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A la rencontre de la vie (2)

Le capitaine Fracasse ou la volonté de vivre

Travailler le jour pour gagner sa vie (ils sont pion, prof., architecte, vendeur) et répéter le soir entre 19 H. 30 et 24 H. ou 1 H. du matin, telle sera la vie de la troupe pendant trois ans. Vie harassante, mais combien passionnante.

D'autant que, maintenant, le travail à faire est plus astreignant encore.

En effet. Reprenant un projet lancé par Ariane Mnouchkine au moment de l'ATEP, voici nos jeunes comédiens attelés à l'adaptation du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. On comprend ce qui a pu les attirer dans ce roman de cape et d'épée, œuvre mineure, il est vrai, mais attachante : elle est l'opposé des Petits Bourgeois : c'est une course après le bonheur. L'histoire du baron désargenté qui suit une troupe d'acteurs ambulants pour les beaux yeux de la comédienne Isabelle, devient à son tour acteur, fait des prodiges sous le nom de Capitaine Fracasse, est un mélo suscitant gaité, humour et émotion. Prétexte à jeu, à gags, univers fabuleux de l'imaginaire propre au théâtre : des comédiens ambulants jouent sur une scène d'autres comédiens en train de jouer, c'est du théâtre dans le théâtre. C'est "la fête".

Car Le Capitaine Fracasse, c'est d'abord, pour le Théâtre du Soleil, le plaisir du jeu, qui ici est double. Il ne s'agit plus d'interpréter un texte pré-existant : il s'agit, à partir d'un roman, de faire du théâtre. Travail en plusieurs étapes : lecture d'un chapitre, improvisations sur les situations, discussions / Ariane Mnouchkine et Philippe Léotard réécrivent la scène inventée / la fois suivante les comédiens la retravaillent / Ariane Mnouchkine prépare la mise en scène / re-répétitions, etc… L'on remet cent fois l'ouvrage sur le métier. On prend des libertés vis-à-vis de l'original sur le plan textuel (la dernière partie du roman est transformée : Fracasse tue Vallombreuse et la troupe s'embarque pour les Indes) comme sur le plan mise en scène (des anachronismes, tels que tango, accordéon, semis de paillettes). On s'amuse tout en voulant amuser.

Mais on s'amuse trop, c'est-à-dire que rigueur et professionnalisme font place à un esprit bon enfant. S'il y a déjà "recherche d'une transposition permanente, par les maquillages, par le jeu qui se veut très corporel mais ne l'est pas encore assez" (Ariane Mnouchkine), "l'improvisation" tourne au relâchement, et "le spectacle lui-même semble une improvisation". D'autant qu'étant donné les conditions de travail il n'a pas été possible d'opérer une sélection assez sévère lors de l'engagement des comédiens. D'où une distribution assez hétérogène. Pour Ariane Mnouchkine Fracasse correspond à une sorte de déviation dans la ligne que s'était fixée le Soleil : on ne s'est pas assez pris au sérieux, d'autant que "c'est nous qui avions écrit le texte" et que "c'est un peu à nous-mêmes que nous donnions la fête. Nous n'avons pas donné à Fracasse toute l'attention qu'il méritait" (Ariane Mnouchkine). La troupe songera à le reprendre en 1968. "Les comédiens ont perdu ce qu'ils avaient acquis pendant la préparation des Petits Bourgeois" (Ariane Mnouchkine). Il s'agira de le reconquérir. Ce sera l'année de travail sur La Cuisine. On le voit, Ariane Mnouchkine n'a aucune complaisance envers elle-même.

Fracasse, pourtant, apporte beaucoup aux comédiens sur le plan de la technique corporelle : leur maître d'éducation physique, Georges Donzenac, les entraîne pour les scènes de bagarres, pour les cascades et les gags. Ariane Mnouchkine règle leurs duels ; ils apprennent à chanter sur scène, ce que savent si peu de comédiens français, ils jouent de divers instruments. Tout cela leur servira. Et c'est un premier contact avec Pantalon, Zerbine, Matamore, avec cette Commedia dell'arte qui ne cessera de les nourrir.

"Nous bâtirons l'espace et le temps du bonheur" dit le programme.

"Nous sommes partis, nous dit Roberto Moscoso, de l'idée de cirque. Puis nous avons voulu montrer la charrette des voyageurs ; ensuite construire un tréteau pivotant sur un plateau à 80 ou 100 cm du sol. Finalement, nous avons abouti à un double tréteau fermé au fond par un castelet dont les toiles de fond changeraient à chaque lieu : décor facilement démontable (tout le monde mettait la main à la pâte)". C'est l'attirail des montreurs de marionnettes, des comédiens ambulants, c'est le théâtre de foire : sans le savoir, ce "décor" annonce les tréteaux de 1789. Beaucoup d'accessoires, hétéroclites et cocasses, des masques, des mannequins, tremplins pour le jeu des acteurs.

Les costumes sont, cette fois, entièrement fabriqués et inventés. Partie d'une recherche historique traditionnelle, sur le style Louis XIII, Françoise Tournafond le transpose ensuite : "il fallait le voir à travers l'esthétique d'un regard fin XIXe" et y ajouter une note de fantaisie signée Théâtre du Soleil" (Fr. Tournafond). "Voir ça comme au cirque", avait dit Ariane Mnouchkine. Des maquillages outrés, bariolés de Nicole Félix.

Une rengaine d'accordéon accompagne complaintes et couplets et relie les scènes entre elles : elle tient le rythme de la mise en scène et crée l'ambiance. Déjà remarquée ici, la musique deviendra un élément capital dans les créations du Soleil. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

Fracasse est créé en plein air, sur le stade du Théâtre des deux portes de la MJC de Montreuil, en juin 1965, puis il est joué quelques soirs en banlieue. Le public est enthousiaste. Mais la critique est silencieuse. Il faudra attendre le passage au Théâtre Récamier, à Paris, en janvier-février 1966, pour qu'elle daigne se déplacer. Malheureusement, la plupart des articles paraissent trop tard pour amener le public. C'est la catastrophe financière. Près de 25 acteurs, des techniciens, musiciens, etc., plateau trop lourd pour une troupe si désargentée. Le spectacle ne sera repris que quelques jours pendant l'été, malgré les démarches de J. P. Tailhade auprès de nombreuses municipalités pour créer un festival d'été de théâtre en plein air.

Mais il n'aura pas passé inaperçu. Pratiquement rien dans les quotidiens, quelques articles sérieux, dans des hebdomadaires ou des revues. Raymonde Temkine [1] a ces mots prémonitoires : "Une jeune troupe d'avenir". Mais, c'est à Gilles Sandier que revient le mérite d'avoir su lire dans cette ébauche (déjà !) les intentions profondes. Il dit mieux que nous ne saurions le faire les richesses sous-jacentes de cette troupe qui ne feront que se confirmer tout au long de sa "carrière", de La Cuisine aux Clowns, des Clowns à L'Age d'or.

« … Je trouve très injuste le silence sous lequel on a écrasé ce Capitaine Fracasse présenté par la jeune compagnie du "Théâtre du Soleil", Suis-je naïf ou gamin ? Avec ses maladresses, mais avec sa jeunesse, ce spectacle m'a enchanté, comme une jolie histoire. J'aime, c'est vrai, le roman d'aventures où les aventuriers sont des comédiens, et le théâtre, l'aventure. Des comédiens ambulants, c'est vrai, pour qui aime le théâtre comme je crois l'aimer, sont des héros privilégiés. Qu'ils soient ceux des gravures de Callot, des romans de Scarron et de Théophile Gautier, ou du Carrosse d'or de Renoir, ces comédiens en quête des routes - celles qui mènent partout : au rêve, à l'amitié, à l'amour, à soi-même et aux autres - ces comédiens portent, avec la part du rêve, une étrange charge de poésie. Et ce qui, dans ce spectacle, m'a donné un si vif plaisir, c'est la justesse d'accent que trouve la ferveur d'une jeune troupe pour rendre hommage au théâtre et à son univers fabuleux : justesse et ferveur qui sont aussi bien celles de Corneille dans L'Illusion comique, ou de Renoir à chaque fois qu'il dit son amour du spectacle (la Commedia dell'arte dans Le Carrosse d'or, ou le music-hall dans French Cancan). Matamore ou Pantalon, Isabelle ou Colombine, qu'ils traînent savate sur les terres dorées du Nouveau Monde ou à travers les manoirs poussiéreux de Gascogne, c'est le feu qu'ils apportent, la fête, le scandale, l'aventure, l'amitié, et le jeune baron Sigognac suit les historiens sur le chemin de la fable, du même mouvement dont le vice-roi du Pérou, un toréador et un jeune capitaine font carrousel autour d'Anna Magnani-Colombine comme papillons autour de la flamme. "

"Une fête étrange. C'est cela, ce spectacle. Le roman de Gautier a été découpé et ajusté à la scène avec beaucoup d'intelligence, de souplesse, et de bonheur. Avec beaucoup de sensibilité et de tendresse aussi. Les coups de pouce qu'on lui donne sont subtils et discrets. Philippe Léotard, qui a fait cette adaptation, a écrit aussi de jolis couplets qui, sur une jolie rengaine d'accordéon, toujours la même, scandent l'aventure comme la rengaine de L'Opéra de Quat 'sous. "

"Que le spectacle ne soit pas techniquement parfait ; que l'enchaînement manque parfois de force et de rythme, que certains acteurs soient insuffisants, c'est vrai, mais la belle affaire ! Je dirai même que j'aime - surtout lorsqu'il s'agit de nous embarquer dans les bagages de comédien - ce théâtre en train de se faire, qui sent la ficelle et la toile : Dieu merci, il garde quelque chose de la ferveur des amateurs, des amants réels du théâtre avec ses misères et ses joies. Il y a là-dedans une jeunesse, une fraîcheur, une gentillesse, un goût et une intelligence du théâtre qui se traduisent par un constant bonheur d'invention dans les gags, la cocasserie, l'humour. Il y a aussi une grande sincérité de jeu : pas le moindre cabotinage (et c'est si rare) ; cependant, plusieurs de ces comédiens ont déjà du métier et du style. La mise en scène d'Ariane Mnouchkine, un peu hésitante au début, trouve parfaitement son rythme dans la seconde partie. Quant à François Joxe, il joue avec une gravité juvénile et une ardeur contenue par l'élégance un Capitaine Fracasse qui refuse les éclats faciles d'un Cyrano pour imbéciles, et qui sait que la fête qu'il quête est une fête fragile et menacée, comme la "fête étrange" du Grand Meaulnes. C'est la leçon de ce spectacle : que nos fêtes sont fragiles, mais qu'elles valent qu'on les aime". [2]

Si nous citons cet article dans son entier, ce n'est pas seulement parce qu'il nous transmet des images du spectacle, mais surtout parce que d'une part il dit ce qu'est le théâtre et comment il se fait, et de l'autre ce qu'est l'amateur, le passionné de théâtre, la capacité d'émerveillement indispensable devant l'événement. Car si le théâtre n'est pas pour le spectateur "événement", c'est qu'il est mort - ou le spectateur, un mort-vivant ! -. "Naïf", "gamin" qualificatifs que nous revendiquons. Il y a élan, donc sentiment, donc mouvement vers…

Les Soleil gardent au fond du cœur une tendresse particulière pour Fracasse et ses amis, qui n'a pas été trahie à ce jour. Ne retrouvons-nous pas nos comédiens ambulants dans le film que le Théâtre du Soleil vient d'achever sur la vie de Molière ? N'est-ce pas l'Illustre Théâtre qui chante avec eux

"Le pauvre comédien
rit sous son masque d'or,
ne craint pas la misère,
se rit du mauvais sort,
n'a plus ni mère ni père,
mais on l'envie encore ! " [3]

BABLET Denis et BABLET Marie-Louise, Le Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur, diapolivre, Editions du CNRS, Paris, 1979, pp. 14-17

  1. [1] in Doc 66, n° 34
  2. [2] Gilles Sandier in Arts et spectacles, 9.2.66.
  3. [3] Dernières lignes du Capitaine Fracasse "inventées" par Ph. Léotard.