Le 29 janvier 2021
par Tania de Montaigne
Il y a bientôt 15 ans, un petit oiseau bleu s'est posé sur notre épaule. Un oiseau avec un très joli nom, Twitter. Mignon comme tout avec son bec délicat, son aile qui prend le vent, son profil angélique, innocent. Et le bleu de son plumage, un bleu si doux. Un oiseau aux piaillements adorables, tweet par-ci, tweet par-là. Quel joli, son.
Et c'est vrai, que grâce à son chant de 140 puis, 280 caractères, on a fabriqué des ponts, des liens. On est passé par-dessus les barreaux, par-delà les barrières, les frontières.
Grace à lui, on se rendait compte qu'on n'était pas seul, on se fédérait, on s'encourageait. Serviable, le petit oiseau.
Seulement, le volatile plut beaucoup aux femmes et aux hommes politiques, aux journaux, aux radios, aux télévisions, à presque tous les médias du monde, qui en firent leur unique horizon. Ils aimaient son chant. Si bien que, très vite, l'oiseau parvint à donner l'illusion à ceux qui le fréquentaient que son monde était LE monde. Désormais, tous ceux qui avaient fait profession de gouverner ou d'informer voulaient tout savoir de ce qui s'y passait. Ils reprenaient tout ce qui s'y disait. Du moindre tweet, ils faisaient une Une. Du plus petit re-tweet, ils faisaient un scoop. Sans s'en rendre compte, ils se prosternaient, un peu plus chaque jour, devant l'oiseau. Baissant la tête, courbant l'échine. Pour eux, non seulement, le volatile bleu disait LE monde mais, désormais, l'oiseau était aussi leur Dieu, leur maître. Comme des oisillons désorientés, ils s'abreuvaient à sa source, attendant sagement la becquée. Une polémique ici. Une insulte là. Pas besoin de chercher, d'enquêter, de recouper, il suffisait d'attendre que ça tombe. Et ça tombait toujours. La tête dans leurs écrans, drogués aux bons et aux mauvais buzz, c'est la tendance qui décidait et, eux, suivaient. Des oisillons avides. Des béances dopées aux 280 caractères.
Tout occupés à scruter, minute par minute, les oscillations du monde bleu, tous ces journaux, ces radios, ces télévisions ne voyaient pas qu'ils s'amputaient chaque jour un peu plus d'eux-mêmes. Car qui voudrait payer pour quelque chose qui ne coûte rien? Incapables de voir la différence entre ce qui faisait le temps long du journalisme et l'instantanéité des 280 caractères, ils étaient les fossoyeurs de leur propre tombe. Mais de ça, ils ne se préoccupaient pas. Eux, ce qu'ils voulaient, c'est plaire à l'oiseau et à la volière toute entière. Ils voulaient être dans le rythme frénétique de ce monde qu'ils prenaient pour LE monde. Ils voulaient satisfaire le maître. Ils étaient prêts à tout pour ça. Ce qui importait, ça n'était plus d'informer, c'était d'être aimé. Ils étaient drogués aux likes, aux coeurs, aux étoiles, aux chiffres qui s'accumulent sous les post. Pour ça, ils auraient tout donné, tout abandonné.
Mais comment être aimé par l'oiseau ? D'abord, il faut être prudent. Le volatile est tyrannique et binaire. C'est oui ou c'est non, surtout pas de peut-être. C'est blanc ou c'est noir, surtout pas de mélange. C'est avec moi ou contre moi, surtout pas de compromis.
C'est bien ou c'est mal, surtout pas de nuance. Le plus simple, pour être dans les clous, est d'éliminer certains sujets. Puis certaines voix. Puis certains traits. Oui, surtout, se méfier des traits, des lignes, des arabesques. Pour l'oiseau, le dessin est un problème. Le volatile aime que tout soit lisible, clair, simple. Or, un dessin, c'est souvent tout le contraire. Ca demande à être contextualisé, c'est rarement neutre, ça peut déplaire, contrarier, ça peut même susciter de l'incompréhension. Et ça, c'est le risque ultime. Pour l'oiseau, il n'y a rien de pire que l'incompréhension. Parce que pour se comprendre, il faut sortir de son monde, regagner LE monde. Se parler, échanger un argument, en développer un autre, s'écouter et, peut-être, parvenir à éclairer la situation sous un nouveau jour, sans insultes, sans bannissement. Autant de choses qui ne peuvent s'envisager en 280 caractères.
Aujourd'hui, 15 ans après que le petit oiseau bleu se soit posé sur notre épaule, il n'y a plus de dessinateur au New York Times et plus de pingouin au Monde. Qui seront les prochains sur la liste ? J'imagine que l'oiseau le dira.
Tania de Montaigne
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