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Gengis Khan, les origines

 

 

 

Fabienne Pascaud — Et comment naît votre premier spectacle ? 

Ariane Mnouchkine — Henri Bauchau avait écrit une pièce, Gengis Khan. Il accepte de nous la donner. Et je la monte. J’avais admiré au Théâtre des Nations l’Opéra de Pékin et je m’inspire un peu, déjà, du théâtre chinois. Je ne savais rien, alors. J’essayais juste d’être méticuleuse et organisée ! 

Nos costumes étaient taillés dans des couvertures militaires que nous avions eues gratuitement au Secours populaire. Nous faisions nos essais de bannières flottant au vent au milieu de la rue Soufflot, le samedi ou le dimanche ! Les quelques voitures qui y passaient n’avaient qu’à nous contourner ! Le spectacle est joué dix jours dans les Arènes de Lutèce en juin 1961. Mais malgré une (unique) très bonne critique d’Henri Rabine dans La Croix, nous avons surtout eu un public de clochards, qui semblaient apprécier le spectacle. Je me souviens que Jean Paulhan est venu en voisin saluer Henri Bauchau.

FP— Quelle est l’ambiance de la troupe ? 

AM— Amicale, joyeuse, désordonnée, très émotive. On riait ou on pleurait tout le temps. À partir de là, nous commençons à rêver de fonder une troupe professionnelle. Mais pas avant que chacun ait terminé ce qu’il avait à faire, études, service militaire, car nous voulons que l’engagement individuel soit total. On se donne deux ans pour être prêts. Moi j’avais un grand rêve depuis l’enfance : la Chine. C’était pour moi le royaume de la beauté, de l’aventure, du mystère. Histoire de réunir l’argent nécessaire, je participe au scénario de L’Homme de Rio pour mon père, et je pars. Sans me douter à quel point ce voyage allait être initiatique. 

FP— Vous aviez été nourrie, enfant, de récits de voyages ? 

AM— Oui. Ma tante Galina, la soeur tant chérie de mon père, m’a souvent raconté une immense errance, que mon père et elle avaient vécue en train, presque deux ans durant, lorsqu’ils étaient enfants, pendant la Révolution… C’était dans ce fameux train qui avait été pris par l’armée blanche aux bolcheviks et qui sillonnait la Sibérie. Une nuit, on s’arrête. Il neige. La lumière des feux que les soldats tchèques font à l’intérieur des wagons se reflète sur tout le paysage. Et apparaît soudain un cortège de traîneaux qui file sur la glace. Des soldats aux visages asiatiques sont assis face à face, emmitouflés dans de splendides manteaux dorés. Du train, tout le monde les regarde. On n’entend que le bruit des petits sabots sur la neige. Et peu à peu mon père et sa petite soeur comprennent qu’ils sont tous morts ! Gelés ! Tout un bataillon. Ils s’étaient protégés tant bien que mal dans les habits sacerdotaux du monastère qu’ils venaient de piller, et ils avaient gelé pendant la nuit. Mais leurs petits chevaux, eux, continuaient à trotter. Jusqu’à la mort. Mon père est à la fenêtre. Je pense que cette vision s’est inscrite en lui et ensuite en moi à jamais. La Révolution. La guerre. L’apocalypse. Le mystère de ces visages asiatiques. Pourquoi asiatiques ?

 

Extrait de l'Art du présent - Entretiens avec Fabienne Pascaud © Plon, 2005; édition augmentée, Actes Sud, coll. Babel, 2016.