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Avignon 95 | Entretien avec Ariane Mnouchkine

 


Photo Michèle Laurent


     Cet été, au festival d’Avignon, on pourra voir du 9 au 29 juillet Le Tartuffe de Molière et La Ville parjure ou le réveil des Érinyes d’Hélène Cixous, mise en scène d’Ariane Mnouchkine. Nous saisissons l’occasion de cette reprise de La Ville parjure pour publier un entretien avec Ariane Mnouchkine réalisé en juillet 94 au Théâtre du Soleil.
 
 
Maria Shevtsova : Je sens, en regardant La Ville parjure, que c’est une plaque tournante de votre travail de metteur en scène, et je ne sais pas si c’est la fin de quelque chose ou le début d’autre chose. Qu’en diriez-vous ?
 
Ariane Mnouchkine : Et bien, que diriez-vous si je vous disais que c’est la fin de quelque chose sans être le début d’autre chose ? Vous seriez un peu triste, non ?
 
M. S. : Non, non !
 
A. M. : Ah, bon ? Alors ?
 
M. S. : Non, parce qu’il y a toujours un début !
 
A. M. : Ah, oui, voilà ! Je pense que la fin de quelque chose, c’est toujours un début. Je pense que c’est à des gens comme vous de décider si c’est une plaque tournante, si c’est le début de quelque chose… Oui, je crois qu’il y a une évolution, heureusement, quand même, qu’on évolue ! C’est presque un petit peu comme si avec La Ville parjure, on faisait ce qu’on avait promis de faire déjà depuis quinze ans, c’est-à-dire un spectacle moderne sur l’époque contemporaine. C’est depuis L’Âge d’or– depuis 1975-1976 – qu’on essaie de faire ça. Donc, cela fait presque vingt ans qu’on dit qu’on veut faire quelque chose sur le monde moderne ; on a fait L’Âge d’or; avec Hélène Cixous on a fait L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, et ensuite on a fait L'Indiade ou l’inde de leurs rêves qui était un spectacle sur des événements contemporains de notre siècle, mais pas de notre pays, pas européens. Avec La Ville parjure, on fait quelque chose qui n’est pas seulement de notre siècle, mais qui est vraiment de maintenant, d’aujourd’hui, de demain, presque, et qui se passe en France – en tout cas, en Europe. Je crois qu’on tient une promesse, au fond, une promesse que nous nous étions faite à nous-mêmes et que, de ce fait, on avait faite au public. Alors, qu’il y ait une évolution… oui, j’espère bien que j’évolue. Si je n’évolue pas, c’est la fin, justement… C’est au moment où on n’évolue plus que c’est la fin de quelque chose. Si on évolue, c’est toujours la fin de quelque chose qui donne naissance à autre chose. Cela, je ne peux pas vous le dire. Je pense que ce serait, normalement, le travail des critiques.
 
M. S. : Vous avez pris comme point de départ, comme inspiration pour le spectacle, l’affaire du sang contaminé…
 
A. M. : Non, ce n’est pas le point de départ ! Au fond, le point de départ n’était pas l’affaire du sang ; le point de départ, c’était le cimetière. Un jour, j’ai dit à Hélène Cixous que j’aimerais qu’on fasse quelque chose qui ait comme lieu, cet espèce de cimetière qu’il y a au Caire, qui s’appelle la Cité des morts – un immense cimetière qui a été squatté par les sans-logis d’Egypte. Je n’ai jamais été en Égypte, je ne connais pas cet endroit, mais c’est un endroit qui, pour moi, était devenu un petit peu légendaire, un lieu extraordinaire. J’en ai parlé à Hélène qui, elle aussi, a commencé à rêver là-dessus. Mais, au fond, la fable, l’intrigue, la première intrigue… comme dans tout spectacle qui se respecte ; il y a une double intrigue, au fond, comme dans Iphigénie, il y a l’histoire d’Iphigénie qui influe totalement sur le destin des Grecs et des Troyens, l’histoire du sang, au fond, c’est un peu ça, c’est-à-dire que c’est une histoire terrible, limitée, quant aux gens qu’elle touche directement, elle ne touche, après tout, qu’une petite communauté des hémophiles, mais à mon sens, elle influe sur le destin d’un pays qui est le nôtre. Mais cette idée n’est venue que peu après, au cours des conversations avec Hélène Cixous, quand on parlait des personnages du cimetière. Puis, un jour, s’est imposée cette histoire. Je ne crois même pas pouvoir vous dire comment c’est venu. Hélène vous le dirait peut-être mieux que moi parce qu’elle est plus précise, je crois, dans le souvenir qu’elle a de l’évolution du travail. Donc, l’histoire du sang n’est pas le point de départ.

Les Érinyes n’étaient pas le point de départ, non plus. Il se trouve que nous étions à l’école des Grecs, et je ne voulais pas la quitter. Je pense qu’Hélène elle-même comprenait à quel point c’est une source d’inspiration pour un auteur – et un guide pour un auteur moderne. Il faut aussi rendre hommage à Hélène : c’est extraordinaire qu’un grand auteur contemporain ait la force et l’humilité nécessaires de se mettre à l’école de Shakespeare ou des Grecs. Il faut beaucoup de force pour ça, beaucoup d’humilité, et au fond, d’ambition.
Quand on a fait les Shakespeare, on avait quand même déjà le projet qui tournait autour du Cambodge. On ne savait pas que ce serait Sihanouk, mais ça tournait autour du Cambodge. Alors là, quand on a travaillé sur les Grecs, on croyait qu’on allait faire ensuite quelque chose sur le Résistance française. Et finalement, ça n’a pas été encore ça. Non pas que le projet soit abandonné. Je pense qu’on finira par faire quelque chose sur le Résistance, mais ça n’a pas été ça cette fois-ci. Je prends mon temps pour arriver à ce que cela mûrisse.
 
M. S. : Ariane, j’aimerais revenir sur la question que vous avez soulevée lorsque vous avez parlé du « destin d’un pays », du destin de cepays.
 
A. M. : Ah, oui, je pense que l’histoire du sang… ce crime me paraît être absolument la métaphore de notre société, c’est-à-dire, ce vers quoi elle va, vers quoi va l’éducation de nos dirigeants – et je ne parle pas que de nos dirigeants politiques, je parle de tous ceux qui prennent des responsabilités ou plutôt, qui ne les prennent pas – à quoi sont-ils éduqués, quelle est notre morale ou plutôt notre absence de morale, quelle est notre conscience ou plutôt notre absence de conscience, quelle est notre vision du monde ou plutôt notre absence de vision du monde, absence de conscience de ce que c’est que l’humanité, ce qu’est la fraternité, ce que c’est que les liens de solidarité entre les êtres humains, d’où qu’ils viennent. Donc, je pense que ce crime, même si ce n’est pas dit de cette façon-là, je pense que ça a secoué inconsciemment quelque chose, ça a ébranlé quelque chose dans le pays, c’est-à-dire, je pense qu’il y a plusieurs ébranlements dans les valeurs, en plus. Pour certains, ça voulait dire tout simplement : « Bon, alors, ces valeurs n’existent plus, donc pourquoi s’enquiquiner ? » Et puis, pour d’autres, ça voulait dire : « Mais, alors, donc, ces valeurs n’existent plus, alors c’est terrible ! » Je pense que cela, c’était un ébranlement.
 
M. S. : Et en ce qui concerne la fin du spectacle ?
 
A. M. : Je crois qu’il y a eu un malentendu sur cette dernière scène. Il y a un critique que j’aime beaucoup, Gilles Costaz, à qui je vais peut-être répondre. Je n’ai jamais répondu à des critiques parce que si on commence à répondre à des critiques, on n’en sort jamais. Mais, Gilles, je crois que je vais lui répondre. C’est un ami, Gilles, c’est un très bon critique, un des rares bons critiques. Il dit qu’à la fin c’est une escapade, qu’on n’a pas voulu traiter le problème politique, la responsabilité des politiques, ce qui est absurde, vraiment. C’est une méconnaissance absolue du texte.
Je crois qu’avec la dernière scène il y a un malentendu absolu. Moi, je suis totalement consciente que dans la salle il y a des mortels, sur la scène aussi, il y a des acteurs, et dans la salle, il y a des spectateurs qui vont tous mourir un jour. Il y a dans la salle quelques-uns, en ce moment, vu ce qui se passe avec cette maladie, il y a dans la salle chaque soir des gens qui sont un petit peu plus mortels que d’autres. C’est-à-dire qu’eux savent que non seulement ils vont mourir, ce que nous devrions tous savoir, mais ils savent qu’ils vont mourir bientôt.
Nous, nous savons que nous allons peut-être mourir demain, mais que nous avons une chance de mourir, quand même, normalement, dans un temps. Eux savent que leurs jours, comme on dit, sont comptés. Il peut y avoir dans la salle des parents d’enfants qui sont morts, il peut y avoir dans la salle des femmes dont le mari est mort, il peut y avoir dans la salle des hommes dont la femme est morte. Moi, je ne sentais pas le droit ni l’envie d’oublier cela. Au contraire, je sentais le devoir de terminer par un voyage dans la mort, par une vision de la mort qui est la nôtre, qui est celle d’Hélène et qui est la mienne. Je crois qu’il y a quelque chose au-delà de la mort. Je ne vois pas pourquoi je n’ai pas le droit, après un spectacle aussi tragique et qui se conclut par la mort d’un très grand nombre de gens… pourquoi est-ce que je n’ai pas le droit de donner un salut de la part des morts aux vivants et des vivants aux morts, et des futurs morts aux actuels vivants. Ca n’exclut en rien la tragédie. Ca n’exclut en rien le combat, puisque, au contraire, de cet endroit étoilé, les morts nous demandent une seule chose, c’est de nous battre et d’aviver la mémoire ; Donc, je pense que c’est vraiment avoir très courte vue que de dire qu’à ce moment-là nous quittons la tragédie. Ce n’est pas vrai. C’est un épilogue. Euripide, à la fin d’Iphigénie, fait la même chose. Il envoie un messager qui dit qu’Iphigénie est partie chez les dieux. Ca n’enlève rien à la tragédie de Clytemnestre. Je pense que chez Euripide, c’était une façon d’essayer de calmer effectivement la colère de Clytemnestre, et ça ne le fait pas. Ce n’est pas du tout le cas chez nous [dans La Ville parjure] puisque au contraire, chez nous la Mère dit : « Bon, mais moi, je vais faire silence et maintenant à vous de crier et de vous souvenir de nous, toujours ». Donc, je pense qu’il y a un malentendu sur cette fin. C’est tout. Peut-être qu’il y a quelque chose qui se prête à un malentendu. Il faut voir cela.
 
M. S. : Il s’agit, je crois, de la façon dont vous avez résolu le problème théâtralement. Or, vous dites que l’histoire du sang n’est pas le point de départ, mais c’est imbriqué, tout de même, dans le spectacle. Il y a, donc, une accusation très nette et claire. Il y a aussi une demande d’une prise de conscience de la part du public. Il y a une espèce d’appel à l’esprit civique des gens. Est-ce que j’ai tort ? Tout ça se passe dans le spectacle, ou, tout au moins, c’est comme ça que je l’ai vu.
 
A. M. : Oui, j’espère ! Je suis contente que vous l’ayez perçu.
 
M. S. : J’aimerais, donc, vous poser cette question : est-ce qu’il y a, chez vous, une transition importante d’un théâtre que j’appellerais politique – celui de l’époque de 1789, 1973 et encore de L’Âge d’Or– à un autre type de théâtre ? Là, il y avait du théâtre politique, militant. Ici, il me semble que vous êtes passée à un théâtre civique. Ce terme a-t-il un sens pour vous ?
 
A. M. : Ah, oui, le terme « civique » a tout à fait son sens… Je comprends ce que vous voulez dire, mais c’est plus complexe que « militant ». Je pense que le théâtre est toujours source. Je pense que quand il y a théâtre, vraiment, il y a source d’enseignement, que ce soit d’enseignement civique, d’enseignement politique, d’enseignement ethnologique – il y a sourced’enseignement. Un théâtre qui n’est pas une source d’enseignement, une source de réflexion, une nourriture pour l’âme, l’intelligence, pour moi, ce n’est pas du théâtre.
 
M. S. : Donc, un théâtre à vocation civique : éveiller les consciences, montrer aux gens, enseigner justement, apprendre aux gens comment…
 
A. M. : Attendez. Je ne veux pas qu’il y ait un malentendu. Quand je dis que le théâtre est source d’enseignement, c’est simplement quand il s’adresse aux gens, pas forcément pour leur apprendre quelque chose, mais comme à des gens qui sont capables d’apprendre ou qui sont simplement désireux d’entendre. C’est déjà civique, ça. Au moment où on traite le public comme des citoyens, ça veut dire déjà qu’on réclame d’eux qu’ils soient des citoyens. Donc, je n’ai pas la prétention, parce que ça serait très, très, très prétentieux, de dire : « Voilà, c’est un spectacle qui enseigne ». C’est un spectacle qui raconte une histoire. Il ne raconte rien aux gens qui ont les oreilles irrémédiablement bouchées et les yeux irrémédiablement fermés ou la tête qui ne tourne pas. Mais, à partir du moment où il parle à des citoyens, c’est-à-dire, à des gens qui ont leurs oreilles ouvertes, leurs yeux ouverts, leur intelligence éveillée, leur esprit critique et analytique éveillé aussi – forcément, à ce moment-là, il doit atteindre un certain niveau.
 
M. S. : Mais le spectacle leur pose la question de savoir ce que c’est qu’être citoyen aujourd’hui. Et le spectacle leur demande ce que c’est que la démocratie aujourd’hui parce que…
 
A. M. : Et quels risques elle court.
 
M. S. : … parce que, dans votre spectacle, ce n’est pas la parole libre qui règne, c’est le silence. C’est l’inverse de ce qu’on pourrait appeler la démocratie. Donc, c’est la remise en question de la démocratie telle qu’elle est devenue en France, et ailleurs, aujourd’hui.
 
A. M. : Tout à fait. Absolument.
 
M. S. : Et est-ce qu’il y a eu un changement dans le travail que vous faites maintenant avec les comédiens par rapport au travail de création collective du passé ?
 
A. M. : Toute la période de création collective, en fait, a été une préparation pour le travail sur un auteur, avec un auteur. La méthode de travail n’a pas changé. La seule chose qui ait changé – et c’est très important – c’est qu’il y a un texte, que ce soit Shakespeare, ou Eschyle, ou Hélène Cixous. Mais le rapport à ce texte reste, quand même, avec une base d’improvisation, de découverte. Et puis la non distribution des rôles reste la même ; le fait que chacun essaie tous les rôles, ça reste pareil.  Ca n’a pas changé fondamentalement. L’époque est peut-être différente, mais nous, non. On peut changer sans forcément suivre son époque. Moi, je n’ai pas envie de suivre la mienne en ce moment. Parfois, je subis, parfois je subis mon époque. Je ne suis pas censée m’y plier, pas dans ce qu’elle a de médiocre, ou de cynique, ou d’individualiste. Ca tente de régner, mais, Dieu merci, il y a de la résistance.
 
M. S. : On sait que vous êtes endettée vis-à-vis du théâtre oriental. Qu’est-ce qu’il vous a apporté ?
 
A. M. : Le théâtre oriental, c’est l’art de l’acteur. Je dirais que l’Orient sait ce que c’est que l’acteur et que nous, nous savons ce que c’est qu’un texte de théâtre. La dramaturgie me paraît être occidentale – les Grecs, Shakespeare – mais l’art de la scène, l’art de l’acteur est oriental, et nous avons tout à apprendre, toujours. Ca, ça ne changera pas. J’essaie de me former en fréquentant les grandes formes traditionnelles orientales, qu’elles soient japonaises, indiennes, balinaises. Ce sont les acteurs orientaux qui savent mettre en chair un sentiment, c’est-à-dire, transformer un état en symptômes, transformer toutes les maladies de l’âme, aussi, en symptômes physiques. C’est ce que les acteurs occidentaux ne savaient pas faire, et qu’ils commencent à apprendre à faire – sauf certains très grands. Charlie Chaplin savait parfaitement le faire.
 
M. S. : C’est tout de même vaste, n’est-ce pas, le théâtre « oriental », le théâtre « occidental ». Il faudrait, peut-être, faire des distinctions à l’intérieur de ces grandes rubriques, non ? Est-ce qu’il y a une culture théâtrale particulière d’un pays oriental qui vous a servi le plus ?
 
A. M. : Non, je ne le crois pas. Je crois que je dois autant au nô, au kabuki, au katakali, au topeng. Je leur dois tout. Même si formellement ils ne sont pas pareils du tout, ont un langage différent, des rythmes musicaux totalement différents, les lois sont les mêmes.
 
M. S. : Est-ce que vous ne courez pas le risque d’être accusée de pillage, d’un certain impérialisme culturel qui va de pair avec « l’orientalisme » ?
 
A. M. : Mais, ici, c’est le contraire de l’impérialisme culturel. L’impérialisme culturel, c’est aller imposer notreculture là-bas ! Ce n’est pas se laisser influencer par leur culture.
 
M. S. : Et vous ne pensez pas que vous êtes vulnérable face à une certaine critique qui dirait que vous vous inspirez de l’Orient, non pour valoriser ce que ce théâtre peut offrir, mais pour mieux vous valoriser vous-même, c’est-à-dire, votre théâtre à vous ?
 
A. M. : Moi, je prends l’enseignement des théâtres orientaux. Je pense que c’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à quelqu’un de prendre son enseignement. On ne pille pas un maître. On le valorise. On lui fait honneur. Alors, maintenant, si effectivement on plagie, on vulgarise – bon je ne crois pas que c’est ce que je fais. Non. Donc, je n’ai pas du tout l’impression de piller le théâtre oriental ; par contre, je sais que je dois énormément au théâtre oriental.
 
M. S. : A propos de ce mélange de cultures, l’Orient pour l’acteur, l’Occident pour le texte – est-ce que vous cherchez à créer un théâtre qui a une signification universelle ? Vous avez indiqué que, pour vous, l’histoire du sang est une métaphore de la société française actuelle. Est-ce que vous voulez généraliser à partir de ce cas spécifique, lui donner une signification plus ample ?
 
A. M. : Je pense que cela concerne toute l’Europe. Je me cantonne à l’Europe pour l’instant ! Une histoire comme celle qui s’est passée en France s’est passée bien en pire en Allemagne. L’escroquerie a été bien plus forte, bien plus grande. Cela s’est passé à la même époque en France, mais cela n’est pas sorti encore.
 
M. S. : Ariane, c’est le trentième anniversaire du Théâtre du Soleil, cette année…
 
A. M. : Oui, et alors ?
 
M. S. : Comment, « Et alors » !
Trente ans de travail, c’est quand même formidable ! Trente ans de création, d’énergie, d’imagination, d’effort… il ne faut pas minimiser la chose ! Le sens historique est important, tout de même, et pas uniquement pour moi ! Quand vous avez commencé il y a trente ans, est-ce que vous aviez prévu votre trajet ? Est-ce que vous aviez ressenti que vous alliez suivre un grand destin comme ça : « Voilà, je commence, je veux avoir ma propre troupe et je vais faire tel travail avec elle ».
 
A. M. : Ah, oui, tout à fait. Bon, je n’avais pas prévu les trente ans, mais oui, je voyais qu’on allait être une troupe, je prévoyais, même, qu’on resterait les mêmes, tous ensemble, jusqu’à la fin, ce qui, évidemment, n’était pas possible. L’existence d’une troupe, et du travail en communauté est indispensable. Je ne peux pas concevoir le théâtre autrement. Il y a des comédiens qui sont restés dans la troupe en étant juste des gens doués, mais assez débutants, qui sont devenus, à mon sens, de très grands comédiens. J’ai besoin de temps. Au fond, je crois que pour travailler avec des comédiens, j’ai besoin de m’imaginer que c’est pour la vie, même s’il s’avère que ce n’est pas pour toute la vie, que c’est pour huit ans, dix ans, douze ans. Mais pour huit semaines, je ne peux pas. Et il faut, dans la troupe, des comédiens qui insufflent, qui mènent et qui ont une énergie, une joie – et une capacité à la souffrance.
 
M. S. : Faites-vous un bilan de temps à autre ?
 
A. M. : Non, je ne veux pas faire de bilan. Je ferai un bilan le jour où ça s’arrêtera. D’abord, peut-être qu’un jour, quelque chose nous obligera à arrêter, ou peut-être un jour, pas le Soleil, mais moi j’arrêterai. Il y a différentes façons de s’arrêter. Oui, d’accord, on peut mourir, mais il y a la façon de se dire : « Tiens, ça y est. Maintenant, je n’ai plus tout à fait les forces pour quelque chose d’aussi lourd. Donc, je donne la clef, je donne la clef, bien, d’un beau théâtre, à quelqu’un d’autre ». Parce que c’est vrai que c’est très lourd.
 
M. S. : Ce théâtre, c’est plutôt une ville où tout le monde fait tout ! A part la création, il y a toute une gestion à faire. C’est tout de même un travail énorme.
 
A. M. : Oui, c’est une petite ville. Donc, il y a cette façon-là d’arrêter. Ou il peut y avoir quelque chose qui fait que, tout d’un coup, on ne peut plus continuer. Il faut bien dire qu’avec la situation qui se prépare en France, le danger s’accroît.
 
M. S. : Et vous ne parlez pas uniquement finance, je crois.
 
A. M. : Non, mais ça se traduira par la finance. Les choix politiques se traduiront par la finance.
 
M. S. : Votre troupe a des comédiens d’origine très différente. C’est voulu ?
 
A. M. : Ca doit être un choix inconscient parce que je ne le fais pas exprès. C’est vrai qu’on s’est très vite retrouvés à vingt, vingt et une nationalités, mais il faut dire que jusqu’à présent, c’est aussi le visage de la France, qui est un pays d’accueil, d’asile. Ce visage – certains essaient de le changer. J’espère qu’ils n’y arriveront pas.
 
M. S. : En tant que femme metteur en scène en vue, est-ce que vous avez subi de la misogynie de la part de vos collègues ?
 
A. M. : A mes débuts, je ne la connaissais pas du tout. Je n’en avais pas conscience du tout. Et pendant longtemps, je ne savais pas que ça existait, au fond. J’ai commencé à découvrir ce que c’était que la misogynie quand je suis devenue un peu connue. Ca a grandi avec la notoriété du Soleil. Quand il était tout petit, je n’imaginais même pas ce que c’était. La misogynie est apparue, petit à petit, pendant que la notoriété grandissait.
 
M. S. : Parce que vous êtes, finalement, dans un monde d’hommes.
 
A. M. : Oui, oui, mais disons que les hommes du Soleil savent, quand même, qu’ils viennent travailler avec une femme. Donc, on ne peut pas dire que c’est une troupe qui attire les machos, même si, évidemment, ça existe toujours. Il y a, quand même, un bon équilibre entre les hommes et les femmes au Soleil, et les femmes ont toujours été assez vigilantes là-dessus ; et les hommes du Soleil sont quand même des artistes. Il y a peu de machisme. Il y a de l’humour là-dessus, quand même. On les avertit. Et ils s’en rendent compte eux-mêmes. Mais c’est à l’extérieur… Maintenant, je ne pourrais plus dire que je ne connais pas ce que c’est que la misogynie. Mais enfin, bon, on ne va pas s’arrêter en ne pensant qu’à ça.
 
 


Propos recueillis par Maria Shevtsova
Le 1er juillet 1994
 
  
La Ville parjure 
Entretien avec Ariane Mnouchkine
Avignon 95/ Alternatives théâtrales n°48