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Ariane Mnouchkine, la confiance faite au théâtre - George Banu

 

Le théâtre est l'art de la lumière.
Ariane Mnouchkine



"Ce n'est pas parce que tout a été dit que tout a été entendu et compris" écrivait Liszt à propos de Beethoven. Découverte au hasard des lectures, une telle conviction encourage à l'instant où l'on hésite à revenir sur un artiste accompli, commenté, et sur lequel on espère pouvoir encore faire des révélations tardives. Cet essai se propose de revisiter un fragment d'autobiographie théâtrale centrée autour de la planète théâtrale qu'est le Théâtre du Soleil guidée depuis toujours, de manière plus ou moins visible, par Ariane Mnouchkine. L'exploration exige que l'on se place entre histoire et mémoire personnelle.

Pratique chorale et éthique de l'effort

Dès son début Mnouchkine s'est reconnue dans le besoin d'expression collective propre à la femme de théâtre qu'elle est. Mnouchkine a jeté les bases d'une équipe, a élaboré son mode de fonctionnement, a pensé démocratiquement sa structure administrative, une coopérative : elle est l'origine. Outre les qualités du travail marqué par l'esprit solaire d'emblée affirmé, le nom adopté annonce un système de relations que seul le temps rendra lisible : le bon fonctionnement de la troupe s'organise selon le modèle copernicien où autour du Soleil, Ariane Mnouchkine, naviguent à vitesses variables les planètes.

Mais en même temps, tout le monde s'accorde là-dessus, sa force vient de la capacité d'animer un groupe, de le rendre créatif, de développer ses ressources. Elle dispose des vertus de ce que l'on appelle dans la sociologie des groupes un leader effectif. Leader en rien institutionnel, car nommé par personne, leader qui fonde son autorité sur l'accord entier de la communauté. Au départ Mnouchkine a pu déployer les énergies des camarades réunis autour d'elle hors de toute mise en cause de son leadership. La création collective dont le Théâtre du Soleil fut le défenseur s'est nourrie de cet équilibre organique entre le leader effectif et l'ensemble de l'équipe. Dispositif de pouvoir librement consenti. Plus tard, le groupe connaîtra des tensions qui vont entraîner des ruptures, des départs et des mises en cause, mais Ariane Mnouchkine grâce à ses vertus unifiantes assurera non pas la persistance de l'équipe qui, elle, se modifie, mais la persistance du Théâtre du Soleil comme unité de production théâtrale. Aux vagues successives des départs elle a su répondre par un renouvellement des comédiens tout en préservant les collaborateurs qui forment sa garde rapprochée, Guy-Claude François pour l'espace, Erhard Stieffel pour les masques, Jean-Jacques Lemêtre pour la musique, Hélène Cixous pour l'écrit. Pour le Théâtre du Soleil Ariane Mnouchkine est son axis mundi. Par-delà les crises intérieures et les menaces extérieures, elle a sauvegardé la longévité d'une troupe soumise, comme l'Océan, à l'alternance des marées hautes et des marées basses. Les acteurs partent, viennent, mais, malgré tout Mnouchkine reconnaît que chaque rupture la trouble encore. " Je ne suis pas un maître, lui est détaché. Moi je reste attachée aux gens et je ne peux pas rester insensible. Le maître est au-delà des batailles, pas moi. " [1]

Le théâtre d'Ariane Mnouchkine est un théâtre choral. Depuis ses débuts la propension pour le chœur fut manifeste. Entre l'éloge du travail collectif et ce besoin de chœur, une relation d'interdépendance se noue : l'un soutient l'autre. " Chaque personnage contient tous les autres " de même que chaque comédien se retrouve dans ses partenaires. Mnouchkine, parce qu'éprise par la logique d'une production communautaire, développe une expression théâtrale où la place du protagoniste est souvent diminuée, voire même annulée. En réalité de même qu'elle est le leader du groupe, elle est aussi " la coryphée " de ce chœur qu'est au Soleil toute distribution, coryphée qui reste au-delà de la rampe. Présence invisible pour le public, mais toujours localisable par les comédiens. La choralité définit le théâtre de Mnouchkine.

Au Théâtre du Soleil, Mnouchkine a développé une véritable éthique de l'effort, garant indispensable pour la solidité de l'équipe et son amélioration constante. Ici le travail, qui débute tôt dans la journée pour ne s'achever que bien tard, conjugue les tâches quotidiennes d'entretien du lieu ou de fabrication des décors avec la recherche obstinément poursuivie d'une forme théâtrale. Le Soleil fait de cette concentration constante l'essence même de son identité et, dans ses entretiens, Ariane Mnouchkine, pour parler de sa vision de l'acteur, ne cesse pas d'employer des métaphores qui impliquent le courage et l'endurance, le sacrifice et le besoin de hauteur. Faire du théâtre c'est " gravir une montagne ", répète-t-elle, et l'expédition réclame des " mollets solides " et le besoin " d'air frais " : c'est d'une ascension qu'il s'agit. Et Mnouchkine ne se départira jamais de cette vision sportive du dépassement des obstacles au prix d'un engagement entier. Le travail se voit ainsi assimilé à une aventure d'alpinisme où le leader détient la fonction de chef de cordée relié aux autres. Ailleurs la métaphore devient plus " horizontale " : le travail " c'est comme si j'étais sur une rive très glissante et que j'essayais de tirer les acteurs des sables mouvants à l'aide d'une corde ; je dois faire attention que je ne tombe pas moi-même ". Elle se place toujours devant et fonde son action sur la force d'une exemplarité érigée en loi : elle dirige, guide, est devant, mais par ailleurs, rien dans la vie quotidienne du théâtre ne doit la distinguer des autres, ils ne peuvent avancer qu'ensemble. Éthique de l'effort et pratique chorale se tiennent.

Perspective panoramique et exigence formelle

Mnouchkine d'entrée de jeu a révélé ses appétits pour l'étendue large et la vision vaste. Quoi de plus significatif que son début avec Gengis Khan, célèbre pour ses chevauchées sauvages et ses déplacements vertigineux à travers l'immensité de la steppe. Mnouchkine voit grand. Et, plus tard, cet appétit se confirmera car sur une société, une époque, un monde elle va adopter toujours une perspective panoramique. Mnouchkine privilégie les lignes de force et les mécanismes du pouvoir, bref tout ce qui distingue de loin, ce que l'œil surprend lorsqu'il surplombe le paysage. Attrait irrésistible pour les ensembles qui, forcément, appellent une pratique chorale et atténuent, jusqu'à la disparition, la présence isolée des êtres. Au Théâtre du Soleil il n'y a pas de place pour le sujet personnel, pour l'être confronté à soi-même, car il est chaque fois absorbé par le mouvement du collectif, emporté par les énergies de groupe, en quelque sorte anéanti. Ici ou là des figures mineures se détachent sans qu'elles dépassent pour autant le stade de l'être social. Réduites à dire la marginalité, leur présence confirme la priorité explicite de l'assemblée sur le singulier.

Mnouchkine privilégie le regard de loin qui embrasse large. Et son théâtre s'attaque toujours à la démesure d'un monde qui s'interdit la réduction et la focalisation. Les réussites confirment cette pulsion, le peuple de France en 1789 et 1793, l'équipe de comédiens narrateurs dans L'Age d'or, la Cour excitée dans les Shakespeare, le chœur dans Les Atrides, la réunion des montreurs de marionnettes dans Tambours sur la digue. Toujours la communauté qui atténue les écarts de l'individuel et le ramène au statut de membre plus ou moins indifférencié. Même quand les textes mis en scène l'exigent, le protagoniste se voit toujours affilié à une communauté dont il ne parvient pas à s'extraire, il en subit la pression et finit par s'y rendre. Richard II n'était-il pas inlassablement entouré par le chœur " des frelons " de la cour ? Au nom de la propension pour l'épique Mnouchkine sacrifie toute personnalisation... Dans La Ville parjure, même Garetta, le docteur coupable, n'est-il pas démultiplié pour dénoncer ainsi l'extension de la faute au niveau de l'ensemble du corps médical ? Ici il n'y a pas de place pour les secrets de l'être ni pour son autonomie : dans ce sens on pourrait dire que le Théâtre du Soleil, malgré l'approche épique, reste étranger au romanesque avec tout ce que celui-ci développe comme profondeur de l'être perçu dans l'acception d'être unique. Mnouchkine déteste le rétrécissement de l'abîme et préfère l'expansion de l'étendue. " Nous ne devons jamais troubler la surface de l'eau sous prétexte de la rendre plus profonde " - véritable profession de foi. La vérité est dans la surface dont la netteté des contours affirme le contrôle par le comédien aussi bien que par la mise en scène. Mnouchkine éprouve un goût particulier pour le dessin qui isole et rend toujours repérable un corps : point de fusion ou de confusion. La communauté ne bascule jamais du côté de la masse : elle se présente comme terme intermédiaire entre l'isolement individuel et le rassemblement collectif. La silhouette apaise les tourments personnels et protège contre l'oubli de soi dans la foule. Cela explique sans doute l'importance accordée à la ligne, ligne bien visible, lisible de ces silhouettes distinctes et fortement colorées. Dans ce sens, on pourrait dire que Mnouchkine adopte le programme dont Gauguin reste le plus brillant exemple car, comme lui et ses proches, elle cultive " le cloisonnement ". La scène mnouchkinienne renvoie aux toiles du maître de Tahiti. Elle dispose d'une même beauté décorative.

Mnouchkine fonde son théâtre sur le contraste entre l'ampleur de la vision et la précision de la forme. La perspective panoramique n'entraîne pas le sacrifice des détails car le but consiste à préserver les deux. La forme s'érige en fondement d'un théâtre confronté à l'horizon de l'histoire, forme qu'est, au Théâtre du Soleil, le meilleur véhicule. Ici il s'agit aussi bien de saisir une silhouette que de respecter une ponctuation stricte et d'élaborer une syntaxe claire. Le jeu doit s'y soumettre afin de dégager " le dessin de l'action " dit Mnouchkine avec un terme qui confirme son besoin de netteté. Ne demande-t-elle pas aux comédiens de trouver " la ligne " et de ne jamais jouer qu'une seule chose, de se montrer de face et de s'adresser directement au public ? Le contour sert " pour circonscrire les grands tumultes " disait ce philosophe-esthéticien que fut Alain. Au Soleil le désordre n'a pas lieu d'être car, précise Mnouchkine, aussi bien l'un comme l'autre de ses modèles, l'acteur oriental ou l'acteur populaire, chacun a " horreur de l'anarchie ". Le plateau du Soleil respecte le graphisme soigneusement élaboré durant de longues séances de travail. Mnouchkine a la patience des grands dessinateurs. Elle n'est pas une coloriste, selon la distinction courante dans les arts plastiques.

Ici la forme, certes, séduit, mais en même temps elle endigue l'énergie, la maîtrise et la dirige. Rien n'est plus étranger à Mnouchkine que le torrent romantique qui charrie indistinctement des matériaux hétérogènes. Elle sélectionne, élimine afin d'élaborer une forme à l'écart de toute menace de débordement ; la forme est sécuritaire. Si d'autres s'emploient à la rendre invisible, Mnouchkine, au contraire, l'affirme et en éprouve pleinement l'attrait. Convaincue que le théâtre est appelé à refuser toute expression quotidienne afin " d'être plus grand que nature ", par elle seule la découverte d'une forme peut satisfaire un tel programme.

Mnouchkine développe une esthétique de l'équilibre qui écarte les menaces de désordre et se réclame d'un ordre architectural. Une passion ordonnée. Une perspective strictement cartographiée.

La beauté : distance et séduction

À Mnouchkine répugne la saleté et les déchets : " Il faut faire le ménage " demande-t-elle aux comédiens appelés à assumer toutes les tâches quotidiennes. Mais la formule prend un sens autre, esthétique, dans la mesure où, depuis toujours, son plateau, lui aussi, se plie à une morale de la propreté. Éclaté ou pas, il doit être toujours net comme la peau d'une " main qui présente les acteurs ". D'ailleurs tout au long du siècle se dégage la voie de ces metteurs en scène qui ont considéré que le renouveau du théâtre passe aussi par la purification de son espace au point qu'il puisse être assimilé à un espace sacré. La métaphore du théâtre comme " cathédrale ", " église " ou " monastère " est récurrente de Stanislavski et Appia à Craig et Copeau. Mnouchkine lorsqu'elle parle de " sanctuaire " ou de " temple " s'inscrit dans la même lignée. Seule la pureté de l'espace dans son ensemble permet la concentration et favorise l'accès à une forme. Pour Mnouchkine c'est le préalable de la création aussi bien que le meilleur contexte pour la réception. Dans ce sens-là elle s'avoue réfractaire à l'attrait que tant de metteurs en scène ont éprouvé pour le désordre de la matière et son insoumission à une forme explicite. Chez elle la matière subit, chaque fois, un traitement théâtral, et loin des vagues de sang qui déferlent sur les plateaux actuels, français ou allemands, celui-ci n'est ici que ruban rouge. Transposer toujours, règle jamais contredite ! En dessinateur, Mnouchkine aime la feuille blanche. Exigence du début et conclusion finale car ses spectacles ne laissent jamais la scène salie de ces résidus qui attestent le combat, perdu ou gagné, avec le concret matériel. Même dans Les tambours sur la digue, l'eau s'érige en figure métaphorique. Là où le graphisme règne il n'y a pas de place pour le désordre des éléments.

Depuis les Shakespeare et la rencontre explicite avec l'Orient, le Théâtre du Soleil se montre épris par le culte de la beauté. " Les beaux outils " s'avèrent être indispensables à ce théâtre entièrement mis sous le signe d'un " artisanat d'art ". La splendeur polychrome des tissus, la sensualité des étoffes, le glissement furtif des soies enivrent l'œil, éveillent les sens, entraînent vers un ailleurs magique. Sans doute que cela se rattache à un certain orientalisme qui, depuis Diaghilev et les ballets russes, s'est toujours distingué par l'ivresse décorative, et qui, plus encore, renvoie à la vision ascensionnelle, déjà évoquée, par Mnouchkine : ainsi nous sommes entraînés " au-dessus du monde, sur les hauts plateaux " du théâtre. Quand il revêt " ses habits de lumière " l'acmé est atteinte.

Brecht, dans Effets de distanciation de l'acteur chinois, observe qu'en Chine même une vieille femme ayant perdu ses esprits se montre bardée de hardes de soie. Il ne s'agit pas d'entretenir un illusionnisme hollywoodien, précise-t-il, mais de sauvegarder une distance par rapport au réel. Mnouchkine se rallie au propos brechtien car elle aussi entend cultiver la distance pour fuir le rapprochement et la " contemporanéisation ". La beauté intervient comme écart poétique. Elle exclut le quotidien et affirme l'autorité de la convention. Au-delà de la séduction de l'image, le souhait consiste à introduire un distance irréductible au quotidien ou aux clichés de l'intimité. La beauté construit l'ailleurs du théâtre et ainsi Mnouchkine rejoint la lecture brechtienne.

Tous les témoignages s'accordent : depuis ses débuts, Mnouchkine réduit au minimum les lectures à la table pour entraîner rapidement les comédiens sur le plateau où ils improvisent, cherchent en s'aidant par des éléments de costume. Et ceci grâce aux réserves d'une richesse inouïe du Soleil. Il faut recycler ce qui a déjà servi. Morale de Mnouchkine qui recycle la Cartoucherie de même qu'elle invite les acteurs à réutiliser les vieux tissus, les manches disparates, les pantalons dépareillés. Cela permet d'esquisser une image sur la base de laquelle peut s'engager le voyage vers le centre secret des personnages. En subissant la loi cruelle de la permutation des rôles, l'acteur épris par sa silhouette esquissée approche le personnage pas à pas, de l'extérieur vers l'intérieur. Le régime de travail est meyerholdien. Le contour et la surface, pense-t-on, entraînent l'acteur sur le chemin de l'intériorité qui, en réalité, intéresse peu Mnouchkine. Ses secrets ne la passionnent pas, elle veut que le théâtre fasse la lumière sur les êtres qu'il présente. Et les juge aussi. Quand elle dit à propos d'un spectacle : " Je n'arrive pas à trouver comment mettre l'ombre en lumière ", Mnouchkine diagnostique, d'une manière plus large, sa propre difficulté de traiter l'ombre et de l'inclure dans son théâtre. Elle qui déteste les nuances et l'incertitude, tranche toujours. Tout doit être clair et le Soleil se refuse l'incertitude du sfumato. La beauté est une forme de lumière. Intransigeante et insoutenable.

Une démarche ambientale

Mnouchkine a toujours pensé ses spectacles par rapport au public intégré dans l'ensemble du projet. Avec 1789, n'a-t-elle pas été, avec Luca Ronconi et son Orlando furioso, le précurseur du renouvellement des rapports avec les spectateurs, rapports désormais fluctuants, jamais fixes ? Bannie, l'immobilité de l'ancienne division salle-scène fait place à une dynamique inconnue auparavant. Le spectateur, tantôt près, tantôt éloigné, se trouve dans l'intimité des comédiens, les suit, bref s'éprouve comme étant leur partenaire. Plus tard, avec 1793, cette activité réciproque s'apaise afin de faire entendre la pensée sur la Révolution française que formulent, selon leurs sections, les hommes et les femmes. Il s'agit de placer chaque fois le public dans une situation autre, en rien gratuite car déterminée par les données du spectacle. Avec L'Age d'or le projet initial consistait à mener de concert des actions distinctes dans les quatre cratères creusés par Guy-Claude François afin de laisser au spectateur la liberté de choix pour qu'il élabore lui-même son parcours. Finalement, Salouha va prendre en charge le public et va l'entraîner, sans des motivations toujours explicites, d'un espace à l'autre. La grande réussite venait du premier déplacement qui assurait le passage de la salle où l'on représentait, pour les spectateurs debout, l'épisode de la peste de Marseille à la nef centrale où devait se dérouler cette histoire d'un Arlequin des temps modernes, alias l'ouvrier maghrébin Abdalah. Mais déjà la crise se devinait et, après un bref sursis avec Méphisto, spectacle réalisé à partir du roman alors inédit en Allemagne de Klaus Mann, la frontalité s'instaurera. Ensuite, Mnouchkine, lors des Shakespeare, en faisant définitivement retour au texte, réhabilitera ce rapport de face-à-face qui, dit-elle, répond à son désir de voir " les yeux des acteurs ". Ils s'avancent sur le plateau pour s'adresser directement au public désormais immobile.

Brecht affirmait que " la première vérité au théâtre c'est de montrer qu'il s'agit du théâtre ". Principe fondateur de la distanciation que Mnouchkine a toujours adoptée et modulée. Ainsi, le fait que les spectateurs puissent assister à la préparation des comédiens trouve son origine dans la pensée brechtienne, mais ici le public regarde l'ambiance de travail comme un paysage avec masques et couleurs, costumes et coiffes. Il se laisse fasciner par le droit d'intimité que la troupe lui accorde de même que par l'attrait de cette pré-théâtralité dont il est témoin. Les loges, dépourvues de toute trace extérieure au spectacle si présente habituellement - photos, télégrammes, objets - perçues comme un dispositif de représentation pleinement assumé. Le spectacle commence là.

Ariane Mnouchkine et Guy-Claude François traitent la nef centrale de la Cartoucherie dans son intégralité car, autour du plateau et des gradins, soit on creuse un champ de fouilles pour Les Atrides, soit on place de centaines de petites poupées pour Sihanouk... l'espace englobe la représentation et le public, pour y accéder, franchit des frontières et découvre des signes visuels qui le placent dans l'ambiance du spectacle. L'efficacité de ces solutions ne s'impose pas toujours, mais elles répondent au projet mnouchkinien de traiter l'ensemble visible de la Cartoucherie comme une totalité.

Le spectateur dès son arrivée aperçoit le titre du spectacle inscrit sur les murs de la bâtisse peints en une couleur retenue en fonction de l'univers traité. Ensuite, une fois à l'intérieur, l'attendent documents, cartes, photos qui attestent de l'importance accordée par le Soleil à la documentation. Mnouchkine rêve non seulement d'acteurs mais aussi de spectateurs instruits et elle facilite l'accès immédiat aux sources. Au Soleil on ne se dérobe pas au travail pédagogique car sa démarche globale sera aussi une démarche de formation. L'accès aux livres n'est qu'un premier pas sur le chemin vers " le progrès " du public qui préoccupe tant Mnouchkine. Mais, outre les renseignements fournis, ces pratiques participent à la volonté d'inscrire le spectateur dans un environnement global. Le projet de la démarche ambientale explique la présence du buffet où le public peut se restaurer grâce à des plats propres à la tradition culinaire des civilisations dont traite la représentation. L'accueil contribue à instaurer un climat de bien-être mais aussi à rattacher l'œuvre traitée à ses racines. Ainsi le public accède à un univers. Par ailleurs ce sont les comédiens eux-mêmes qui servent en affirmant ainsi que, malgré l'effort exigé par la scène, rien ne leur est étranger. Ce qui compte c'est de toujours être près des spectateurs comme Mnouchkine elle-même l'est. Chaque soir, avant le spectacle, avoue-t-elle " je tremble en ouvrant la porte : est-ce que tout est digne de l'attente du public ? Il faut prendre soin de lui ". Cette approche globale de l'espace s'est constituée en sceau identitaire du Soleil car " le lieu aide le public à monter à la montagne " - autre métaphore ascensionnelle de Mnouchkine

Le Théâtre du Soleil se déplace rarement car Mnouchkine n'entend pas sacrifier la loi qu'elle a fait sienne, loi du théâtre comme ensemble qui réunit spectacle, cuisine et bibliothèque. La tournée ne doit nullement amputer cette complexité et lorsque le montage financier des pays riches le permet, l'arrivée à l'étranger du Soleil évoque non pas un nomadisme forain, mais plutôt un nomadisme tribal.

La pratique ambientale, par-delà toutes les variations, écoute d'un seul principe. " Trouvez la chaleur " disait Mnouchkine dès ses débuts. Que tout soit chaud ! Que le public ne se sente pas ni ignoré, ni surveillé. Interdit de photos ou de captation, le lieu se constitue en abri réservé au théâtre qui ainsi ose résister à la mainmise des médias. L'utopie du Soleil est protégée et cette protection concerne également acteurs et public. Une même ambiance les réunit.

L'acteur dilaté et le texte exalté

Ariane Mnouchkine pratique ce que l'on peut appeler la référence à double foyer : elle s'intéresse également aux formes basses, du théâtre populaire à la commedia dell'arte, et aux formes nobles, en particulier orientales. La référence à double foyer, que l'on retrouve chez Meyerhold, Reinhardt ou Copeau, permet de renouer la liaison avec l'ensemble des traditions par-delà les différences de statut et d'évaluation. Une constante les relie, le comédien, grâce à des outils anciens et à des techniques corporelles, élargit le champ des possibles et se consacre à une extension progressive de ses moyens. Il ne se replie pas sur l'intériorité, mais se déplie sur l'extériorité : il est en quête permanente du visible et fait sien le précepte de Mnouchkine " ce qui n'est pas physique n'est pas théâtral ". Cela réclame une utilisation maximale de ses ressources accompagnée par l'usage des instruments du théâtre qui participent, eux aussi, à cette volonté de dépassement de soi. Mnouchkine, comme Barba, rêve d'un acteur dilaté. Sa théâtralité passe par là.

Pour Mnouchkine, le naturel n'a pas lieu d'être sur un plateau et le débordement du quotidien s'impose comme une exigence première. Tout doit être transposé. Transposition généralisée qui entraîne le théâtre vers une dimension supérieure : l'artifice ici n'a pas pour but de mettre en cause le réalisme, dans son acception primaire, mais de rehausser le théâtre et d'entraîner le public vers ses cîmes. Il s'agit toujours d'ascension payée parfois au prix de cette absence d'impureté, de saleté et de sexualité propre au Théâtre du Soleil. Mnouchkine, malgré la référence à double foyer, est habitée par le rêve de cette beauté vers laquelle sans cesse elle se dirige. " C'est là que je veux emmener le Soleil. Beauté du théâtre, beauté humaine ". Le bas, dans le sens bakhtinien du terme, le bas, dans sa dimension concrète, lui reste étranger.

Le masque s'est imposé comme premier appui emprunté au passé pour engager cette tentative d'élargissement des moyens du comédien occidental, souvent voué " à dire des mots en costume ". L'outil n'a rien d'inerte et il modifie la vision du jeu, son étendue et son champ. Le Soleil a avancé avec les masques et tout ce que ceux-ci permettent de découvrir grâce au travail d'improvisation. Pratique de liberté, pratique d'exploration. Erhard Stieffel, depuis les débuts, a sculpté les masques hors pair qui ponctuent le parcours de Mnouchkine des Clowns jusqu'aux Tambours.

Si le masque sert de marchepied à l'acteur dilaté, la musique l'emporte vers le but à atteindre. Jean-Jacques Lemêtre, présent depuis plus de vingt ans, retrouve des instruments ou en invente pour son gamelan personnel qui dialogue avec le spectacle, gamelan dont il est le maître incontesté. " La musique entraîne l'acteur jusqu'au bord du chant ". Et ainsi, une fois encore, il déborde les limites propres aux pratiques occidentales du jeu et après avoir développé ses ressources chorégraphiques il se trouve placé au cœur d'un monde sonore érigé en partenaire. Ici rien n'est subalterne et Mnouchkine conforte l'ancienne observation de Sergueï Eisenstein pour qui le propre du spectacle oriental consiste dans le fait qu'il n'établit nulle hiérarchie : mots, sons, danses occupent une position équivalente. La centralité de la parole abolie, Mnouchkine met au cœur de son théâtre l'acteur dilaté qui renvoie aux modèles asiatiques. Il ne les copie pas, il s'en approprie les principes. Il procède à un véritable travail d'hybridation des sources asiatiques. Parce qu'ils les ont découvert et repensé, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil peuvent fournir la version d'un Orient imaginaire. Il leur est indispensable au nom de leur attente où l'énergie extrême et la forme contraignante sont appelées à cohabiter " en pleine lumière ".

L'acteur, au Théâtre du Soleil, s'accomplit moins individuellement qu'en groupe. La pratique chorale déjà évoquée atteint à son paroxysme dans les instants où, réunis, les acteurs se précipitent pour envahir le plateau comme une citadelle à prendre ou le quittent en le vidant de leur exubérante effervescence. La théâtralité de l'excès pratiquée par Mnouchkine parvient à son comble lors des entrées et des sorties traitées comme des événements scéniques à part entière. Entre ces deux pôles s'installe une intensité qui, à force de se situer au même degré, parfois s'immobilise sur une même ligne de crête. Mais, par delà tout, l'acteur dilaté des Shakespeare, des Atrides ou des Tambours participe de cette " terreur sacrée " chère aux grecs, terreur qui le rend mythologique. La légende du Soleil passe par lui.

Au Soleil le texte bénéficie d'un statut particulier : on ne le lit pas, on l'exalte. Le texte exalté est l'équivalent de l'acteur dilaté, à qui sont indispensables des partitions épiques où l'air circule et les passions s'affrontent. Le modèle d'acteur forgé par Mnouchkine détermine les choix du répertoire et seulement lorsqu'il y a concorde entre eux que le Soleil s'accomplit. Au fond, soit il retient les œuvres qui lui conviennent soit l'auteur se plie à ses préalables - l'esthétique du Soleil est au poste de commande. Et par exemple, Hélène Cixous, dotée d'une intelligence particulière, répond à ce cahier des charges esthétique. Elle " enfle " l'écriture pour offrir de la matière à l'acteur dilaté.

Quand la scène commande à la page il y a un danger qui pointe : l'excès de théâtralité. L'abus de lisibilité. L'absence de secret. Parce que tout est dit et montré, la fable ne demande qu'à être suivie. Elle interdit le prolongement imaginaire auquel appellent tous les grands textes. Et pourtant Cixous et Mnouchkine se sont avérées de si subtiles interprètes des fêlures du monde moderne car plus que quiconque elles sont parvenues à reconnaître ses craintes et saisir ses pannes. N'ont-elles pas eu le courage de rapprocher Norodom Sihanouk, ce séduisant fauteur de troubles, de Richard II ? Mais, plus encore, lorsque personne ne présageait les guerres à venir dans une Yougoslavie vouée à ses démons balkaniques, au Théâtre du Soleil on parla, lors de L'Indiade, de la partition parfois trop engluée dans l'histoire aux dépens de son haut sens symbolique. L'Europe depuis dix ans vit sous son signe. Et n'a-t-on pas identifié dans le motif du sang empoisonné, sang contaminé, le grain de la tragédie moderne dans La Ville parjure ? Mais là encore à force de vouloir juger, les anciens démons du manichéisme surgirent et, face à la faute tragique, les preuves fournies nous apparaissaient trop explicites. Le texte exalté pèche parfois par abus de lyrisme. Il englue la raison sous les vagues de l'affectivité ou d'une beauté qui se suffit à elle-même. Le corps peut traduire les états d'âme, et certaines postures adoptées éblouissent, mais parfois le regret du mot à peine audible, mot non proféré, pointe. Au Soleil comme en Orient c'est des victoires de la scène et non pas du texte que l'on se souvient.

Mnouchkine s'est affirmée depuis toujours attirée par l'Histoire, mais, finalement, son théâtre a basculé du côté de la légende avec tout ce que celle-ci comporte comme immémorial et onirique. "J'ai besoin que le théâtre me raconte des histoires et qu'il me les raconte comme lui seul peut les raconter : légendairement et cependant droit dans les yeux". Mnouchkine n'interprète pas les destins du monde et ne lit pas l'histoire, elle en livre les contes. Et ceci grâce à ce qui est, par dessus tout, son propre, la confiance au théâtre. Les victoires du Soleil et certaines de ses défaites viennent de là.

Georges BANU
"Ariane Mnouchkine, la confiance faite au théâtre", Exercices d'accompagnement, d'Antoine Vitez à Sarah Bernhardt, Editions l'Entretemps, 2002, pp. 58-70

  1. [1] Toutes les citations entre guillemets sont d'Ariane Mnouchkine et elles sont empruntées à ses entretiens accordés à travers sa carrière.