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Écrire au présent. Un récit intime à trente voix / Ariane Mnouchkine / B. Picon-Vallin

 

 

 


Béatrice Picon-Vallin – Quand on regarde le parcours du Théâtre du Soleil du point de vue du choix et du travail sur le texte, on est frappé à la fois par la diversité et la cohérence du parcours — pièces contemporaines, grands textes classiques, adaptation, auteur associé, créations collectives, avec des cycles, des retours en arrière impliquant un enrichissement et un développement de l’approche du texte de théâtre. Dans cette quête d’un théâtre au présent absolu, dont les créateurs scéniques pourraient être aussi les auteurs, la recherche d’un nouvel auteur collectif paraît être une ligne de force. « Nous voulons inventer nos spectacles » disais-tu, au temps de L’Âge d’or. Comment vois-tu aujourd’hui l’évolution de ta relation aux textes de théâtre que monte le Théâtre du Soleil ?
 
Ariane Mnouchkine – Je ne l’analyse pas, je me rends compte que je n’ai pas le temps de la considérer, j’avance toujours sans avoir le temps de faire des bilans. Mes choix sont instinctifs, immédiats... Je crois que je suis certainement la moins intellectuelle de tous tes sujets d’études... Je n’ai pas de plan, je sens ce dont j’ai besoin à tel ou tel moment. Je sens par exemple que je n’ai pas envie, que je n’ai plus envie de monter Shakespeare, peut-être parce que j’ai envie d’un auteur « moins impérialiste ». Je continue de penser que c’est le plus distant qui nous éclaire sur notre monde, mais si je considère qu’avec les pièces de Tchekhov, on entre dans une sorte de « concours de metteurs en scène », je ne pense pas cela de celles de Shakespeare. En même temps, il faut au fond que le rapport aux classiques soit le plus contemporain possible. Tartuffe, c’était vraiment, totalement contemporain. Mais, à part certains de ses personnages, en ce moment, Shakespeare est-il vraiment contemporain ? Pour l’instant, même si je n’ai pas envie de monter une pièce entière de lui, il n’empêche : il nous aide toujours. Quand on travaille Shakespeare, on doit faire de l’exercice, ne serait-ce que trois ou quatre jours, pour se remettre un peu en jambes — quand on  patauge. Aux moments difficiles des Éphémères, on se prenait quelques classiques, on se calmait et on allait à l’école ! C’est vrai, dès que tu as un classique, tu as les « bancs de l’école », c’est-à-dire qu’il existe une sorte de discipline, de corset, qui fait que tout d’un coup la liberté peut revenir. Car lorsqu’on est complètement sans filet, suspendu dans l’air, avec un fil aussi fragile que celui d’une toile d’araignée, il y a des moments où on  n’a plus aucune liberté du tout. Le travail sur des extraits de pièces classiques nous a permis de la retrouver.
 
BPV– Dans ce recours aux classiques au cours du processus de création collective des Éphémères, il n’y avait pas seulement Shakespeare, mais aussi Tchekhov ?
 
AM – Oui. Mais pour moi, Tchekhov est en soi son propre théâtre. Je ne crois pas à une soi-disant relecture de Tchekhov, alors qu’on peut avoir plusieurs visions de Shakespeare. Les différentes lectures de Tchekhov sont pour moi fatigantes. En général, quand on dit que c’est intéressant, c’est parce que ce n’est pas intéressant et pas émouvant. « C’est intéressant ! » veut souvent dire : « Tiens, voilà quelqu’un qui s’est dérobé devant l’obstacle ! » Je pense que les choses qui nous touchent nous viennent de ceux qui sont droits, qui affrontent l’obstacle, droits ! Sans contourner, sans louvoyer ! Sans nous envoûter ! Il y a les chefs-d’œuvre, puis il y a des gens qui veulent épater, mais  est-ce que le théâtre de La Mouette, tu le mets devant, derrière, est-ce que tu te tournes comme ci ou comme ça, est-ce que le ciel, est-ce que le lac, est derrière ou devant toi ? Il faut surtout essayer que les spectateurs voient leur ciel, leur lac…
 
BPV– Il me semble tout de même qu’aujourd’hui, tu es plus proche de Tchekhov que tu ne l’as été pendant très longtemps ?
 
AM – Quand je vois Les Éphémères, je me dis qu’il y a des moments dont effectivement je pense qu’ils sont, entre guillemets, tchekhoviens ! Mais comment on en est arrivé là ? Je ne sais pas très bien au fond…
 
BPV – Il ne te viendrait pas à l’esprit, aujourd’hui, de monter une pièce de Tchekhov ?
 
AM – Non ! Mais, ça peut changer dans six mois ! Mais pour l’instant, non !
 
BPV – Est-ce qu’en faisant Les Éphémères, tu n’as jamais pensé que vous étiez plus prêts qu’autrefois pour monter du Tchekhov ?
 
AM – Non. Mais on n’est jamais prêt, quand on commence un spectacle comme Les Éphémères, ou... Le Roi Lear. On n’est pas prêt ! 
 
BPV – On est seulement prêt à la recherche ?
 
AM – Oui. Il y a une nécessité, pour laquelle on n’est pas prêt ! Moi, je ne suis pas prête, jamais.
 
BPV – Donc tu fais une différence entre la nécessité intime de monter une œuvre et le fait d’être prêt à la monter ?
 
AM – Exactement ! Je me  rends compte d’ailleurs que mon intérêt, mon engagement dans les élections de 2007 est lié à cela. Je dirais que Ségolène Royal m’intéresse surtout parce qu’elle ne prétend pas être prête. Elle l’a dit dix fois : « Je n’ai pas réponse à tout ! ». Elle est prête à la recherche, je dirais, de ce qu’est vraiment la démocratie. Qu’est-ce que c’est que d’écouter les citoyens ? Qu’est-ce que c’est que d’essayer de tirer le meilleur d’eux-mêmes ? Et elle m’intéresse à cause de ça ! 
Ceux qui se croient prêts sont plutôt du côté de l’artisanat. Il y a des gens qui savent faire, parce qu’au fond ils véhiculent, ils transmettent, un savoir — un notaire, un cordonnier, transmettent un savoir, et sont donc prêts, ils savent… et c’est magnifique ! Mais justement, ce n’est pas de l’art...
 
BPV – Si on en revient au parcours du Soleil, il me semble que tu as cherché à faire en sorte que les acteurs et toi-même vous puissiez devenir auteur, auteur de théâtre — pas seulement du spectacle, mais du texte même de ce spectacle… Est-ce que tu considères que vous y êtes arrivés ?
 
AM – Avec Les Éphémères, je pense que oui. Je dirais : « Pas forcément avant ! » Avec Les Éphémères, les acteurs sont arrivés à cela, il nous est arrivé une certaine forme d’écriture théâtrale, et quand je parle d’écriture, je ne parle pas de l’écriture des mots, évidemment !
Avec L’Âge d’or, on était trop petits, trop jeunes ! On s’accrochait aux masques comme à une bouée, qui à la fois nous sauvait, et nous entravait. Une certaine écriture théâtrale s’est donc avérée être possible, avec Les Éphémères, après beaucoup d’obstacles surmontés. La réponse n’est pas : « Nous sommes un auteur de théâtre comme Shakespeare, ou  Hélène Cixous. » Non,  c’est un ouvrage ! Et ce n’est pas moins intéressant,  parce que si on ne se fonde pas sur le texte, on se fonde sur le théâtre…
 
BPV – C’est un reproche qui a souvent été fait au Soleil, par exemple pour Et soudain des nuits d’éveil, où la critique trouvait le texte faible. Mais  le texte d’Hélène Cixous n’était écrit que pour vous, pour être accompagné du jeu, de la musique, etc., et pour ne pas se suffire à lui-même, donc pas pour être jugé en soi.
 
AM – Oui, et de plus, le texte n’était pas entièrement d’Hélène, mais “en harmonie” avec le Soleil ; elle avait essayé, puis il s’était passé ce qui s’est passé pas mal de fois, il était resté quelques scènes.
 
BPV – On n’entend pas ce type de critique à l’égard du “texte” pour Les Éphémères. Comment peux-tu définir la différence entre la création collective, telle que tu l’envisageais au moment de 1789, de L’Âge d’or, et celle que vous pratiquez maintenant ?
 
AM – Au moment de 1789, on était dans un monde complètement allégorique, c’était presque de l’ordre du tableau vivant. Maintenant, je ne peux plus revoir le film du spectacle, tellement je trouve que c’est mal joué ! Mais en même temps, cela faisait partie de la grâce de ce spectacle, ce jeu aux pommettes très rouges, aux nez rouges, ce jeu de bateleur ! Avec L’Âge d’or, nous n’avons pas été assez loin, même avec les masques qui permettaient tout en principe. C’était le début d’un chemin ; au fond nous sommes très obstinés, sans le savoir ; je suis très obstinée…

BPV – À conduire tes acteurs et à creuser un même sillon ?
 
AM – Je ne m’en rends pas compte moi-même : j’ai l’impression qu’à chaque spectacle, on est toujours sur un chemin nouveau, et finalement, je comprends que ce chemin nouveau est en fait la continuation du même chemin.
 
BPV – Après L’Âge d’or, tu disais déjà (je te cite) : « Nous avons des auteurs ! Nous sommes tous des auteurs ! Un comédien qui improvise est un auteur ! » Comment a évolué l’improvisation, entre 1789, L’Âge d’or jusqu’aux Éphémères ?
 
AM – Ce qui a changé, c’est surtout l’arrivée de la caméra vidéo : tout d’un coup, on pouvait garder l’improvisation et la revoir… Et  ça, c’est énorme ! C’est un des cas où un instrument transforme un art ! 
 
BPV – Pour 1789, vous utilisiez un magnétophone? 
 
AM – J’ai du mal à m’en rappeler… Oui, je pense qu’on l’utilisait, parce que je devais avoir un vieux Revox, mais qu’est-ce que c’était les mots seuls, dans 1789 ?  Qu’est-ce qu’on gardait ? Presque aucune trace des improvisations... Avec L’Âge d’or, on aurait pu, sans doute, déjà filmer, mais on ne s’en est pas donné les moyens. Et je n’aurais pas encore pu ou su montrer aux acteurs les images, à l’époque... Tout commence avec Tartuffe ! Parce qu’il y a quelqu’un, un documentariste, Éric Darmon, qui filme tout, les répétitions et le reste, et je me rends compte que c’est possible, et utile.
 
BPV – Et toi, tu visionnes ?
 
AM – Et moi, je visionne et je revisionne, et je m’aperçois avec précision que telle comédienne a joué comme ça, et pas autrement ! Cela m’aide donc énormément à retrouver les instants de grâce atteints par les acteurs et à les guider. Ensuite, il y a Tambours sur la digue, et on continue de travailler avec la vidéo, avant de faire un vrai film sur Tambours. Ce n’est pas un spectacle qui est fait en improvisation, puisqu’il y a un texte d’Hélène, mais il va être très remanié, retouché, avec elle, dans le cours du travail avec la vidéo…
 
BPV – Ce n’est jamais toi qui filmes les répétitions ?

AM – Non, ce sont des membres de la troupe, Judith Marvan en particulier, à qui je demande de tout filmer. Ensuite je demande aux acteurs de regarder les rushes dans un but  précis — pas pour s’admirer ou se critiquer, pas pour voir s’ils jouent bien ou mal (sauf que je leur dis : « là, ce n’est pas bien ! » ou « là, il faudrait enlever ça ! »). Ils regardent pour voir non pas tant ce qu’ils ont fait, mais pour comprendre pourquoi ils l’ont fait, dans quel état ? Qu’est-ce qui a déclenché ces actions ? Quel est le déclencheur ? 
 
BPV – Et cela crée des discussions ? 
 
AM – Non, le moins de discussions possible. Il ne faut pas discuter, il faut prendre et garder ce qu’on a et qui est bien, et comprendre pourquoi c’est arrivé. Le travail qui suit une improvisation veut « précéder », il veut aller trop vite : dès qu’on reprend une improvisation, on “précède” tout, c’est-à-dire que si tu ne l’étudies pas bien, tu ne vois que les bons moments, et ces moments, tu veux les faire arriver plus vite : tu enlèves donc tout le cheminement  qui y a conduit, comme si tu allais directement au climax.
 
BPV – La vidéo est un carnet de notes très rigoureux qui fait comprendre et conserver les étapes du cheminement, de la montée ?
 
AM – La vidéo est un témoignage de ce qui s’est passé… C’est comme une partition. Il n’y a plus de discussion possible justement, c’est une preuve tangible.  Elle m’aide à guider le comédien dans la voie de la justesse.
 
BPV – La vidéo est donc la partition notée de l’improvisation ?
 
AM – Exactement ! Ensuite, soit nous gardons cette partition, ce qui est souvent le cas, soit pas. Mais  ce n’est pas si simple, il faut encore la consolider, la structurer. Il peut manquer un temps, à tel ou tel endroit. On peut aussi décider qu’on va restructurer cette partie-là, de telle barre de mesure à telle autre. Il faut allonger une pause... Ou alors, c’est mauvais, on enlève ! Il faut donc trouver dans ce cas la charnière pour réunir deux morceaux, et c’est un autre problème. On réimprovise alors dans le but de trouver un passage entre ces deux moments.
 
BPV – Tu utilises beaucoup de termes musicaux dans ton travail ?
 
AM – Oui, je pense que oui… J’emploie le mot de « partition » parce que souvent le mot « texte » est très restrictif.
 
BPV – Comment tu as sollicité les comédiens à improviser pour Les Éphémères ? 
 
AM – Tu n’as pas besoin beaucoup de les solliciter, il suffit simplement de leur donner l’espace. Il n’est question que d’outils. Tu  mets les comédiens dans le bon atelier, avec les bons outils, et au bout d’un moment, il fera du théâtre. Il ne faut pas les entraîner avec de mauvais outils… et sans liberté ou avec trop de liberté ! Là, on avait des outils, l’espace, les chariots… et puis ils savaient ce dont on allait parler. Je  racontais mes souvenirs d’enfance, eux en racontaient aussi. Tout était vu, senti, à travers le point de départ de la perte, d’une comète qui s’abattait sur la terre, image dont nous sommes partis. La fin du monde, c’était notre déclencheur initial ! Elle a été beaucoup plus importante encore comme déclencheur que ce qu’on pouvait penser. À un moment donné cependant, on s’est rendu compte que c’était fini, que cela nous emmenait vers la fiction. Mais le travail était fait, presque un travail de deuil. On était entré dans la conscience de la perte, de la mort, de la séparation… On pouvait continuer.
 
BPV – Dans Le Dernier Caravansérail, n’étiez vous pas déjà sur cette route-là ? Ce spectacle ne parlait pas seulement des odyssées des humains migrateurs, mais d’ « histoires de séparation » (je cite une replique d’une des premières séquences). 
 
AM – Oui, mais c’était des séparations par le fait des hommes, des événements, ce n’etait pas la séparation inéluctable dont nous traitons, je crois, dans les Éphémères. Dès le début des représentations, c’est incroyable, des spectateurs ont eu des malaises : le chariot qui porte le jardin de la mère entre, avec la mère, et les gens tombent dans les pommes ! Cela veut bien dire qu’il sagit de quelque chose qu’on veut oublier et qui est notre lot à tous. C’est sous cette lumière-là qu’on est au présent. Je pense qu’on a fait un spectacle qui vit maintenant. Comment on l’a fait exactement ce spectacle, je ne le sais pas moi-même.
 
BPV – Mais si on te demande quelle est ta méthode de travail, peux-tu essayer de répondre ?
 
AM – Je croyais qu’on n’avait pas de méthode, et puis, quand j’ai vu le film sur Tartuffe, j’ai vu qu’on avait une méthode, mais c’est celle d’un alpiniste qui modifie son équipement, en fonction de la montagne à escalader, du temps, du jour, si c’est glacé, si c’est l’été, si c’est l’hiver, si c’est la face nord, la face sud, l’ouest, l’Himalaya, les Alpes, ou les Andes. Il change, mais il reste un alpiniste ! J’ai l’impression qu’au début des répétitions, c’est toujours une montagne énorme qu’il va falloir escalader, et l’important, à ce moment-là, c’est de prendre les bons crampons et ne pas s’encombrer d’une valise…
 
BPV – Pour Les Éphémères, quels ont été les bons « crampons »?
 
AM – Le bi-frontalisme…
 
BPV – Que tu as choisi assez vite ? 
 
AM – Tout de suite ! On a commencé comme ça ! Comme toujours, je ne suis jamais sûre que cela va être définitif, mais ça dure ! On a été plus libre qu’avec le Caravansérail, c’est-à-dire que, tout de suite, j’ai dit : « il y aura les plateaux qui bougent, mais vous pouvez marcher en dehors d’eux ! Ce sont les espaces qui viendront à vous ! » On s’est donné de la liberté.
 
BPV – Mais, en même temps, dans un espace réduit : une aire de jeu réduite étroite, sur elle des chariots aux surfaces restreintes, et un jeu qui serait vu « sur toutes les coutures »...
 
AM – Il ne peut pas y avoir de liberté sans contrainte ! Il faut trouver les bonnes contraintes ! Au début, on utilisait les plateaux du Caravansérail, évidemment ils étaient trop grands, et très vite j’ai dit à Sébastien (Brottet-Michel), notre spécialiste des chariots : « Ce serait bien si on en avait un rond ! » Il y pensait d’ailleurs aussi, et deux jours après, on avait un plateau rond. Il en avait proposé également un ovale, qui n’a jamais marché. C’était  un bocal et cela n’avait plus aucun sens ! Et pourquoi fallait-il que certains soient carrés, pourquoi ? Je n’en sais rien !
 
BPV – Et tu savais qu’il fallait absolument qu’ils soient carrés ? C’était d’une telle évidence ?
 
AM – Oui, on a du changer, modifier. Les vestibules sont tous carrés, dans les scènes du Château, de Noël, ou de Stang Bihan. De même, les portes ne sont jamais sur un chariot rond ! Et les vestibules sont toujours séparés !
 
BPV – Parce que ce sont seulement des zones de passage ? 
 
AM – Probablement ! Mais cette cohérence apparaît après coup, je ne suis pas derrière une table à décréter que, étant donné que ce sont des passages, les chariots des vestibules seront tous carrés, ce n’est pas comme cela que ça se passe.
 
BPV – En fait, est-ce qu’on a jamais, au Soleil, travaillé à la table ? C’est arrivé, un jour dans l’histoire du Soleil ?
 
AM – C’est arrivé pour Shakespeare, on a fait une lecture, digne de l’école maternelle, avec tous nos accents différents. Mais, c’est tout ! Jamais plus ! Je ne saurais pas quoi faire de cela, parce que, quand les comédiens sont à la table, ça me parait le comble de
l’a priori ! Nous ne parlons jamais autour d’une table, mais autour du plateau. Quand je monte une pièce, ce que je cherche, c’est à en finir avec toutes les strates qu’on y a déposées. Parfois, je prends des bouts du texte et je dis aux acteurs : « Voilà ! Et bien, “il” vient de nous l’envoyer ! » Et ça marche bien ! Parce que ça libère de tout ce qui s’est accumulé, de tout ce qui salit, de tout ce qu’il y a autour, des moules, des coquillages collés sur la coque du bateau, qui  alourdissent, ralentissent, alors que lorsque Molière ou Shakespeare, ou Eschyle, ont écrit, c’était sans ces histoires ! Et on en a rajouté, pendant des siècles et des siècles —  l’histoire de la pièce sur la pièce. Ce n’est pas tout à fait juste, la pièce a été… naissante. L’auteur l’a écrite sur un coin de plateau, ou chez lui, puis ils l’ont travaillée ensemble, ils ont changé des choses : les comédiens n’étaient pas contents de telle scène, et lui s’est aperçu qu’il ne pouvait garder tel moment, parce que tel acteur n’avait pas le temps de se changer. C’est aussi cela une pièce ! ! Et là, on arrive, et il y a déjà des milliers de livres entre cette pièce et nous, au lieu qu’elle ait le tranchant, l’éclat d’un diamant. Je pense qu’il faut vivre un spectacle, qu’il y ait une expérience physique et une expérience de vie. Quand tu répètes, que quelque chose se passe entre un texte et toi, ou entre Les Éphémères et toi, quelque chose d’extrêmement fort et qui te transforme,  il ne faut pas qu’il y ait une bibliothèque entre la pièce et toi, tu n’en as pas besoin ! La bibliothèque doit être à côté ! Il y a toujours des livres, il y a des documents, il y a des films, il y a des photos, il y a des récits, mais il n’y a pas une théorie sur la pièce !
 
BPV – Pendant la création des Éphémères, vous avez eu recours à des films (Imamura, Scola, etc.) et aussi à des livres importants — les nouvelles de Tchekhov ou de Karen Blixen, Le Livre des ressemblances d’Edmond Jabès, les Odes élémentaires de Neruda, les Lettres de Drancy et Primo Levi, mais aussi Proust et Saint Augustin. Tu les as lus et fait lire aux acteurs ?
 
AM – Il y a eu aussi les poèmes et les nouvelles de Carver que Charles-Henri (Bradier), mon assistant, m’a donnés. Toutes ces lectures nous servaient, non de matériau—  nous avions le nôtre —, mais de confirmation, c’est très important la confirmation…
 
BPV – Neruda, c’était aussi une confirmation ?
 
AM – C’est une amie anglaise, à qui j’avais parlé du travail,  qui m’a renvoyée aux Odes de Neruda que je ne connaissais pas — l’ode à la soupe au potiron, l’ode au ragoût de congre, etc. — et  j’ai compris tout de suite qu’il nous les fallait. On en a trouvé trois ou quatre sur Internet, ensuite Charles-Henri  les a dénichées, et c’est magnifique — comme chez Carver, le poème qui s’appelle Ma voiture... Ces odes aux objets quotidiens étaient comme des alliés ! Des alliés, qui nous disaient : « Non, tu ne te trompes pas ! Moi aussi, j’ai été par là ! » … On n’allait pas exactement au même endroit, mais le fait que des gens aussi grands soient allés là nous donnait de la force.
 
BPV – Dans  ce travail sur cette écriture théâtrale au présent, en direct, les acteurs sont aussi des auteurs, ils sont en même temps des scénographes : toutes les fonctions semblent redistribuées. Et toi, où te trouves-tu ? Est-ce que le mot de metteur en scène te convient encore ?
 
AM – C’est drôle, parce que si le nom de metteur en scène me convient, ce qui ne me convient plus, c’est le mot de mise en scène,  car la mise en scène est ici vraiment partagée. Mais  peut-être que cette “mise en scène collective” ne peut advenir que parce que je suis là et que je la vois, je dis bien : «  je la vois ! » Je suis la personne qui voit la première et qui dit : « Oui » ou « Non ». Et c’est parfois très grave de prendre cette décision-là, quand ce sont des propositions que j’aime et qui ne seront cependant pas retenues dans le spectacle. 
 
BPV – Ces choses qui sont restées pour l’instant dans la fameuse « troisième partie », mais dont on peut penser qu’elles pourront à un moment intégrer le spectacle ?
 
AM – Oui ! Pour continuer de parler de cette « mise en scène collective », quand on commence à reconstruire l’improvisation, sans chercher à la sophistiquer, en toute modestie, pour en conserver la simplicité, nous le faisons ensemble, avec moi, mais ensemble. Certaines improvisations sont restées « telles quelles », entre guillemets : même si elles ont été retravaillées, comme je l’ai dit, coupées un peu, ce sont bien, de A jusqu’à Z, des improvisations. Mais il y a des choses qui ont été faites à partir de plusieurs improvisations différentes et qu’on a rassemblées. La scène de Noël par exemple, où des souvenirs personnels familiaux que j’avais racontés se sont mêlés aux visions de certaines actrices, comme Delphine Cottu, qui travaillaient sur ce monde.
 
BPV – Pour l’écriture de ce spectacle, la connivence et le travail avec avec Jean-Jacques Lemêtre n’ont–ils pas été encore plus importants que dans Le Dernier Caravansérail ? La musique semble prendre de plus en plus de place dans le travail d’ecriture au Soleil ?
 
AM – La musique ? Oui, c’est plus qu’important ! Un jour, on a parlé ensemble du futur spectacle, et depuis l’Australie, Jean-Jacques a commencé à écrire des pages de musique, peut-être plus que d’habitude, enfin il faut le lui demander…
 
BPV – C’est ce qu’il m’a dit effectivement : « J’ai écrit mes propres visions toutes en mineur, dans des  cahiers d’études » . Il a pu puiser dedans au moment du travail sur le plateau, quand les comédiens, avant de commencer, lui donnaient leurs indications sur l’improvisation qu’ils allaient faire.
 
AM – L’improvisation commençait, et la musique résonnait, et c’était extraordinaire — comme s’il avait su à l’avance que c’était cela qui allait arriver, parce que la musique convenait parfaitement. Il avait donc entendu, lui, deviné, dans ce que je disais, le fond de mon désir et de ce qu’il allait en advenir ! Je pense que personne ne reconnaît assez le travail qu’il effectue, même chez nous...
 
BPV – Dernier élément de l’écriture scénique, et non le moindre, le travail avec les objets ? On peut dire qu’il y a eu des improvisations avec les objets ?
 
AM – Les comédiens ont cherché le mobilier, les objets dans la rue, sur les trottoirs, chez Emmaüs, chacun amenait des choses de chez soi, il y a des objets qui viennent de chez moi aussi. C’est comme cela qu’ils édifiaient ces petits intérieurs ou extérieurs. Moi je regardais.
 
BPV – Le dispositif  pouvait donc se modifier selon tes remarques ?
 
AM – Oui ! On prenait des photos, quand je disais que le décor était magnifique ! On prenait une photo, et rien ne bougeait plus jusqu’à ce que je remarque : « Mais tel objet doit être déplacé, là, au centre, on le voit trop, on le sent trop ! » Tout ce qui est sur les chariots doit être utile, autrement « ça fait décor » ! Les ensembles d’objets sont absolument essentiels, c’est un monde qui entre…
 
BPV – Peut-on dire que les objets « parlent » ?
 
AM – Oui, bien sûr !
 
BPV – Est-ce que vous avez travaillé avec cette idée que les objets parlaient ?
 
AM – Non ! C’était !  On  n’avait donc pas besoin de se le dire ! J’entends des gens qui répètent certaines choses aux acteurs, qui les pointent, et en les pointant ainsi, ils les impriment ! Alors que moi, je parle peut-être beaucoup, mais il y a surtout beaucoup de choses que je ne  dis pas, car je pense qu’il ne faut rien imprimer !
 
BPV – Pour caractériser Les Éphémères, tu as eu une fois cette très belle expression, tu as dit : « En fait, c’est un récit intime à trente voix ! » Est-ce que tu penses que, justement aujourd’hui, cela correspond à un type d’approche créative pour rendre compte de nous, de notre existence dans le temps présent, pour faire un théâtre au présent ?
 
AM – Il doit y avoir certainement d’autres façons de faire ! Je pense qu’un écrivain tout seul peut très bien rendre compte du temps présent, dans un roman, avec trente personnages, s’il a du talent…
 
BPV – Connais-tu des auteurs de théâtre qui le font ?
 
AM – Non, mais je ne les ai peut-être pas lus. Pour moi, Koltès par exemple ne rend pas compte du temps présent ! Mais il y a des tas de metteurs en scène, et un  public, pour qui il en rend compte.
 
BPV – Penses-tu que le Théâtre du Soleil soit un laboratoire d’écriture ?
 
AM – C’est un laboratoire de théâtre ! 
 
BPV – Tu acceptes aujourd’hui le qualificatif de « laboratoire » ?

AM – Si je ne l’acceptais pas avant, c’est parce que cela évoquait des choses prétentieuses qui ne me sont pas proches. Si on s’entend bien sur le sens du mot « laboratoire », c’est-à-dire un endroit où on travaille et où on cherche, oui, j’accepte le terme de laboratoire.  Mais en fait, c’est bien un laboratoire de théâtre populaire.
 
BPV – Où on se pose aussi la question de l’écriture ? 
 
AM – Je ne me pose pas directement cette question.
 
BPV – Tu travailles dans ta troupe où, même si les comédiens ne sont plus tous les mêmes, une transmission s’effectue qui concourt à la marche du travail ?
 
AM – Je  pense effectivement qu’il y a une transmission, et je crois aussi que j’ai de moins en moins besoin d’imposer quoi que ce soit. Je commence à me débrouiller pour que ça arrive, sans que je m’échine pour cela. Ou alors, nous nous échinons ensemble — parce que nous perdons le théâtre parfois. Mais je ne connais plus ce que parfois j’ai connu : me retrouver devant un acteur avec qui je n’arrive plus à parler, parce que je ne sais plus quoi lui dire pour qu’il se mette à jouer bien !
 
BPV – Les Éphémères parlent de nous, c’est un spectacle où se retrouvent quatre générations, celles-là mêmes qui cœxistent au Soleil aujourd’hui, en comptant les enfants qui tiennent leur partie. Il traite de notre passé et de notre présent, où notre petite histoire personnelle, intime, croise parfois la grande Histoire — ici, la Résistance. Tu n’as pas vraiment cherché ce croisement ? Il était là, donné, dans les souvenirs sur ta famille ?
 
AM – Les êtres humains sont toujours, là, entre la Grande et la Petite Histoire…
 
BPV – Qu’est-ce que le fait de passer par le film, de tourner le Caravanserail, a pu t’apporter pour le futur spectacle auquel tu pensais pendant le tournage ? Tu avais dit un jour, après avoir tourné le Caravansérail, que tu avais envie de faire un autre film ?
 
AM – Mais, maintenant aussi, j’ai envie de faire un autre film…
 
BPV – Tu as toujours ce désir de cinéma ?
 
AM – Oui, mais ce n’est pas une frustration. Le cinéma, ça vient de temps en temps. Je pense qu’avec Les Éphémères, on prouve d’une certaine façon que le théâtre n’a pas à avoir peur du cinéma. Ce spectacle porte la marque de l’écriture filmique, mais sans écran, ni technique spéciale autre que théâtrale.
 
BPV – Il y a cependant un grand drap dans le dernier épisode où est projeté un fragment d’un film de John Ford... Est-ce que tu as pensé à un moment donné que votre démarche s’apparentait à celle de Robert Lepage, dans Les Sept branches de la rivière Ota ?

AM – Non, mais c’est un très grand compliment, parce que c’est un des spectacles qui m’a le plus fascinée, c’est un spectacle que j’adore vraiment ! Je n’ai pas pensé que ça y ressemblait… Exceptés un ou deux « Strehler », Les Sept branches de la rivière Ota, c’est le plus grand spectacle que j’ai jamais vu… Je crois que c’est un spectacle qui est très important ! Je l’ai d’ailleurs dit à Lepage…
 
BPV – Lui aussi a des méthodes spécifiques de création et d’écriture collectives et modulables, qu’il serait sans doute intéressant de comparer avec celles du Soleil. Mais c’est une autre conversation....
 
  


 
Béatrice Picon-Vallin,
« Écrire au présent : un récit intime à trente voix »,
entretien avec Ariane Mnouchkine,
 in Alternatives théâtrales, n° 93,  numéro spécial Avignon, 
juillet 2007, pp. 56-62, 2 ill.