennes est totalement dans la guerre, dans l’aide aux réfugiés, dans les actions qu’on appelle concrètes, les rencontres, enfin, tout ce qu’elle fait, mais que ce théâtre est un théâtre, et que la réponse à l’horreur du temps est cette plongée, par le théâtre, dans « les semences du temps », c’est l’entreprise elle-même. la réponse du théâtre, c’est le théâtre, et c’est la création. « Construire », dit-elle.

Et, vous savez quoi ? c’est une œuvre de joie. On sent la joie des acteurs, on sent la joie, comment dire ? de pouvoir le faire, la joie que c’est de ne pas être détruits par le temps, mais de le voir, le temps, d’essayer de le dire, et le faire partager par cette salle suspendue à l’action de la scène. La joie de voir, dans le monde de Macbeth, comme un anti-Macbeth.

Du travail que ç’a dû être, je ne dis rien, parce que je n’y étais pas – et, imaginez, dans mon émotion, dans la foule, j’ai oublié la feuille de salle (en grand format A3, j’ai l’impression, plié de telle sorte qu’on puisse la mettre dans sa poche), et donc, je suis incapable de nommer tous les collaborateurs d’Ariane Mnouchkine. Je leur demande pardon. Mais peut-être n’ont-ils pas à me pardonner de ça, parce que, vous savez, il y a ça. Le fait que nous étions dans la salle, à la fin, tous les spectateurs tournés vers elle. – C’est elle, évidemment, qui anime, qui met ensemble, qui choisit, qui décide. C’est elle qui parle, – par la voix des acteurs, par la voix du décor, par tout ce qui fait le théâtre, et qui ne parle pas d’elle, mais de ces dragons qui sont les nôtres.

Nous sommes, pour reprendre ce que disait Mandelstam à propos d’Akhmatova, les contemporains d’Ariane Mnouchkine. Ça fait du bien.

 André Markowicz, 28 novembre 2024