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Coup de baguette

 

— Ça y est, on repart, dit le capitaine. Quel coup ! C’était le 1er Août 1998. Moi qui croyais pouvoir... Je cherchai où me terrer, un trou, une grotte, une mine, un antre de baleine. Trop tard. Le contretemps avait commencé. Les mâchoires d’une vague monstrueuse béaient déjà vers la pointe du ciel, accroupie sur la pointe du raz, trempée d’écume, j’étais emportée encore une fois vers le Théâtre.

— Où allons-nous, capitaine Li, piaillai-je. ­

— Plus loin, plus haut, plus par là-bas, comme d’habitude est-ce que je sais, m’assura Mme Li.

Embarquée ! Je voulais fuir. Le départ m’avait déjà prise. C’est un voyage par enchantement forcé. Et on ne sait même pas sur quoi on est grimpé. Le décollement a lieu. C’est-à-dire je décolle, je suis décollée, mais qu’est-ce qui me porte ? Char ? cheval, chavion ? Ancien ou moderne moyen de survoler ? Va savoir.

— Tu as peur ?

— Terrorisée, comme d’habitude.

— Au moins tu as quelque chose, avoir peur c’est déjà quelque chose.

— Vrai ! Je m’accrochai à la terreur. Avoir la terreur pour terre et pour erreur, ce n’est pas rien.

Je remarquai le ciel : en plein jour il était noir et je ne voyais rien, pas même le ciel. Je notai : catastrophe totale. Je reconnus le climat d’apocalypse. C’est une quête du Cœur, ou une chasse au Cœur du Monde, une course vers le continent de l’Intérieur dont nous cherchons la Transfigure visible. Le Théâtre. Quel Dieu ! ou bien Quels Dieux ! Tous nous l’invoquons, nous disons son nom, nous commentons ses traces, nous inventons ses lois. Théâtre merci. Grâce Théâtre, supplions-nous. Ce que je sais c’est que Théâtre exerce sur moi deux autorités absolues, l’une sévère, redoutable violente, l’autre d’une tendresse folle encore plus puissante que la force, d’une main Théâtre me frappe et me mène à la baguette, la fameuse baguette fée, un petit bâton mince et flexible dont se servent les auteurs d’enchantements, Prospero, Shakespeare et bien d’autres. D’une main, est-ce la même, une autre, l’autre, une troisième, il me frôle le cœur, je pleure et tout d’un coup je suis un/e autre. Combien il a de mains, on ne sait, elles sont multipliées à la mesure des êtres sur lesquels il porte ses merveilleux coups.

La baguette est elle-même une autre, en tant que bague elle est anneau, Wage Bagge. Donc si elle est à la fois bague et bâtonnet c’est qu’elle est biguette. La bonne circonfusion est d’emblée établie.

Un vent noir soufflait. Je me voyais déjà catapultée dans une de ces Asies postmodernes, poussée dans de grandes bibliothèques computerisées, perdue dans des aéroports noyée dans des marchés, accrochée à mes cahiers, épluchant les journaux chinois, faisant mon enquête pour trouver le phénix actuel. Pélerine malgré moi. Une vaine envie de déserter, une faiblesse de l’esprit devant les continents en voie de globalisation.

— Et si tu écrivais — non. Si on retrouvait une pièce ancienne qui aurait été écrite par le fameux poète Hxshi-Xhou, une pièce non datée, et en morceaux, quant à l’origine on ne sait pas exactement où il est né, certains disent en Chine, d’autres en Corée ? Dit le Capitaine et sous mes yeux il devint Mme Li. Il avait suffi d’une couche de fesses en plus.

Etre écrite par Xi-Xou ! J’étais sauvée. Je fus allégée. Délogée. Remplacée. A quoi tient la vie, l’oeuvre, la porte. Un coup de biguette et tout est délivré.

L’émotion fit en moi une nuit concave, toute vide et remuante où vint jouer un rêve du poète Xi Xou. J’étais visitée, peuplée, et remplacée.

C’était une scène initiatique. Au sommet d’un sable dernier, deux créatures passionnées valsaient dans une tempête. Je regardais leur valse parce que j’avais du mal à distinguer l’un des deux, roulés dans l’ouragan et même à me distinguer d’eux. Il me semblait que j’étais le père avec le fils ou bien j’étais ma fille avec sa mère ou bien ce couple qui tourbillonne c’est le dernier du monde, les survivants ou expirants. On était sauf mais pour voir sans aucun futur la fin de tout présent. Je vécus la montée des eaux, la chute lente du sable vivant, le défilé des morts un drap jaune couvrait lentement tous ceux que je n’avais pas eu le temps de connaître, mes personnages sombraient à l’instant même où je faisais leur connaissance, à quoi bon voir si c’est pour perdre de vue. Au matin il ne restait plus que nous du périssement universel, j’avais perdu le seigneur le moine, le médecin, toute une cour et tout un peuple.

L’invisibilité des deux survivants se fit. Un deuil violent me combla. Quelle foule j’avais à pleurer et à raconter ! J’étais submergée par l’émoi, c’est-à-dire par les moi de tous ces disparus dont j’avais reçu la garde. Je vois encore la danse sur la crête désolée, la valse de la vie avec la mort, du devin avec le destin, du porteur de prophéties avec Théâtre le dieu des fantômes et des résurrections. Je passai un coup de fil à Mme Li.

— C’est parti ! criai-je à Madame Li.

Puis j’osai lui dire qu’il ne resta plus personne au matin à part elle et moi.

Vient l’automne

Pendant que Mme Li capitaine Ariane et toute la troupe cinglent vers l’Asie, je vais (j’allai) en mon Asie ici au lit où je lis tout le Nô du monde.

Au retour les voyageurs, je ne sais pas comment, je les vis dès le premier jour s’échangeant sous quelque coup de génie ou d’espionnage par inconscients en marionnettes, dès le début ils étaient en métamorphose et moi stupéfiée, ce n’est pas moi qui ai soufflé cet enchantement-là, si je n’avais cessé de jouer avec des marionnettes, c’était en secret, c’est un principe ce que je désire je ne l’avoue jamais, et voilà, je ne saurai jamais comment, qu’on m’avait deviné mon secret.

Pendant leur Asie que faisaient les moi qui me parlaient ?

En tant que le poète Xi Xou je devins la Dame Gigogne. Des personnages me sortent des bras, des genoux, des plis de robes des doigts m’entrent par les oreilles me jouent tous les tours, se tournent d’un sexe à l’autre. Je suis pays, port, ville, auberge et voyageurs. Chacun d’eux est à la fois le futur couple du comédien avec le personnage et passager clandestin à mon bord qui s’y prête. Je suis ma sage-femme. Il paraît que l’accouchement de Dame Gigogne durait pendant tout le spectacle, et maintenant je le comprends. J’assiste à sa répétition. Ce qui est le plaisant et la plaisanterie de la chose c’est que toute cette progéniture arrive dans l’enceinte de Xi Xhou le poète dont la boîte crânienne est une matrice moitié mâle moitié femelle moitié femâle.

Qui se souvient encore de Gigogne, sinon le (Larousse) dictionnaire. Et pourtant, quelle femme et quelle marionnette !

(…)

Aujourd’hui Gigogne gît dans un gros livre flanquée de Gigot. Et pourtant, et pourtant...

Ils entraient par grappes, par bourrasques, ils dansaient furieusement entre eux, ils cascadaient leurs colères, une hâte les soulevait, ils gigotaient en l’air, une vague les escamotait. Je n’avais jamais vu une telle moisson, les mois étaient Légion, ils ne se gênaient pas, il suffisait d’un fleuve d’une rivière du mot eau et aussitôt une brassée de bateliers, dehors mes propres forêts grondaient et tombaient sous la hache. Je me suis dit : mais ils n’arrêtent pas de s’épouser et de s’esquinter et de s’entretuer. Que va dire le public !? Il pleut, il meurt, à torrents. Ils passaient à l’acte avec une férocité légère, foin des convenances, une nudité des pulsions gouvernait mes côtes, ils ne se retenaient pas pour répondre aux injonctions du désir et de la nécessité. Les marionnettes sont sans détour. Elles oscillent mais ne tergiversent pas. Sous les apparences d’une passivité de poupée mue par un maître elles sont d’une activité sans pareille. C’est qu’elles ne tiennent pas en place. Ce sont des emportées. Si Hamlet avait été marionnette Claudius eût été trucidé acte 2 scène 1.

Mais pourquoi parlai-je ici maintenant à cette heure d’Asie au lit de marionnettes ? C’est qu’il faisait Nô en moi. C’est-à-dire fantastique et très vite. Pendant les Nôs d’été les fantômes passent la porte de l’Oubli, ils viennent répéter leur malheur inouï, car pour eux jamais de passé, le présent est leur fatalité et j’y assistais. Rien de plus naturel dans ce pays de personnages que le surnaturel. Sur l’horloge les deux baguettes tambourinent l’heure des revenances et des métamorphoses. Il est tout à fait surnaturel de rencontrer sa propre mère morte sur un chemin de campagne, de souper avec elle et de ne pas la reconnaître. En vérité le spectre le plus discret et le plus ubiquiteux c’est nous, le public. Nous sommes (dans le secret) au parfum. Ça sent le sang. De marionnettes.

Et pourtant, et pourtant est une citation, et plus exactement une locution symbole de la langue parlée des Tambours sur la Digue, c’est-à-dire la langue des marionnettes. La langue des marionnettes a son parler autre que le nôtre. J’ai dû l’apprendre, m’y faire. Chaque langue a le rythme et la mélodie du corps qui la loge.

Les premières versions de Tambours commettaient une erreur de quantité, de mesure, de souffle. Les personnages parlaient comme des vous-et-moi, trop long et lourd.

C’est que je n’avais pas encore déplumé, effilé. Je parlais à longues et littérales enjambées.

Pour exprimer les états d’âmes, j’ajoutais à tout modalisateur son commentaire savant. Je parlais d’abondance à la place du silence - Voilà -

Mais en marionnette tout tient à un fil. Le discours est un cerf-volant échappé : il dit, d’un coup de queue enrubannée tous les nuages et le firmament. Le ténu fait l’immense. Le petit donne toute l’envergure du grand.

— Lâche les bagages, criait Mme Li.

— Je voudrais t’y voir piaillai-je.

Nous sommes des agrippés de naissance. Larguer est un art. Ne nous y trompons pas, la marionnette à fils n’est pas une ligotée. Elle est l’épouse de l’air. Elle a des mains décramponnées. Des pattes de chat plus exactement, elle touche mais ne tient pas. Ce qu’elle agrippe c’est le courant de l’air, les ondes des passions, seulement ce qui passe, l’émeut, la lâche. Mains décrispées, tout juste aptes à se joindre en prière.

J’écrivis : et pourtant. J’allais dérouler un rouleau de méditations philosophiques qui n’oublierait ni Montaigne ni Lévinas ni les sages tibétains. Je m’y pris. Je coupai. J’écrivis : et pourtant, et pourtant. Et j’ouvris la fenêtre. Un héron s’envola.

Les manches du Seigneur flottaient. Seigneur flottant. Monde flottant.

Le vol, le mauvais vol, la physique des âmes : le Seigneur flotte, stagne, les eaux boueuses le charrient. Il n’aura pas pris l’air.

Je peins les hésitations désastreuses. Le chancelier balloté file d’abord vers la mère, balance, revient vers le père, tournoie, repart, rate la marche de l’histoire, embrouillé de désirs jusqu’à la dislocation mortelle. Sa marionnette ne fait pas exactement le poids, fétu qui saute par dessus la réalité, refoulée de toutes parts.

Duan la fille du Devin qui est un fils aussi, est l’excellence nette du détachement. Elle coupe, elle va, elle prend le temps par les cornes, la tête de la troupe des tambours, elle règle les rythmes, rien ne fait des noeuds même l’amour même le bonheur.

Elle sait même esquiver les pièges du pathos de politesse. Elle ose. C’est elle qui ose dire : Les adieux doivent être brefs. Adieu.

Moi je n’aurais pas osé (joindre) faire ce que ....

Jusqu’à la première représentation je devais lutter contre moi pour ne pas alourdir d’une fioriture prothétique.

Une vraie marionnette est nette : ni ronde ni molle ni floue, mais expliquée dessinée. Elle dessine ses sentiments, leurs angles, leurs à-coups, elle est versatile avec toutes les précisions. Elle marque les arrêts. L’Intendant prend une décision. Il va de ce pas chez le Seigneur. Geste, parole, le geste pense. Au quatrième pas une pensée arrête sec son pied en plein élan. La pensée renverse le pas en sens contraire. Pied pensant, pensée qui marche.

La marionnette marche aux baguettes. Pour la première fois nous les voyons ces baguettes d’ordinaire invisibles qui nous agissent, ces autres, ou ces auteurs qui nous meuvent, nous facilitent ou nous difficilitent chaque mot, chaque tour chaque résolution. Incarner les baguettes qui nous commandent dans la personne indéchiffrable mais bien perceptible des kokens (dits les manipulateurs) c’est le coup de génie du maître-maîtresse des marionnettes. D’ailleurs son génie c’est toujours cela : à force d’invocations, que paraissent à nos yeux toutes ces puissances et dominations secrètes que nul n’a jamais encore vues, depuis les Erinyes jusqu’aux machinations de l’inconscient. Les invisibles lui font reddition.

Personne , dans le public, pour s’étonner sauf de voir pour la première fois ce que tous nous sentons plus ou moins obscurément : que nous sommes des êtres singuliers pluriels cohabités cohabitants cohantés cohantants, que nous sommes de ce fait non-coïncidents avec ces nous-mêmes, toujours freinés décalés, que nous sommes conduits quand nous croyons conduire, il y a toujours plus de demains deux mains sur le volant du présent, moi-même écartée de moi-même au moment où je vais m’affirmant

notre faute et notre mérite sont partagés

nous sommes une résultante endeuillée d’une autorité souveraine. Endeuillés de nous-mêmes pour toujours, dérapeurs de notre volonté. Dès que nous voyons ces compagnons attentifs et indissociables nous (nous) reconnaissons dans ces expropriés compliqués, mais comme toujours nous voyons les baguettes dans le dos des autres, mais la poutre dans notre oeil nous ne la voyons pas.

Qui sont donc ces baguettes qui paraissent démons, ombres, jumeaux ? C’est l’autre en moi mon traître, mon mensonge ou ma vérité, mon opérateur ou mon opératrice qui prend la décision. Notre moitié celle qui nous permet d’être innocent dans le crime donc de pouvoir vouloir tuer car c’est l’autre, appelé C’est-Pas-Moi qui substitue pour nous. Celle qui nous double et nous suit et nous est. Celle qui nous aime au noir, l’indulgente moitié qui nous pardonne ce qu’elle nous fait méfaire. Et aussi la pitié que nous avons pour nous-même.

Dans une épineuse forêt au bord du fleuve où des amants dansaient leur destin je contemplais les tours de leur amour. C’est une valse. Ils sont bien six ou sept ou plus encore ces deux-là, ils roulent tournent changent en s’enroulant autour de leurs supports leurs vrilles mus emmêlés. S’étreindre est leur impossibilité, faire un ou une pour des marionnettes c’est très difficile. On voit l’amour perdre le fil, il y a danger, les voilà buissons de roses, brassées de caresses, menacés par l’émoi, les baisers ont si vite fait de mordre au sang, les roses griffent, tout va tourner au démêlé. Comme dans la vie, comme dans la vie même.

Mais tuer est beaucoup plus facile, mettre en pièces, séparer, on prend des ciseaux, la lame d’un couteau, on coupe et -

Mais qui on ? Toujours ce On qui ne connaît pas ma honte. Ce Om, cet homme cette ombre de moi.

Je n’ai pas voulu cela dit Wang Po, véridique. Je voulais tuer mais pas toi. C’est mon épée qui a fourché, dit Wang Po, et il faut le croire. L’auteur de mes actes manqués, le fauteur de mes lapsus tragiques, c’est Pasmoi. La baguette a bien dérapé, et voici que les choses prennent le dessus. Les Choses, ces déesses ou dieux sans visage et sans nom qui mènent le monde que nous croyons mener et nous ôtent du doute. Qui sont ces hôtes noirs qui soulèvent nos bras et nous croquent les jambes ? Certes nous les nommons vingt fois par jour et les conservons inconnus, société anonyme à capital illimité. Ce sont les Choses. Elles peuvent faire tout et n’importe quoi sans que nous y engagions notre responsabilité. Et pourtant. Sans nous elles ne sont pas. Elles sont notre face cachée montrée. Et notre face nue est bien noire. Peinte en voile noir par notre aveuglement forcené. C’est à Elles que la marionnette du Seigneur assigne le cours des événements une fois son fil de téléphone de sa main coupé.

 

Les Choses sont décidées. Ma main a signé.

Les Seigneurs marionnettes se regardent jouées. Actionnées. Jouets curieux de leur fonctionnement décapité. Ce n’est pas cela ce que leje voulais, mais l’autre je l’a fait. La Non-coïncidence syncopée de son rapport à soi aura été la dernière horlogerie observée par le Chef de l’Etat.

Qu’il y a un autre ici voilà ce que les Tambours auront fait paraître, en tapant sur la peau de la scène en cadence. Ici est divisé en cet ici et l’autre, ou bien Ici se divise en icis, entre y et ci ou si, qui sait. Cette complexicité on peut en jouer mais on en est aussi joué. On reconnaît sans peine la complexe complicité du Mentir d’Etat. La non-icité et la non-moiité n’empêchent pas, au contraire, l’exercice de l’autoricité, sur toutes les autres marionnettes. La dé/possession est un pouvoir masqué.

 

Qu’est-ce qu’un Visage ? Alors là on le voit bien. Un Visage est un emprunt. Qu’est-ce que mon Corps ? Mon corps est dans le corps de quelqu’un d’autre. Ou bien c’est ma tête. Qui joue le Seigneur ? demandait un spectateur. C’est Mme Li qui joue le Seigneur, dis-je. Et pourtant. Si c’était le neveu Hun qui le jouait ? Mais non. C’est le Seigneur qui joue Hun pour que Hun le joue. Valse. Mais Hun est entré dans Wang Po par quelque faille ou fente. C’est que souvent on attrape un coup de l’autre baguette.

 

Dans la Couture, je vois une marionnette nue. Le sein nu de Duan. Soudain je vois pour la première fois la Nudité. Je ne l’avais jamais vue. Comme si j’avais vu le jour que l’on ne voit pas. La nudité de la marionnette est la seule nudité visible. Je vois le nu, en voile et en mousse, le sein peint. La nudité est de voile peint. Il n’y a pas plus nu qu’un sein en voile dévoilé. C’est par enchantement.

Et, de même, une marionnette meurt nette, jamais on n’aura vu de tels arrêts de mort. Voyez la mort du Chancelier : elle saisit l’homme en plein élan, et le fauche en vol. Je suis fauché meurt-il. — Oui, la voilà retrouvée la vérité antique de la mort, celle que l’on représentait avec des ciseaux ou une faux, avec raison. De nos jours nous la pallions, nous l’étirons, nous la couvrons d’un manteau de drap blanc et flou, nous ne voulons plus en voir le tranchant, la lame, nous ne supportons plus d’être la marionnette du temps que nous sommes pourtant. La vérité c’est ça : d’un instant à l’autre en pleine action un grand coup de baguette dans la gorge dans le flanc, pas de verbe, une phrase nominale barrée. Arrêt. C’est comme l’oiseau abattu en plein vol. Le vol lui-même est saisi, percé, métamorphosé en pierre. Chute. C’est fait. On meurt d’un coup d’aile. On n’a même pas le temps de mourir lorsqu’on est créature à fil. D’un coup : supprimé. Il n’y a pas de fin. C’est terrible, cette privation des consolations ultimes. Et pas de dernier mot.

 

Hélène CIXOUS

« Coups de baguettes », Au théâtre au cinéma au féminin, textes réunis et présentés par Mireille CALLE-GRUBER et Hélène CIXOUS, Paris, L'Harmattan, 2001, pp. 44-51