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1970-1975 : Écrire une Comédie de notre temps - Anne NEUSCHAFER

La filiation avec Jacques Copeau

L'idée qu'une renaissance du théâtre serait tout aussi incontournable que celle de la littérature avait émergé dès les années 1910 dans le premier groupe de la Nouvelle Revue Française, réuni autour d'André Gide, le "contemporain capital" : Jean Schlumberger en témoigna parmi les premiers. Cette renaissance se voulait entière, elle n'envisageait pas seulement d'autres lieux et d'autres spectacles pour un nouveau public, elle avait, dès le départ, la vision d'un nouveau genre dramatique, celui de la Comédie de notre temps.

Si Un Essai de rénovation de 1913, publié avant la première saison du Théâtre du Vieux Colombier, rive gauche, sonna comme un clairon contre le théâtre de boulevard, le vedettariat de l'acteur, la pauvreté de l'écriture dramatique, il fut le manifeste encore abstrait de cette renaissance théâtrale - une sorte de contrat non encore rempli envers l'avenir. Et la première saison du Théâtre du Vieux Colombier présenta des mises en scène de pièces écrites, classiques et contemporaines. Les réflexions du groupe que Roger Martin du Gard avait rejoint ne s'arrêtèrent pour autant pas là. La vision d'un spectacle à la fois élaboré et rapidement modifiable ne les quitta point, et elle se concrétisa au fur et à mesure que le travail théâtral se précisa à travers le jeu scénique d'un Jouvet ou d'un Charles Dullin.

Dans une lettre de l'hiver 1916 à Louis Jouvet, Jacques Copeau parla de ce nouveau genre qui s'appuierait sur des types contemporains :

Inventer une dizaine de personnages modernes, synthétiques, d'une grande extension, représentant des caractères, des travers, des passions, des ridicules moraux, sociaux, individuels d'aujourd'hui. Inventer leurs costumes, toujours identiques, modifiés seulement suivant les circonstances par un type accessoire. [Ensuite], ces dix personnages d'une Comédie autonome qui comprend tous les genres, depuis la pantomime jusqu'au drame, les confier à dix comédiens. Chaque comédien a son propre personnage qui est sa propriété, qui devient lui-même, qu'il nourrit lui-même, de ses sentiments, de ses observations, de son expérience, de ses lectures de ses inventions. Voilà la grande découverte (si simple !), la grande révolution ou plutôt le grand majestueux retour à la plus vieille tradition. [1]

Dans son Journal, Gide rapporte, à la date du 21 janvier 1916, extraite d'une conversation avec Copeau, l'idée " de raviver la Commedia dell'Arte, à la manière italienne, mais avec des types nouveaux ".

La vision d'un spectacle contemporain et adaptable en cours de représentation, antérieure de presque 50 ans à sa propre quête, frappa Ariane Mnouchkine en 1973 ou 1974, lorsqu'elle-même fut à la recherche d'une nouvelle forme de spectacle dont le lieu - les dunes de tapis brossé - avait déjà été aménagé à la Cartoucherie.

Elle découvrit Jacques Copeau grâce à Alfred Simon et se mit à la lecture des Appels qui venaient de sortir en 1974, et à celle du Journal de bord des Copiaus, publié deux ans auparavant.

Ariane Mnouchkine ne fait pas partie de ces metteurs en scène qui renient Jacques Copeau. Dans le Texte Programme de L'Age d'or, elle lui rend hommage sous le titre Raconter l'histoire de notre temps. En prenant l'interrogation de Copeau comme point de départ, elle se plaça justement dans sa perspective qui rendait la rénovation théâtrale incontournable.

Comme Copeau au début siècle, Mnouchkine avait, en 1975, le vif sentiment d'être à une époque cruciale, appelant au changement, au et par le théâtre, art public par excellence. "Sommes-nous les représentants d'un irréparable passé ? Sommes-nous au contraire les annonciateurs d'un avenir qui se peut à peine discerner à l'extrême limite d'une époque finissante ?" cita-t-elle Copeau en exergue. Et comme lui, elle répondit par la vision d'un nouveau genre dramatique, la Comédie de notre temps, qui naîtrait

des poètes qui sachent tout dire, des peintres qui sachent tout décrire et des acteurs qui soient à la fois peintres et poètes et qui sachent donner de notre univers encombré et complexe une représentation claire et nourrissante, écrire ensemble par leurs corps et leurs voix la comédie de notre temps, sans fin et toujours recommencée. [2]

Déjà Copeau avait conçu l'éclatement d'un genre qui, pour sa nouvelle forme, s'appuierait sur des formes plus anciennes, plus primitives, peut-être aussi plus populaires :

La comédie de ce temps sera peut-être écrite. Elle ne pourra l'être qu'avec un cri de délivrance. [3] (...) Pour que puisse se développer la forme qui pourra embrasser une telle matière, je pense plus que jamais qu'il faudra briser la forme existante et revenir d'abord à des formes primitives, comme la forme à personnage fixe dans laquelle les personnages seront tout. [4]

Copeau gardera cette idée que la Commedia dell'Arte puisse servir de référence au nouveau genre, il dira en 1941 :

C'est merveille de penser qu'avec un matériel si simple, si peu encombrant (...) l'art au théâtre ait possédé l'instrument idéal pour répondre à toutes les inventions du génie dramatique. Dans la méditation de cette simplicité, de cette rusticité, il me semble qu'il y a aussi un point de départ pour l'esprit de rénovation. [5]

Les rapports à la Commedia dell'Arte sont complexes, aussi bien chez Jacques Copeau que chez Ariane Mnouchkine. S'agit-il de reprise, de transplantation ou bien d'une nouvelle création de personnages greffés sur un modèle ancien ? Ariane Mnouchkine se défendit contre le reproche d'avoir emprunté des personnages anciens :

Ce ne sont pas des personnages empruntés. Je crois que c'est un peu comme si tu disais : "Vous construisez une maison : pourquoi prenez-vous des briques alors que maintenant on construit toutes les maisons en béton ?" Sur quoi on pourrait te répondre : "Parce que nous pensons que la brique est le moyen le plus économique, le moins polluant, le plus essentiel". C'est exactement cela. Il se trouve que nous avons une certaine façon de traiter le théâtre. Nous ne sommes pas allés piquer un personnage. Dans le cas de la Commedia dell'Arte, nous sommes allés reprendre un travail qui nous a paru avoir été interrompu et nous avons entrepris d'essayer de l'amener jusqu'au bout". [6]

Dans une autre interview, elle dit encore :

Mais je ne suis pas d'accord pour parler de formes anciennes ; ce sont simplement des formes théâtrales pures. [7]

Cette recherche de formes théâtrales pures est en effet une des grandes constantes du travail théâtral d'Ariane Mnouchkine. En simplifiant, on pourrait dire que sa démarche consiste à mettre l'architecture de l'espace (dans sa définition selon Copeau) en harmonie avec ces formes théâtrales pures - souvent et pendant très longtemps exclusivement avant d'avoir trouvé le texte théâtral.

Pourquoi cette recherche formelle ? Certainement, parce que Mnouchkine est tourmentée par "le besoin de restituer sa beauté au spectacle scénique", comme le disait Copeau. Mais aussi, parce que c'est le moyen de communiquer avec les acteurs dans leur spécificité même, c'est-à-dire que le travail formel avant le travail du texte permet au metteur en scène d'intervenir plus tôt dans le processus de création sur scène.

Nous avons travaillé sur la Commedia dell'Arte et le théâtre chinois pour approfondir la relation entre l'acteur, la fable et le spectateur. Les improvisations à partir de la Commedia ont donné des résultats différents de celles données à partir du théâtre chinois. La Commedia permet avant tout de fabriquer des personnages. Le théâtre asiatique permet en outre de structurer une histoire. Nous avons aussi constaté que selon la forme employée, nous inventions des personnages très différents qui néanmoins fonctionnaient bien ensemble. La Commedia, à part Arlequin, donne surtout naissance à des personnages de puissants ; le théâtre asiatique à des dieux - dont nous n'avions pas besoin - et à des gens du peuple. Ceci dit, le travail sur le masque et la Commedia, justement parce qu'il nous a donné beaucoup de mal, s'est trouvé privilégié par rapport au reste. Mais c'est une première étape. Nous n'avons pas pris ces formes comme anciennes, nous nous sommes donnés des formes d'un niveau au-dessous duquel nous ne voulions pas descendre. [8]

Pourquoi commencer par la création de personnages avant que la fable même, la trame du récit théâtral soit trouvée ? Parce que le personnage représentera l'être humain dans le jeu théâtral, c'est le point de vue humain qui sera donné pour comprendre et pour juger. Face au personnage sera dévoilée la réalité sociale brute, apparaissant jusqu'alors comme "une mosaique d'univers inégaux et imperméables les uns aux autres, dont on nous cache le fonctionnement". Ou, comme le disait Philippe Caubère à propos des personnages dans L'Age d'or :

La volonté de raconter les luttes révolutionnaire demande des acteurs "nouveaux", autant dans leurs idées que dans leur art. Il ne suffit pas de détester les capitalistes, les flics ou les fascistes pour les dénoncer sur le théâtre. Si je mets un képi de flic sur ma tête et que je me contente de le parodier ou d'en faire un malade mental, je n'en aurai rien dénoncé et cela n'aura aucun effet, ni théâtral ni politique. En revanche, si j'utilise une forme qui me permet de montrer qui est le flic, quels intérêts le font fonctionner, et à quoi et à qui il sert, et que je fais rire de cette découverte, alors je fais œuvre théâtrale et politique. [9]

Le théâtre anticipera de manière ludique et lucide dans l'illusion comique le changement social tel que Brecht l'avait enseigné :

Nous voulons réinventer des règles du jeu qui dévoilent la réalité quotidienne en la montrant non pas familière et immuable, mais étonnant et transformable. Ce sera donc ce théâtre en prise directe sur la réalité sociale, qui ne soit pas un simple constat, mais un encouragement à changer les conditions dans lesquelles nous vivons. [10]

La découverte que le monde puisse changer, ne fût-ce que pour une soirée de théâtre, le temps d'une représentation, n'est pas le seul privilège du metteur en scène, elle est, foncièrement, collective et elle aboutit à un processus collectif de création.

Nous sommes là à une autre dimension de la reférence à l'ancienne Commedia dell'Arte, où la création collective, mode de création théâtrale, privilégié entre 1968 et 1975, retrouve ses racines historiques dans L'Age d'or du théâtre, au XVIe siècle, dans les jeux improvisés et truffés de lazzis des comédiens italiens, comme l'a si bien mis en relief Constantin Mic dans son livre sur la Commedia dell'Arte :

Le trait le plus caractéristique et qui peut servir à définir la Commedia dell'Arte consiste dans une sorte de création collective, les acteurs élaborant en commun le texte du spectacle en l'absence d'un auteur individuel. [11]

Le Théâtre du Soleil réalisa trois grandes créations collectives entre 1970 et 1975, si l'on fait abstraction du spectacle improvisé des Clowns en 1969, considéré par la troupe elle-même comme "la quintessence de la création individuelle de chacun". En 1970, ce fut 1789 - la révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur, en 1972 : 1793 - la cité révolutionnaire est de ce monde, et en 1975 : L'Age d'or. Première ébauche.

Sous l'angle de la création théâtrale, ces trois spectacles peuvent être considérés comme un triptyque, destiné à rendre le spectateur conscient au moyen d'un récit qui dévoile aussi bien le passé que le présent.

Dans 1789 qui allait jusqu'à la Fusillade du Champs de Mars (17/7/1791), des bateleurs racontaient au peuple ce qu'ils avaient appris des événements révolutionnaires. Ce fut un récit forcément incomplet et partiel. 1789 fut donc "joué tout le temps au niveau du peuple, mais avec une distance critique".

Dans 1793 qui allait jusqu'à la chute de Robespierre, le récit des événements se fit parmi les membres de la section de Mauconseil. Le spectacle réclamait d'abord l'identification : chaque auteur fut d'abord sectionnaire avant de jouer un autre personnage, les situations étaient tirées à dessein de la vie quotidienne : "On voit, dans 1793, tout le temps les gens se battre pour le pain". Le spectacle avait cependant une autre dimension, celle d'une confrérie des sectionnaires qui se livraient tout le temps dans leur vie quotidienne. 1793 sortit ainsi de son cadre historique, il "devrait être un spectacle contemporain, parce qu'il parle vraiment des débuts de notre société".

La communauté fraternelle des sectionnaires projetait sur scène une autre façon de vivre en commun, celle d'une société démocratique à idéaux civiques, celles des comédiens du Théâtre du Soleil. La Compagnie avait été fondée en 1964 et elle resta en effet à peu près stable jusqu'à L'Age d'or.

Ariane Mnouchkine dit à propos de la création de 1793 :

Nous ne sommes ni une communauté contemplative ni un groupe de gens "différents". Nous n'avons de vie communautaire que dans le travail. Nous avons les mêmes buts, nous poursuivons les mêmes intérêts et nous avons choisi le même genre de vie. [12]

Sa définition de la création collective est antérieure, elle se trouve dans le texte programme de 1789 :

La démarche traditionnelle qui consiste pour un metteur en scène à choisir un texte écrit, pour des raisons psychologiques, propres à son cheminement de metteur en scène, seul, comme ses acteurs, devant l'inconnu d'une création collective, il y a toute l'évolution d'un groupe et, à travers elle, la mutation de la notion même du rôle du metteur en scène : remettre peu à peu en question tout ce qui aurait pu être choisi pour des motivations personnelles, faire prévaloir la prise de conscience d'un groupe que le seul désir de faire du théâtre unissait à l'origine et qui au bout de sept ans d'existence pourrait à la limite envisager d'autres objectifs.

Mnouchkine appelle l'acteur un créateur qui écrit le texte du jeu avec son corps sur scène :

Ici, on demande à un comédien d'être créateur dans le spectacle. Ce qui se passe dans le spectacle découle de ce qui n'est pas dans le spectacle et est intimement lié à la vie et au travail du groupe.

La création collective au Théâtre du Soleil, entre 1970 et 1975, ressuscite en quelque sorte le projet de Copeau et du groupe autour de la Nouvelle Revue Française ; il avait employé le premier le terme de Confrérie :

Créer une confrérie de Comédiens. J'avais bien senti dès l'abord que c'était là le problème : Des hommes vivant ensemble, travaillant ensemble, jouant ensemble. [13]

Chez Mnouchkine, les stages - de structure plus souple - remplacent le lourd dispositif d'une École permanente ; l'Ecole est pour elle un laboratoire, appliqué au spectacle en cours qui évolue encore pendant les représentations devant le public.

Dans les trois créations collectives des années 70, la double filiation avec le Copeau du Théâtre du Vieux Colombier de la première saison 1913-1914 et celui de l'expérience bourguignonne est tangible. Après, non que l'unité du projet fondamental d'Ariane s'estompe, ce sera autre chose, la quête d'un alter ego en écriture d'abord, la recherche d'une fresque historique dans la Maison du Présent qu'est devenue la scène, ensuite qui ira s'assombrissant et qui remplacera peu à peu l'image plus radieuse de la Comédie de notre temps.

Anne NEUSCHAFER
Texte écrit pour ce site en mai 2004.

À lire : Anne NEUSHAFER, De l’improvisation au rite : l’épopée de notre temps. Le Théâtre du Soleil au carrefour des genres, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2002

  1. [1] BORGAL Clément, Jacques Copeau, L'Arche, Paris, 1960, p. 133
  2. [2] In L'Age d'or. Première ébauche, Stock, Paris, 1975, p. 19
  3. [3] COPEAU Jacques, Appels, Gallimard, Paris, 1974, p. 192
  4. [4] Ibid., p. 186
  5. [5] Ibid., p. 310
  6. [6] MNOUCHKINE Ariane, in Différent, le Théâtre du Soleil, numéro spécial de la revue Travail Théâtral, février 1976, p. 98
  7. [7] MNOUCHKINE Ariane, "Entretien", in L'Age d'or. Dossier texte et théâtralité. Première ébauche, propos recueillis par Yvon Davis, Michèle Raoul-Davis et Bernard Sobel, Théâtre/Public, n°5-6, p. 25
  8. [8] Ibid.
  9. [9] CAUBERE Philippe, "A nous la liberté", in L'Age d'or. Première ébauche, op. cit., p. 44
  10. [10] L'Age d'or. Première ébauche, op. cit., p. 13
  11. [11] MIC Constant, La Commedia dell'arte, Librairie Théâtrale, Paris, 1927 (1980), p. 26
  12. [12] MNOUCHKINE Ariane, in Différent, le Théâtre du Soleil, op. cit., p. 19.
  13. [13] COPEAU Jacques, Appels, op. cit., p. 187