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Entretien avec Ariane Mnouchkine

réalisé par Agnès Santi pour La Terrasse, 15 septembre 2024

 

Quelle est la genèse de cette nouvelle création ?

Ariane Mnouchkine : Je crois que, comme tous nos spectacles, celui-ci est né d’une émotion et d’une question que nous sommes nombreux à nous poser depuis deux ans : comment au XXIe siècle en arrive-t-on à la tentative d’invasion, d’asservissement, de destruction d’un pays indépendant, par une autre puissance dont le PIB est quasi identique à celui de l’Espagne mais qui possède un énorme pouvoir de nuisance ? Qu’est-ce qui, au cours des décennies, fabrique un dirigeant, je dirais un homme, tel que Vladimir Poutine ? Pour essayer de répondre à cette question, il nous fallait tenter de raconter, théâtralement, l’accouchement d’un système qui a changé le monde. Je devrais dire deux systèmes, car la guerre de 14 nourrira le nazisme autant que le bolchevisme. Peut-être, aussi, avec ce spectacle, imaginons-nous, très naïvement, ériger une sorte de barricade théâtrale contre les divers despotismes, totalitarismes et entêtements idéologiques, qui, aujourd’hui, nous menacent sur plusieurs fronts.
Nous nous sommes donc plongés dans l’Histoire et nous sommes rendu compte qu’il fallait pour raconter le 24 février 2022, remonter jusqu’en février 1917 !
La première époque de cette fresque qui (si les dieux du théâtre nous sont favorables) en comptera certainement plusieurs, couvrira les années 1917-1918. La deuxième, qui sera créée l’année prochaine, suivra et se déploiera, jusqu’en 1945, et ainsi de suite. J’espère que nous aurons les forces et la chance de poursuivre cette Geste, cette immense épopée, jusqu’à rattraper nos jours. Chacune devrait durer environ 2h15, sans entracte.

Comment vous êtes-vous emparés de cette matière historique ?

A.M. : L’immense travail préalable de lectures que nous avons effectué s’est avéré bouleversant et vertigineux, une connaissance entraînant le besoin d’une autre connaissance et ainsi de suite jusqu’à l’infini. On pourrait presque dire que plus on travaille, plus on se dit qu’on ne sait rien ! Nous nous sommes nourris de multiples archives et écrits des grands protagonistes de l’époque et d’innombrables livres d’historiens de toutes sortes d’obédiences politiques. Morts ou encore bien vivants. Nous leur devrons beaucoup, sinon tout.
Cette première époque, sous-titrée « La victoire était entre nos mains », d’après le titre du Tome 1 des Carnets de la Révolution russe de Nikolaï Soukhanov[1], l’un des fondateurs du Soviet de Petrograd, me paraît comme une espèce de dernier râle de la Révolution française, montrant comment l’Histoire régurgite ses monstres. Tant de séquelles subsistent des mensonges historiques inscrits de génération en génération. Nous nous servons des faits, des écrits, des discours réellement prononcés. Il nous revient d’en faire du théâtre, du vrai théâtre. Nous ne pouvons pas rivaliser avec le cinéma ou même avec les innombrables documentaires admirables qui nous nourrissent. Le théâtre a ses langages. Il sait et peut tout raconter. À nous d’être à la hauteur de notre art pour être à la hauteur de l’Histoire.
Tout ce que disent les personnages a été effectivement prononcé ou écrit. Certains, comme Lénine, sont mondialement célèbres, d’autres, qui furent pourtant très importants, ont été effacés. Nous voulons les faire renaître. Certains, parce qu’ils étaient très humains. D’autres, parce qu’ils furent démoniaques.

Quel prisme théâtral avez-vous conçu pour raconter la Révolution russe ?

A.M. : La forme. Un récit, qui parfois semble se résumer à de féroces et assassines batailles d’idées, nécessite des formes très fortes pour qu’advienne l’incarnation épique. Oui, je sais, c’est apparemment une contradiction, mais, moi, j’aime bien affronter cette contradiction. C’est l’art et le plaisir du théâtre.
Nous avons mis en place des petits laboratoires. C’est un travail d’arrache-pied. Au départ, nous étions si ignorants. Notre ambition est de réussir à jouer les mécanismes de l’histoire. Cela n’est possible qu’en reconnaissant l’importance de la passion des hommes dans le pourquoi des choses. Certains personnages croient expliquer leur décision, leur attitude, leur folle cruauté, par la nécessité, mais interprètent cette nécessité d’une manière intrinsèquement reliée à leur passion du pouvoir, avec une telle idée d’eux-mêmes qu’il n’y a de place ni au doute ni à l’écoute des autres, qui tout aussi passionnément pensent différemment. Et voilà comment une poignée d’hommes parviennent à transformer leur pays, puis le monde, en enfer.

Pourquoi ce titre générique : Ici sont les Dragons ? 

A.M. : « Hic sunt dracones » : c’est une phrase qui apparaît dans la cartographie médiévale et désigne des lieux encore inconquis à l’époque, inhabités, croyait-on, et dangereux. Figurer des monstres ou créatures mythologiques dans ces zones inconnues était courant. Je trouve cela vraiment beau et je peux vous assurer que dans cette terra incognita que nous explorons et qui parcourt les XXe et XXIe siècles, les dragons sont bien présents !

 

 



[1]  Vaillamment édité sous la direction de Guillaume Fondu (traducteur), Mylène Hernandez et Éric Sevault, par le collectif d’éditeurs indépendants Smolny (Toulouse, 2024).