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Coups de cinéma / Généalogie-visions

 

Ce film, dont le nom évoque le ressort de notre vie humaine, est le résultat d'une retrouvaille d'amour entre le Théâtre et sa moitié philippine le Cinéma. Il raconte comment le cinéma nous est né au matin d'un siècle, en urgence, juste à temps pour sauver les traces d'un monde qui s'apprêtait à se détruire lui-même exactement comme, selon la légende rapportée par Platon, était née, aux temps cosmogoniques, l'écriture, inventée à la hâte par le dieu de la trace et de la survie, pour protéger la mémoire contre l'effacement fatal.

Au commencement de notre film il y avait le Théâtre. Le Théâtre, divin sujet de la Fatalité : un dieu du temps, pour un temps donné. La vie même. La finitude est le secret de son génie. Le théâtre, dont toute l'action est au présent, le théâtre qui donne lieu au présent, le théâtre passe. Dès le commencement, pour commencer, le théâtre a été hanté par la mort et la folle espérance de l'immortalité. De ce rêve d'immortalité est né le cinéma. Le cinéma est du théâtre extratemporel. Le cinéma est l'actualisation du rêve d'un rêve qui peut se répéter, et ne connaît pas de « dernière ».

Mais avant le théâtre, au commencement, il y avait la lecture. Le premier théâtre, et donc le premier cinéma est la scène de la lecture. Le lisant, qui voyage à bord du livre, voit les univers et tous les temps. Le lecteur est toujours cet enfant magicien qui s'embarque sur le bateau de papier pour faire le tour du monde en 80 ports et aéroports.

Le cinéma est le rêve du théâtre enfin réalisé. Dès sa naissance le théâtre a été couvé par le regard de la caméra. La caméra est la chambre maternelle, sous l'œil aimant et désirant de laquelle la vie joue sa pièce. La vie veut être suivie du regard. Elle a besoin du public pour l'encourager à aller trop loin.

Avec un fol espoir nous, le public, recueilli dans la chambre à visions, nous regardons l'humanité faire voile de ses grands rêves et de son fol espoir. La voile est aussi la toile de l'écran.

Toutes les enfances ont commencé à voyager dans le temps, assises dans le lit-canot, avec le livre pour quai, écran, prophète et pilote de rêve. Le livre sert à aller au cinéma.

Le livre est une condensation d'images dont la succession nous conduit jusqu'au bout du monde. Debout au bout du monde, au bord du lit, on aperçoit l'horizon moiré de l'avenir.

Jules Verne a créé la plus grande Compagnie de Transports et de Télécommunication mondiale par nanonefs : un sous-marin de papier grand comme une marmite et on atteint le fond des océans. Il est le précurseur (après Vinci, bien sûr, et après Dédale) des voyages interplanétaires à puce.

D'une autre manière ce film est une ode d'Ariane Mnouchkine, petite fille metteure en astres, à ses rêvants prédécesseurs.

Ce film est mythologique. Ce film ne savait pas, lorsqu'il germait, qu'il serait la progéniture par excellence de nos pulsions visionnaires. Nous sommes des êtres avides de découvrir les images gardées secrètes de nos origines. Nous vivons portés par le désir et par l'espoir de retrouver au bout du temps les commencements de notre temps. Nous remontons les mers vers les journées magiques de notre enfance. L'enfance est la saison de notre toute-puissance. Lorsque nous étions petits nous étions titans, demi-dieux, prométhées, philosophes, découvreurs d'astres et de profondeurs. Et, pour finir, dompteurs d'univers. Nous avons survolé les planètes en cerf-volant. Nous avons capturé vivants les mondes et leurs siècles avec pour arme surnaturelle l'œil plus grand que la Création : la caméra. À force de rêver, de rêver, de voir en rêve les continents, les peuples, les batailles, l'industrie, la poule humaine a fini par pondre la caméra.

Dès que nous avons inventé la caméra nous avons réalisé nos ambitions de petits géants télescopiques : à nous les lunes, les empires et les gouffres de l'âme humaine.

Entre le Théâtre et le Cinéma c'est une histoire d'amour tendre, jaloux, compliqué, et, naturellement, narcissique. Le théâtre est amoureux du cinéma qui le lui rend bien, chacun se mire dans l'autre, s'admire dans l'autre. Chaque genre donne l'hospitalité à l'autre. Chacun fait l'autre à son image. Chacun héberge sous son toit des dizaines ou milliers d'habitants, acteurs, personnages. Ce sont les passagers du fol espoir. Ils se miment, s'attirent, s'embrassent, se métamorphosent. Se citent. Se rappellent. Lorsque l'un s'éloigne dans le temps l'autre accourt et le ramène au présent.

Le rêve du théâtre : atteindre la vitesse fulgurante du cinémallusion. Le rêve du cinéma : retrouver les profondes lenteurs, les riches humilités du théâtre. Le rêve du théâtre : atteindre les toutepuissantes éloquences du cinéma muet. Le rêve du cinéma : faire voir, sur les toiles des visages, la force inouïe des mots qui soulèvent les corps, et pénètrent les âmes. L'un donne la succession. L'autre donne la simultanéité. Sous le regard de la caméra le temps croît et se multiplie instantanément. En une image-instant respirent des siècles de peinture. D'un dixième de seconde à l'autre, tout un livre : à la 35ème minute-image « au loin », au fond du monde, la carcasse du bateau de notre espoir échoué dans les glaces, est survolée par une lune qui rougeoie dans le noir comme le clin d’œil prophétique du dernier phare. On a l'impression vraie que Rembrandt, Turner, Latour, Friedrich, ont ensemble posé leurs pinceaux sur un carré d'écran.

Nous, qui regardons se lever et se coucher chaque scène chaque image, sommes-nous dehors, sommes-nous dedans ? Quel jour sommes-nous, quelle année ?

Nous sommes comme le tout petit garçon, Sinbad, à la fois dans la rue du quartier 2013 dans la guinguette du Fol espoir 1914 où il neige la tempête de 1899, sur la Magellanie, en tant que mousse français agnelet afghan réfugié, sujet à sept moi/s et autant de langues, debout, habillé nu, devant la quille du Bateau où un coup de caméra nous transforme, plus vite que dans un poème de Rimbaud, en petit indien alakalouf.

La double magie de l'enfance à livre et de l'enfance du cinéma règne sur tout le film : on est ce que l'on lit.

Nous sommes multipliés à la seconde. Regardez : nous voici devant la 2341ème seconde. Côte à côte Rachel, la célèbre cantatrice, c'est-à-dire Marguerite la fille de salle notre grand-mère, c'est-à-dire la jeune femme en nous qui joue toutes les tragédies d'amour, et Gabrielle, la première des cinéastes alias la dernière des Indiennes de Magellanie, le sujet et le peintre, nous regardent les regarder chacune regardant arriver l'avenir. Nous sommes tous filmés filmant le fil de tous les temps.

Et maintenant passons à la 1500ème seconde-vision : ici maintenant en 2014 nous sommes en juillet 1914 attablés au Fol Espoir avec nos cinéastes qui tournent le Fol Espoir, autour de nous, tous les présents battent en même temps, tandis que nous regardons la séquence en noir et blanc (nous, nous sommes en couleur) des bagnards en train de se noyer un peu plus tôt en 1899 derrière le hublot. Ce sont nos yeux écarquillés, là. Dehors, on rit, en couleur, dedans on a les yeux qui crient en noir et blanc, la couleur regarde le noir et blanc, la mort qui l'attend, comme le présent se regarde pâlir en entrant dans le passé.

Et nous, qui nous voyons regarder, depuis un autre degré du dehors dedans, nous regardons ceux qui regardent ceux qui croient voir la mort en face. Ça va être la guerre ?

Nous qui ne sommes pas dans le Fol Espoir, nous flottons sans le savoir dans ce fol espoir transparent que nous appelons la vie de tous les jours.

C'est alors qu'éclate au deuxième plan du présent 1914, la violente querelle entre pacifistes et nationalistes, patriotes, cosmopolitistes, souverainistes, la même fureur recommence en 2014 comme en 1914 et inversement. Ce qui sépare les scènes des siècles n'est guère qu'une buée de temps, un voile d'araignée, une voilette de larmes d'émotion. Soulevons le rideau. Tournons la page. J'imagine déjà l'enfant de 2114 qui entre par le livre (il y en aura toujours) dans la merveilleuse maquette transtemporelle du Fol Espoir.

 

            Hélène Cixous