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Entretien avec Richard Nelson

 

Comment est née l’idée d’écrire une pièce racontant une journée de la troupe du Théâtre d’Art de Moscou dirigée par Constantin Stanislavski lors d’une tournée aux Etats-Unis en 1923 ?

Richard Nelson : Cette tournée de la troupe du Théâtre d’Art de Moscou est un événement important dans l’histoire de l’art dramatique aux Etats-Unis. Elle a eu un impact décisif sur le théâtre américain. Beaucoup d’acteurs, d’enseignants et de compagnies ont été influencés par son travail. Cela fait longtemps que je m’intéresse à cette histoire. Depuis plus de dix ans, je pensais à cette idée d’un groupe d’acteurs russes isolés aux USA en 1923. Parce que c’est évidemment une époque très intéressante. En Union Soviétique, le théâtre d’Art de Moscou vient de traverser une période difficile. Leur répertoire constitué en partie de pièces de Tchekhov est perçu comme du théâtre bourgeois. Stanislavski, lui-même, est mal vu par le pouvoir en tant que riche propriétaire d’usines qui furent confisquées à la suite de la Révolution. Ses mises en scène dépourvues de contenu politique sont considérées comme démodées. Aux Etats-Unis, la situation de la troupe en tournée n’est pas simple non plus. Certains voient ces acteurs étrangers avec méfiance les considérant comme des bolcheviques. En fait leur public se compose en grande partie de Russes blancs exilés aux USA pour qui ce théâtre rappelle le bon vieux temps. Mais cet accueil chaleureux par la communauté russe n’est pas sans dangers. Plus ils entretiennent de relations avec les Russes blancs, plus ils risquent d’avoir des problèmes une fois rentrés au pays. Il semble que Stanislavski ait très sérieusement envisagé d’immigrer aux USA. Avant la tournée américaine, il avait rencontré à Paris Jacques Copeau et le dramaturge anglais, Harley Granville Barker, pour planifier une installation aux Etats-Unis. Sa femme et son fils avaient déjà quitté la Russie pour la Suisse. C’est d’ailleurs au cours de son séjour en Amérique qu’il a reçu une commande pour écrire Ma vie dans l’art, qui sera publié d’abord en anglais avec une dédicace au peuple américain.

Bien que située dans le passé, votre pièce résonne fortement avec notre époque où beaucoup de Russes ont fui leur pays à la suite de l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Poutine. Y avez-vous pensé en l’écrivant ?

Richard Nelson : Je voulais écrire sur notre époque, bien sûr, même si l’action de la pièce se déroule en 1923. Parce que ce sentiment de précarité vécu par les personnages de la pièce correspond à la situation actuelle de biens des troupes de théâtre en Russie aujourd’hui, même avant l’invasion de l’Ukraine. Il existe déjà beaucoup de pressions exercées directement ou indirectement sur la façon dont on devrait ou non faire du théâtre. Mais l’invasion de l’Ukraine a ajouté une autre dimension à la pièce, le sentiment d’impuissance, le fait d’être forcé de faire certaines choses contre son gré ou d’être dans l’incapacité de s’exprimer. Aujourd’hui, par exemple, pour mes amis en Russie, la vie est devenue très difficile. Et c’est évidemment comparable à ce que vivent les personnages dans la pièce, qui sont pris dans une situation compliquée. Ce sont tous des acteurs, ce qui pose la question des relations entre l’art et la politique. Il y a huit ans la correspondance complète de Stanislavski a été publiée en anglais. Beaucoup de ses lettres étaient encore inconnues et j’en utilise certaines dans la pièce. À l’origine je l’ai écrite pour qu’elle soit jouée en Russie. En 2020 et 2021, j’ai fait plusieurs voyages là-bas pour mettre en place une production à Moscou. La pièce a été traduite en russe par mes amis Larissa Volokhonsky et Richard Pevear, grands traducteurs de littérature russe en anglais. Le couple vit à Paris. C’est là que la première lecture de la pièce a été faite le 23 février 2022. Le 24 février, la Russie envahissait l’Ukraine. Ce qui a tout interrompu. Plus tard, Ariane Mnouchkine qui a vu mes spectacles aux USA m’a demandé si j’avais quelque chose à lui proposer. Je lui ai donné à lire la pièce en lui expliquant que ça parlait d’une troupe d’acteurs et que cela pourrait l’intéresser.

Deux mots importants apparaissent dans le titre de votre pièce, les mots « art » et « vie ». Cela veut-il dire que son sujet est la façon dont art et vie sont en quelque sorte imbriqués l’un dans l’autre ?

Richard Nelson : Il y a déjà le fait que les deux sont intimement connectés dans mon œuvre. La pièce se déroule en gros pendant une journée. La première scène se passe à trois heures du matin et la dernière scène vers minuit. Et il s’agit d’un jour particulier. D’une part parce c’est un dimanche, jour de relâche pour les comédiens, mais surtout parce c’est le vingt-cinquième anniversaire du Théâtre d’Art de Moscou et que ça a lieu à Chicago, à des milliers de kilomètres de chez eux. Ils préparent un repas de fête et toutes sortes de choses arrivent, des petites choses de la vie, comme il nous en arrive à chacun tous les jours, avec les sentiments, l’amour, la politique, les aspirations artistiques, les questions de santé et comment toutes ces choses se combinent et s’affectent les unes les autres. Ce qui est intéressant dans une pièce de théâtre, ce n’est pas tant de mettre l’accent sur tel ou tel aspect, pour insister, par exemple, sur la dimension politique ou sociale, ce qui me semble trop réducteur, mais de donner à voir au contraire la complexité de la nature humaine. Souvent je cite aux acteurs quelque chose de très important pour moi en tant qu’écrivain, la préface de Strindberg à Mademoiselle Julie où il parle de la multiplicité des motivations. Strindberg explique que, par multiplicité des motivations, il veut dire que vous et moi nous pouvons faire la même chose, mais pour des raisons différentes. Et ces raisons peuvent parfois être contradictoires. C’est pour ça qu’il faut avoir toujours à l’esprit cette richesse des motivations. Notre travail en tant qu’artistes est de créer la complexité des êtres humains. Chaque fois qu’on répète une pièce, je dis aux acteurs : notre ambition est d’avoir sur scène des hommes et des femmes aussi complexes, perplexes, ambigus, égarés, heureux, tristes que n’importe quelle personne dans le public. Nous échouerons toujours. Nous ne pouvons pas faire cela. Nous ne sommes pas Dieu. Mais c’est ce à quoi nous nous efforçons, à faire exister des êtres humains sur scène comme si on était dans la vie de tous les jours.

Vous créez ce spectacle avec des acteurs français. C’est votre première création en France alors que vous êtes habitué à diriger des acteurs américains ou britanniques. Quelle différence cela fait pour vous de travailler avec des acteurs français ?

Richard Nelson : Je ne veux pas généraliser parce que les comédiens avec lesquels j’ai travaillé pour ce spectacle appartiennent à la troupe du Théâtre du Soleil. Ce que j’apprécie comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, c’est que je ne sais pas comment ils ont été formés par Ariane, mais je ne rencontre chez eux aucune résistance, aucun blocage. Ils sont toujours partants, toujours disposés à tenter toutes sortes de choses. Ils sont intelligents, réactifs et vraiment concentrés. C’est formidable de travailler avec un tel groupe de comédiens. Je ne sais pas comment cela se passerait si je devais travailler avec d’autres acteurs français, mais cette compagnie est vraiment hors du commun.

Enfant vous avez eu une passion pour le théâtre musical. Qu’est-ce qui vous a conduit finalement à vous intéresser au théâtre classique au point de faire le choix de devenir dramaturge et metteur en scène de vos propres pièces ?

Richard Nelson : Il se trouve que ma mère était chorus girl. Elle dansait dans des revues et des comédies musicales. À ma naissance, elle avait cessé d’exercer ce métier, mais elle aimait toujours assister à des comédies musicales où souvent elle m’emmenait avec elle. Donc ça a été ma première expérience du théâtre. À l’âge de quinze ans, j’ai commencé à m’intéresser au théâtre « sérieux ». J’ai complètement cessé d’aller voir des comédies musicales que je considérais avec un certain dédain. Et ça jusqu’à la trentaine où l’on m’a proposé de travailler avec Trevor Nunn sur la comédie musicale Chess. Comme c’était quelqu’un que j’admirais beaucoup, j’ai accepté. Je me suis mis à lire des livrets de comédies musicales et je suis retourné en voir évidemment. Mais c’est bien sûr le théâtre qui a été mon principal centre d’intérêt dès l’adolescence. Très tôt, dès l’âge de dix-sept ans, j’ai commencé à écrire des pièces et à les mettre en scène.

Tchekhov est un auteur qui a beaucoup compté pour vous. Peut-on dire que, de manière indirecte bien sûr, il est présent dans Notre vie dans l’art ?

Richard Nelson : En fait tout mon travail depuis de longues années a été inspiré par Tchekhov dans le sens où il m’a aussi inspiré en tant qu’être humain, même quand je ne travaille pas à une pièce de théâtre ou sur un spectacle. Quand je ne sais plus où j’en suis dans ma vie, quand je doute de moi, je me tourne vers Tchekhov. C’est un auteur tellement généreux avec ses personnages. Si vous observez de près ses personnages, vous découvrez qu’il ne les juge jamais et du coup vous cessez de vous juger vous-même, vous vous accordez un peu de crédit, mais en même temps vous restez lucide sur vous-même. C’est quelque chose que j’ai toujours à l’esprit. C’est pour ça que ce qui compte avant tout au théâtre, c’est la vie. Dans Notre vie dans l’art, il n’y a pas d’intrigue, pas de conflit entre les personnages. Il y a ce repas de fête qu’on prépare et qui va se dérouler. Et au milieu de tout cela il y a un tas de petites histoires qui donnent à voir ce que sont les personnages. C’est avant tout une question de détails. La plus petite chose peut être aussi la chose la plus importante. Si vous regardez de près le détail le plus spécifique peut aussi devenir le plus universel.

Propos recueillis par Hugues Le Tanneur pour le Festival d’Automne à Paris