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Apprendre l'écriture dramatique...

Apprendre l'écriture dramatique dans l'atelier d'un grand maître


Le 18 janvier 1984, Henry IV, troisième volet du cycle Shakespeare, fut présenté à la cartoucherie. Un cycle commencé le 10 décembre 1981 avec Richard II qui suscita un vif intérêt en France et en Allemagne fédérale. Cette tragédie, centrée sur ce roi-dandy de Bordeaux, qui, abdiquant et n'étant plus roi, s'élève lentement à l'authentique dignité royale (« O toi, image de la grandeur en ruine, / Effigie de l'honneur, tombe du Roi Richard / Et non plus Roi Richard », comme l'interpelle la reine) appartient, avec Henry IV (deux parties) et Henry V, à la deuxième tétralogie des pièces historiques, évoquant des époques antérieures à celles de la première tétralogie, mais que Shakespeare écrivit seulement par la suite. Il remonta, pour ainsi dire, toujours plus loin dans l'histoire anglaise, revenant de Richard III à Richard II.

Ariane Mnouchkine avait tout d'abord l'intention de compléter cette deuxième tétralogie par la présentation de deux comédies, La Nuit des rois et Peines d'amour perdues, chargées d'opposer aux luttes et crimes pour le pouvoir, la puissance de l'amour et de la ruse (féminine). Les comédies devaient prendre pour cadre un harem, dans lequel les femmes se seraient raconté et joué des histoires. Cependant, cette opposition simplifiait l'ambiguïté des changements de sexe, ce que Mnouchkine compensa en donnant le rôle d'Orsino, duc de l'Illyrie, à Georges Bigot. Clémentine Yelnik, dans le rôle de Sir Andrew Aguescheek, resta comme seul souvenir de la première idée de mise en scène.

La Nuit des rois fut présentée d'abord au Festival d'Avignon le 10 juillet 1982, puis reprise à la Cartoucherie à partir du 6 octobre 1982 ; entre les deux premières mises en scène se sont donc écoulés sept mois, tandis que la troisième apparut dix-huit mois après le début du cycle, un temps finalement comparable à celui qui fut nécessaire pour la création de L'Age d'or.

Le rapport de « l'apprenti » au « maître » n'explique pas suffisamment pourquoi la compagnie du Soleil s'est orientée vers les pièces historiques de la deuxième tétralogie. Ariane Mnouchkine expliqua dans une interview qu'elle ne se sentait pas assez mûre pour aborder Hamlet ou Le Roi Lear, et que, de plus, son travail serait obstrué par les images inévitables de mises en scène ou de mises en film déjà réalisées.

La reprise de Shakespeare a une toute autre signification en France qu'en Allemagne, où l'on disposa tôt d'une traduction poétique grâce aux frères Schlegel et à Ludwig Tieck qui fit l'unanimité du public à tel point que certaines citations en allemand sont devenues proverbiales. La mise en français de Shakespeare a toujours été œuvre ponctuelle et partielle ; liée au 19ème siècle à la pratique théâtrale et à ses besoins spécifiques, après que Voltaire et les premiers traducteurs Laplace (1745-48) et Letourneur (1777) aient échoué dans leurs démarches d'une assimilation littéraire profonde. « Mais la véritable découverte de Shakespeare, comme le dit Florence Naugrette dans son étude récente sur Le Théâtre romantique, a lieu lors d'une tournée de comédiens britanniques. Le 31 juillet 1822, Othello est joué à la Porte Saint-Martin par une troupe anglaise. » Stendhal, outré par l'accueil désastreux par le public parisien, s'en mêle avec la première version de Racine et Shakespeare, et bientôt, Victor Hugo unira les fractions politiques divergentes du mouvement romantique autour de sa Préface de Cromwell (1827) qui proclamera la liberté de l'art et la puissance du génie dont Shakespeare est un des plus grands. La découverte de Shakespeare s'opère donc dans le contexte contestataire du mouvement romantique lorsque le drame romantique semble s'imposer au théâtre. La réception littéraire s'accomplira après la tempête de 1848 et la traduction intégrale sera publiée par François-Victor Hugo, considérée comme très belle, mais réputée comme injouable. La coutume s'est ainsi créée que, malgré d'autres propositions de traductions au 20ème siècle, par exemple la traduction complète de Leyris/Evans, chaque metteur en scène ou auteur propose sa propre traduction ou adaptation de ses pièces préférées ainsi l'ont fait Gide, Loti, Bonnefoy, Pottecher, Antoine, Copeau et Pitoëff pour ne citer que quelques noms. Cette relation à la fois pratique et éclectique au texte shakespearien n'est pas sans danger, car on a souvent joué ses pièces en version abrégée ou censurée, puisque jugées inconcevables pour un public français. Ce n'est qu'en 1904 qu'Antoine joua King Lear pour la première fois sans coupures ; et il a fallu attendre 1947 pour que Jean Vilar montrât en Avignon au public français le triste destin du roi Richard II, un spectacle repris ultérieurement au Palais de Chaillot par le T.N.P.

Ariane Mnouchkine qui assura la traduction intégrale de son cycle des Shakespeare renoua en 1981 avec la tradition de Jean Vilar sans avoir vu la mise en scène du maître - et avec certains aspects de sa conception d'un théâtre populaire, puisqu'elle se voulait le fidèle porteparole du poète sur scène. Elle considérait donc sa mise en scène comme une « illustration », comme une « mise en images du texte de Shakespeare ». Chez elle, comme déjà chez Vilar, il n'y avait pas de rideau qui séparait les scènes.

Le rideau au fond de la scène en soie de couleur, aux symboles différents, tombe au moment où s'annonce un changement dans les rapports de force entre Richard et Bolingbroke. Tous les éléments du jeu, de la musique et du décor renvoient donc le public au texte, aux acteurs porte-paroles qui s'expriment dans une langue proche du texte original sans jamais tomber dans l'anodin.

Une telle mise en scène qui se veut fidèle reconstitution de la parole d'un autre poète semble étonnante et presque en contradiction avec la pratique théâtrale du Théâtre du Soleil des années 70 si l'on se souvient que la troupe avait en 1972 encore - lors des répétitions de 1793 - refusé le texte dramatique littéraire. Ainsi, un manifeste collectif de la troupe disait-il en 1973 :

En 1968, après avoir longuement hésité devant de nombreux textes écrits, nous décidons d'abandonner le rapport du texte pour traiter des problèmes qui nous paraissent plus urgents et plus proches de ce qu'attend le public actuel.

Un peu plus loin, la troupe s'explique sur les espoirs liés à l'abandon du texte dramatique :

On peut imaginer qu'un jour un poète naîtra de ces créateurs et trouvera sa vraie fonction au sein du groupe et non à la place privilégiée qui d'ordinaire lui est réservée.

La troupe explique par cette formule impersonnelle ses espoirs très subjectifs et très personnels : les expériences de la création collective et plus encore celle de l'écriture collective sont la mise en pratique publique que le Théâtre du Soleil partage avec ses spectateurs, à savoir qu'il est possible de remplacer la création individuelle par la création collective, puisque cette dernière découvre des potentialités artistiques et créatrices de telle manière qu'un nouvel auteur de théâtre puisse grandir au sein du groupe comme le premier parmi ses égaux comparable à un Molière ou à un Shakespeare.

Ces espérances semblèrent s'être estompées avec les mises en scène de Méphisto, de Richard II et tout le Cycle Shakespeare. En fait, Méphisto, le Cycle Shakespeare et Sihanouk sont bien la suite des préoccupations de 1969. La clé de cette approche nous est fournie par L'Âge d'or en 1975, le premier spectacle pour lequel le Théâtre du Soleil avait tenté d'intervenir directement sur le présent par un récit théâtral épique comparable à la volonté de Shakespeare de montrer l'histoire à ses contemporains. Ce récit fut réalisé dans l'improvisation sur scène par laquelle le Théâtre du Soleil avait su se créer un langage corporel nouveau. L'Âge d'or avait tenté l'écriture collective, sans chronologie préétablie comme c'était le cas des spectacles précédents sur la Révolution et sans « biographie » des personnages qui fournissait la trame des Clowns.

L'Âge d'or, qui semblait clore la période faste de la création collective du Théâtre du Soleil avant que Et soudain des nuits d'éveil et Le Dernier Caravansérail renouent avec cette démarche représenta le sommet et la limite de la production théâtrale de l'après-Mai. Les acteurs de mai, tout auréolés par les bouleversements qu'ils semblèrent provoquer, ne manquèrent pas d'établir le parallèle : ”en 89, nous avons pris la Bastille, en 68 nous prenons la parole", ”Retournons 89 et nous obtenons 68". La reconstitution des événements historiques dans la perspective du peuple allait de pair avec la prise de conscience du rôle politique à jouer dans le présent. L'Âge d'or continua donc le travail collectif entrepris avec les deux spectacles historiques en actualisant les interrogations sur l'histoire. Les repères pour une mise en forme théâtrale furent les masques de la commedia dell'arte qui, répartis en Pantalon et en Arlequin, mimaient les antagonismes de la société de classes. Cependant, au-delà de cette répartition facilement manichéenne, la représentation de la réalité ne pouvait être approfondie en dehors d'une connaissance concrète des milieux mis en scène et d'une unité politique des membres de la troupe.

Au terme de L'Âge d'or, Ariane Mnouchkine avait compris que le seul développement du jeu corporel ou la réappropriation du répertoire de la commedia dell'arte, l'écriture collective par l'improvisation en répétition, ne déboucherait ni sur la création de personnages ni sur l'écriture d'un texte dramatique. Il y avait là un obstacle fondamental qui ne serait levé, peut-être, qu'en prenant le problème à l'envers, en recourant aux textes d'un grand auteur classique du répertoire. A partir de ce réapprentissage, les ”types fixes“ (i tipi fissi de la commedia dell'arte) qui demeurèrent, malgré tout, le but du jeu de l'acteur, pourraient être projetés dans les situations historiques et dramatiques offertes par le texte. Ainsi émancipés, ils évolueraient vers la nuance et la souplesse d'un comportement contradictoire. A leur tour, des situations uniques gagneraient à être universalisées par ces traitements-types, tout en conservant leur enracinement dans des époques particulières.

Le Théâtre du Soleil affirma donc lors de son travail sur le théâtre élisabéthain, de ne pas vouloir interpréter Shakespeare mais de vouloir ”entrer en apprentissage dans l'atelier d'un maître." Il annonçait cependant qu'il se préparait à ”raconter dans un prochain spectacle une histoire d'aujourd'hui". De même, le texte programme de L'Âge d'or avait proclamé l'intention de ”raconter l'histoire de notre temps", tandis que les deux spectacles sur la Révolution française avaient lié leur existence à l'affirmation d'une ”nouvelle histoire du peuple dans le présent". Une exigence que même l'éloignement dû à l'emprunt de formes théâtrales japonaises, indiennes ou arabisantes n'amoindrit pas. Ces formes couvraient d'étrangeté Shakespeare, nous le rendaient lointain, ce qui, paradoxalement, favorisait la révélation des moments universels. Le but d'Ariane Mnouchkine fut de s'inspirer de la métamorphose des personnages en types, nécessaires à la constitution de véritables fresques épiques.

Jusqu'en 1975, elle avait travaillé cette mise en forme théâtrale anti-naturaliste avant tout à travers le développement du langage gestuel de l'acteur. Dans L'Âge d'or encore, elle avait proposé aux acteurs des types qu'ils devaient enrichir par la gestuelle. De la confrontation de ces types avec des situations précises devait émerger le texte dramatique. Depuis 1979, elle procéda autrement, en distribuant aux acteurs des textes écrits qu'ils devaient jouer selon leurs affinités aux différents types fixes. Le texte perdait alors son statut de littéralité pour glisser vers l'insolite du langage gestuel (une confrontation dont nous pouvons citer un exemple avec le rituel des scènes de la cour dans Richard II et Henry IV). Dans un deuxième temps, ce texte rendu étrange et lointain, déformé par la gestuelle, redevint concret et intelligible pour le spectateur. Grâce à la technique héritée de la commedia dell'arte, des sentiments bruts comme la peur, la gourmandise, l'avarice ou le chagrin d'amour trouvèrent, par le biais de la pantomime, l'expression adéquate pour compléter ou contredire le texte ; à moins que la gestuelle ne s'immobilise dans des références ouvertes aux archétypes chrétiens : Richard assassiné pendait aux barres de sa prison comme le Christ crucifié, ou encore Bolingbroke, qui tenait le roi mort dans ses bras, nous rappela une pietà. De cette manière, l'équilibre s'établit entre la puissance d'un texte et une gestuelle nouvelle.

Quelles furent les particularités de la mise en scène de Shakespeare à la Cartoucherie ?

Le spectateur qui se rendait à la Cartoucherie pour voir l'un de ces trois spectacles, se détachait difficilement de la comparaison avec les deux autres. Un même décor, certes, mais surtout une disposition d'ensemble, valable pour les trois mises en scène. Des trois halls de l'ancienne Cartoucherie, le premier servait, avec bar, stand et exposition-photos, à l'accueil du public, tandis que les deux autres furent divisés en deux espaces entre la salle et la scène. Dans la partie arrière des deux halls consacrés à la représentation, 5 à 600 spectateurs pouvaient prendre place sur des gradins construits en bois clair. A leur droite, les loges des acteurs furent visibles derrière des rideaux de velours bleu foncé. L'entracte permit aux curieux d'aller observer le maquillage et les divers préparatifs des acteurs.

Le fond des deux halls est occupé par la scène, elle-même divisée entre le lieu principal du jeu et les pistes d'accès, que les cours de Richard et d'Henry arpentaient bruyamment, que Falstaff ou le trio comique de la La Nuit des rois parcourèrent en titubant tandis que le duc Orsino leur donna une longueur interminable par la lenteur nonchalante de son pas.

L'ensemble scène/gradins fut unifié par un épais tapis-brosse couleur paille où des stries noires, posées dans la partie scène, déterminaient des plate-bandes régulières qui venaient mourir en contre-bas au pied de la première rangée de spectateurs, seulement interrompues par un alignement de puissantes lampes de quartz. A l'opposé, dans le fond de la scène, étaient suspendus de féeriques rideaux de soie fluide renouvelés au cours des spectacles.

Pour les pièces historiques, le Soleil avait choisi des tons or qui se combinaient avec la cruauté du rouge, du noir, du gris et du blanc, tandis que les couleurs pastel dominaient dans la comédie, peut-être le seul indice du décor qui rappela l'intention première d'opposer les tragédies aux comédies.

Une autre continuité apparaissait dans l'importance accordée à la musique. Il suffit de mentionner la fuite du Roi à Varennes dans 1789 sur le rythme parodique de ”Frère Jacques“ de la 1ère symphonie de Mahler, ou la mort de l'immigré Abdallah dans L'Âge d'or sur l'extrait du 'Dies irae‘ du ”Requiem“ de Verdi, ou bien encore l'agonie de Molière dans le film, prolongée et soutenue par l'air de l'esprit du froid d'Henry Purcell (”See'st thou not how stiff, and wondrous old,/ Far unfit to bear the bitter Cold,/ I can scarcely move, or draw my Breath;/ Let me, let me Freeze again to Death“). La musique, toujours parcimonieusement distribuée, soulignait alors les moments de grande intensité dramatique. Mieux encore, elle signalait aux spectateurs leur importance, et en suggérait la teneur. Avec le Cycle Shakespeare, la musique changea de rôle, devenait omniprésente en accompagnant le texte dramatique du début à la fin des spectacles. En contre-point de la gestuelle et des mouvements scéniques, la musique épousa tous les cas de figures possibles, dans des sonorités adaptées à chaque pièce. Pour Richard II, c'étaient plutôt les vibrations des gongs et des percussions de toutes natures, alors que La Nuit des rois faisait un large usage des leitmotive (par exemple, lorsqu'il s'agissait de visualiser le chagrin d'Orsino par les jérémiades interminables des instruments à cordes).

Henry IV recomposa et alterna les sonorités issues de la tragédie et celles, diaphanes, de la comédie. L'entrée de la cour se réalisa toujours aux sons des gongs et des timbales - ce spectacle, après les deux autres, pouvait se permettre une autocitation ironique, lorsque Falstaff et Hal jouaient, tour à tour, la justification du prince face au roi - mais les moments où Falstaff était à la taverne de même que la plainte de l'héritier royal devant Hotspur mort, laissaient une grande place aux instruments à cordes, et en particulier à la harpe. A la différence de Richard II, la musique gagnait ici en intériorité, elle vibrait en sourdine ou releva le comique d'une situation, tout en éclatant de façon encore plus titanesque dans les scènes de combats.

Les costumes rappelèrent également les deux mises en scènes précédentes : dans la cour d'Henry IV, à l'exception du roi, les couleurs sombres dominaient, tandis que le groupe de Poins, Bardolph et Peto apparaissait dans des costumes aux couleurs éclatantes dont la parenté avec ceux de La Nuit des rois ne faisait aucun doute, même s'ils n'appartenaient ni au théâtre indien ni au monde des miniatures persanes. Ils évoquèrent plutôt, surtout dans les scènes de taverne, l'ambiance des contes des ”Mille et Une nuits“ de L'Âge d'or.

Le roi, son conseiller Westmoreland ainsi que Worcester, l'oncle intrigant de Hotspur, portaient des masques en bois (déjà imaginés pour toutes les figures ancestrales de Richard II) dont la partie inférieure était mobile afin de faciliter la parole. Dans Richard II, ces masques étaient réservés aux ducs de Lancaster et de York, au comte de Salisbury et à l'évêque de Carlisle, c'est-à-dire à des personnages officiels de la cour faisant corps avec leur fonction et soutenant la légitimité du roi. Dans la deuxième pièce historique, Bolingbroke, devenu Henry, avait revêtu le masque symbole de son autorité et de son âge, bien que sa légitimité fût contestée par l'ancien rebelle Worcester, lui aussi masqué, qui l'aida jadis à usurper le trône.

Les rebelles du camp de Hotspur, ainsi que le prince portèrent des masques fardés, signes (comme pour Richard et Bolingbroke, rivaux d'une autre époque) de leur jeunesse. Falstaff, les compères de la taverne et l'hôtesse affichèrent les maquillages colorés et reconnaissables des clowns. Les jardiniers dans Richard II qui informent la reine de l'échec du roi par quelques métaphores empruntées à leur travail, appartinrent également de par leur maquillage au groupe des clowns. Ils rejoignirent naturellement Sir Toby, Sir Andrew et Fabien qui dans La Nuit des rois portèrent le nez et les paumettes rouges, ce qui donna à chacune de leurs apparitions l'air d'un numéro de clown.

L'inconvénient des masques, de fard ou de bois, réside dans le peu de marge qu'ils laissent aux acteurs pour individualiser leurs personnages. Leur emploi dans une mise en scène pousse le jeu théâtral vers plus de plasticité ; le comédien joue davantage avec son corps et impressionne moins par son visage. La mise en scène d'Ariane Mnouchkine oscilla délibérément entre les cérémonies hiératiques de la cour où la même gestuelle figée, faite de masques de bois et de gestes codés, voulait nous convaincre de l'immuabilité du pouvoir monarchique, et des scènes riches en mouvements spectaculaires, provenant du cirque ou de la commedia dell'arte, dans lesquelles les personnages traduisirent visuellement leurs pulsions. L'indignation et la révolte contre une situation sans issue se transformèrent par le jeu des sauts audacieux et tourbillonnants : par exemple dans Richard II, lorsque le fidèle Aumerle ne trouva plus moyen d'aider son cousin royal au château de Flint. Dans Henry IV, l'obsession du combat et les velléités guerrières stimulèrent chez les ennemis du roi, en particulier Hotspur et Douglas, le déploiement de leurs acrobaties, comme pour conjurer la peur devant l'affrontement, devenu incontournable. Bolingbroke et Mowbray (dont la rivalité ouvre Richard II) montrèrent leur soumission sous la sentence royale en se jetant par terre vers leur juge, le front collé au sol. Les nobles en révolte contre Richard ou Henry retrouvèrent d'identiques gestes, ils chevauchèrent, brides à la main, d'imaginaires chevaux lancés au galop. Ceci dit, le langage gestuel ne se contenta pas d'accompagner le texte, il apporta ses propres nuances aux discours prononcés : ce fut le cas lorsque Bolingbroke et Mowbray laissèrent percer des lazzis d'angoisse lors du discours pathétique d'honneur et de gloire, prononcé avant le duel.

Depuis Les Clowns, le Soleil fond l'expression des personnages populaires dans une gestuelle particulière que l'on voit à l'œuvre aussi bien chez les jardiniers de Richard II que chez Falstaff et ses compagnons, tout comme dans le trio comique de La Nuit des rois. Ainsi, le langage gestuel participe autant que l'utilisation des masques de bois ou de fard à la typisation des personnages. Comme apanage individuel d'un acteur, la gestuelle met en relief un seul type à travers différents personnages : Richard - Orsino - Prince Hal définissent les trois variantes d'un même type, incarné par l'acteur Georges Bigot. Ces princes faibles manifestent lassitude et passivité jusqu'à ce que des circonstances extérieures fassent basculer leur destin. Bien entendu, leurs trajectoires s'exécutent ensuite séparément et il ne s'agit pas de les identifier. Cependant, Orsino apparaît comme le pendant comique de Richard, tandis que Prince Hal évolue dans la tonalité mixte des deux spectacles précédents. La même observation s'impose pour le personnage de la reine dans Richard II, Olivia dans La Nuit des rois et Lady Kate dans Henry IV, jouées par Odile Cointepas.

L'unité du jeu de Philippe Hottier crée une incontestable filiation entre le jardinier de Richard II, Sir Toby Belch dans La Nuit des rois et Falstaff dans Henry IV.

L'interprétation du personnage de Malvolio dans La Nuit des rois pose cependant problème et nous amène à nuancer le procédé de typisation dans les mises en scène du Théâtre du Soleil. Le divertissement initial de l'amour bafoué dont Malvolio fait les frais, glissa, au fil des représentations, vers un jeu de farce. Malvolio, antipathique au départ, aurait pu, dès lors qu'il devenait victime, nous arracher un brin de compassion comme le laisse entendre le texte shakespearien par son chassé-croisé des perspectives qui force le spectateur, après-coup, à réviser son attitude face aux personnages.

Tout au long des historical plays, Shakespeare nous a habitué à de tels renversements : Richard II gagne en sympathie après sa chute et le duc Orsino se ridiculise dans son caprice face à l'amour tragique de Malvolio. Cette ambiguïté vaut aussi pour Henry IV ; Falstaff y apparaît d'abord, en référence à la morale médiévale, comme le vice personnifié qui met en danger la vertu du prince, avant de prononcer des vérités anti-héroïques sur la guerre. Prince Hal, jeune rebelle irascible, semble s'offrir sans réfléchir dans son audace guerrière aux intrigues de son père et de son oncle. Quant à Bolingbroke, il se transforme comme Henry IV d'un juste rebelle en homme de pouvoir qui plaint dans le tableau vivant de la pietà non seulement son cousin assassiné mais sa propre innocence perdue. Cette approche délibérée anéantit l'image du héros positif et mue le spectateur en observateur désintéressé où les protagonistes susceptibles de se prêter à l 'identification affective se dérobent sous ses yeux. En somme, l'enseignement de Shakespeare conduit au plaisir de comprendre, suscite la jouissance particulière du théâtre épique avant la lettre, et c'est bien cette leçon que le Théâtre du Soleil a retenue.

Ce qu'Ariane Mnouchkine a ainsi réussi avec ces personnages nobles, apparaît moins évident à la lecture des personnages comiques. Falstaff reste, de par son costume, situé d'emblée dans le registre parodique.

Sa silhouette comble d'aise ses pires détracteurs : il est encore plus âgé, plus gros et plus maladroit que l'on n'ose l'imaginer. Ainsi devient-il le simple pitre qui détend les spectateurs. La scène-clé du ”théâtre dans le théâtre“ dans Henry IV (acte 2, scène 4) qui anticipe, sur le mode du jeu, le destin futur du Prince Hal, ne peut dans une telle perspective rétrécissante que passer inaperçue, incomprise par la plupart des spectateurs, qui cependant auront retenu son aspect comique très réussi. Cette orientation de la mise en scène découle de ce que chaque acteur important s'est constitué un fief, un type particulier qu'il transporte avec lui dans ses interprétations. On peut le déplorer, mais c'est la conséquence presque inévitable d'un cycle joué.

A côté des personnages-types, Ariane Mnouchkine a créé tout un système de renvois à l'intérieur des trois mises en scène qui permet de faire avancer la compréhension grâce à l'établissement de correspondances : Malvolio est enfermé dans la même cage blanche qui sert de dernière prison à Richard (cette cage transfuge aurait pu faciliter une autre interprétation de Malvolio), l'improvisation musicale d'une orgie nocturne dans le palais d'Olivia est transposée dans Henry IV dans la scène où Hal et Poins interrompent le forfait de Falstaff et de sa bande.

Sans doute Ariane Mnouchkine aperçoit-elle les limites d'une typisation à outrance qui amènerait à figer les textes, mais elle n'en demeure pas moins attachée à une stylisation, chargée d'arracher la représentation théâtrale à la transposition mimétique de la vie. Elle ne s'oriente pas vers ce ”théâtre du quotidien“ auquel d'autres compagnies issues de Mai 68 ont abouti. Elle leur oppose le jeu théâtral comme rite, en essayant, à travers la leçon de Shakespeare, de réaliser une complicité entre salle et scène, une communion qui touche aux fondements du théâtre. Ainsi, ”l'orientalisation“ et la typisation de Shakespeare demeurent-t-elles un « étrangement », une distanciation qui mène loin dans la réinvention du spectacle contemporain. Sur le tapis tendu et devant le ciel de soie, il ne reste plus, sous les travestissements et les pirouettes, qu'un seul comportement humain, et c'est ce continent humaniste que le Théâtre du Soleil veut explorer :

Peut-être l'acteur est-il alors un envoyé qui part chercher très loin dans les profondeurs de l'histoire, de l'imagination, de la poésie, au lointain du désert, les passions humaines d'un personnage. Comme un messager consciencieux et fidèle, il devrait revenir, en guenilles magnifiques, dire ce qu'il a vu et ce qu'il a vécu pendant son voyage à ce même public qui l'a investi d'une mission merveilleuse : évoquer en dessins simples et splendides et incarner parmi nous, ici et maintenant, un être humain.

Anne BEGENAT-NEUSCHÄFER
Texte réécrit à partir d'extraits de l'ouvrage d'Anne NEUSCHÄFER et Frédéric SERROR : Le Théâtre du Soleil, Shakespeare, Prometh Verlag, 1984