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Entretien avec Ariane Mnouchkine

Ariane Mnouchkine, avec Bernard Zitzerman (directeur de la photographie), et derrière la caméra, Jean-Paul Meurisse (Cadreur), sur le tournage de Molière (1977) © Michèle Laurent

 

Quelle a été votre évolution de 1789 à Molière ?

Molière est mon vrai premier film. Bien sûr je considère tout à fait 1789 comme un film mais il s'agissait plutôt d'une sorte de reportage : c'était un film sur un événement, notre spectacle théâtral en activité, et non pas un événement conçu pour un film, alors que Molière est un film depuis l'instant ou j'ai eu envie de le faire en tant que film et non comme un spectacle que j'aurais filmé ensuite. J'ai travaillé avec la même équipe technique (le même directeur de la photographie et le même cadreur), sauf qu'elle était beaucoup plus large pour Molière. En ce qui concerne la partie proprement cinématographique de l'entreprise, nous avions très envie de travailler avec des techniciens de grande compétence. Ça a été une expérience formidable, très positive, très fertile. On s'est appris mutuellement : eux nous ont énormément appris et je crois que dans notre façon de travailler ils ont aussi trouvé des choses qui leur ont plu. Mais les conditions de travail ont été trés différentes cette-fois. Par exemple pour 1789, j'avais torturé, martyrisé mon directeur de la photographie, parce que je ne voulais pas qu'il abîme le spectacle pour le public qui était présent pendant le tournage. Donc, dès qu'il voulait monter les lumières, je refusais. Je lui disais : non, tu montes d'un demi-point mais pas plus. Donc nos rapports ont été complétement différents cette-fois : nous nous mettions d'accord avant le tournage. Il me disait très rapidement ce qu'il allait faire, pour éviter un éventuel malentendu sur la scène, puis il travaillait tout à fait librement. À la limite je dirai qu'on s'entendait si bien qu'on n'avait plus besoin de s'expliquer.

J'ai l'impression que dans Molière, tout en faisant œuvre cinématographique, vous avez voulu rester asez proche du "regard" que pourrait avoir un spectacle de théâtre; en particulier, votre film n'est pas très "découpé", sauf erreur ?

Ça dépend : il y a des scène très découpées, le carnaval, par exemple, d'autres qui sont en plan assez longs. Je ne me suis pas posé ce problème-là, jamais. Les seuls probèmes que je me suis posés, c'était, dans les premiers temps, au niveau des objectifs : je ne me rendais pas encore bien compte de la différence entre un 40 et un 32 et j'avais besoin de voir le résultat en projection pour m'apercevoir que je pourrais m'être trompée.

Quelle différence voyez-vous entre mise-en-scène de théâtre et mise-en-scène de cinéma ?

À mon avis, la seule différence réelle entre théâtre et cinéma aurait été dans le rapport avec les comédiens. Je pense qu'il y a une difféence quantitative et non qualitative : étant donné que je ne voulais pas du tout que ce film soit joué un peu "à la mode", c'est-à-dire selon un jeu psychologique (des comédiens qui ne font rien; moi javais envie d'un vrai jeu cinématographique), les comédiens ont vite compris que c'était juste une question d'adaptation, d'ajuster le tir avec la caméra au lieu de l'ajuster avec un public de mille personnes. Mais les signes, les transpositions qu'un comédien doit adopter sont, à mon avis, de même nature au cinéma qu'au théâtre.

 

Au premier plan, Jean-Claude Penchenat (Louis XIV) et Ariane Mnouchkine © Michèle Laurent

 

Quelle place avez-vous accordée à l'exactitude historique dans les décors et les costumes ?

Nous avons fait un énorme travail de recherche, non pas par goût de la reconstitution mais parce que nous pensions qu'une partie du sujet du film était de faire comprendre comment était cette époque. et contrairement à ce qu'on écrit certains messieurs qui se sont découverts historiens dans la nuit, c'est un film très exact et très précis, par exemple sur ce qu'était Paris à l'époque. nous avons beaucoup travaillé là-dessus, non pas par soucis d'historicité, je le répète, mais parce que nous pensions que la réalité de l'époque était tellement vivante et intéressante que c'était par un appronfonfissement de cette réalité que nous donnerions son ampleur au film. Mais du point de vue des critiques, c'est ce qui a le moins bien passé car la plupart d'entre eux ont une vision très fausse de cette période et ils s'attendaient à la retrouver sur l'écran.

Quelle est la part des détails inventés : les gondoles dans la neige, peut-être ?

C'est vrai que pour certaines fêtes à Versailles, il y avait des gondoles offertes par la République de Venise ; j'ai lu cela et cela m'a terriblement frappée, bien sûr, car j'y ai trouvé un signe de la folie de ces fêtes et des rapports d'une certaine Europe avec Louis XIV. Alors évidemment, ce qui est probable, c'est que les Vénitiens ont envoyé ces gondoles par bateau et qu'ils ne leur ont pas fait franchir les Alpes. mais c'est là qu'interviennent à la fois le pouvoir et le devoir d'une transposition poétique ou artistique quelle qu'elle soit. Si nous avions montré les gondoles arrivant par bateau, ça aurait couté une fortune, vous imaginez, mais ça n'aurait pas du tout traduit l'effort gigantesque de tous ces gens qui ont travaillé à Versailles, qui en sont morts, et cela pour un caprice du roi. Je trouve donc que montrer ces paysans tirant ces gondoles dans la neige, ça révèle quelque chose de très important dans le siècle.

Et tant pis pour les gens qui auraient préféré que je leur raconte cette hidtoire derrière un bureau, dîte par quelqu'un. Je ne peux pas nier que j'ai fait ce film parce que j'aime le cinéma populaire, parce que j'aime les grands films américains, car je pense que c'est ça le cinéma, et parce que je voulais que ce film soint compris et senti par des gens qui, même, n'auraient aucune idée de ce qu'était le siècle de Louis XIV.

Je pense que ces gondoles sont une sorte de métaphore : ce n'est pas gratuit, pas esthétique du tout, cela veut dire quelque chose et de manière très claire. Je n'aime pas du tout les films qui font croire au public qu'il est idiot; je n'aime pas les films qui ont l'air de dire : je suis très intelligent, donc c'est normal que vous ne comprenez pas !

 

© Michèle Laurent

 

On vous a reproché de faire du descriptif et du décoratif : en particulier, on vous a accablée au nom de Rossellini et de sa Prise de pouvoir par Louis XIV*.

Mais j'aime beaucoup le téléfilm de Rossellini, et alors ? Ce que je trouve curieux, c'est qu'il n'y ait pas place pour deux visions qui ne sont pas antinomiques mais complémentaires. Le film de Rossellini parle beaucoup, et moi j'avais envie de raconter par des images et je crois que ça peut être aussi le rôle du cinéma que de se servir de l'image.

Pouvez-vous préciser votre conception d'un cinéma populaire ?

En tant que troupe de théâtre, notre recherche a toujours été orientée vers un théâtre populaire qui soit de la qualité la plus irréprochable possible pour montrer que "spectacle populaire", ça ne veut pas dire soupe populaire. Au cinéma, il était normal que nous ayions la même envie, c'est-à-dire ne pas faire un film de chapelle ou un film d'avant-garde. Encore que je réclame le droit pour tout le monde de faire ses propres recherches et qu'on n'assasine pas un type de cinéma au nom d'un autre. Je trouve formidable qu'il y ait place pour Molière et pour Le Camion** mais je trouverais grave que l'auteur du Camion dise qu'un film d'un milliard, c'est scandaleux, car s'il n'y avait que des films comme Le Camion, il n'y aurait pas beaucoup de gens qui travailleraient au cinéma. Par ailleurs, je trouve qu'un metteur en scène ne peut faire que les choses qu'il aime et moi j'aime ce cinéma-là : je n'ai pas beaucoup à me forcer pour rechercher dans cette direction-là. Ce que j'espère c'est qu'il n'y aura pas de barrage pour empêcher les gens pour qui le film a été fait d'aller le voir : c'est là le danger si j'en juge par le barrage qui a été organisé à Cannes. On verra. Mais nous allons tout faire pour enfoncer ce barrage.

J'ai lu dans votre biographie que vous êtes de père russe et de mère anglaise et pourtant je trouve que vous avez merveilleusement senti la culture française.

Je suis née en France, je suis allée à l'école en France et je suis française. Peut-être que je suis aussi sensibilisée à un certain type de cinéma russe... Mais ce qui est frappant dans ce siècle, c'est que lorsqu'on parle de la culture française cela évoque quelque chose de policé, de figé : mais, justement, une des données du film, c'est de révéler que la culture française est multiple, c'est qu'il y a une culture populaire et une qui ne l'ai pas, et qu'à l'époque de Molière, en tout cas, il y avait des cultures diverses, de même qu'il y avait plusieurs royaumes de France. C'est un peu ce que nous voulions montrer dans la première partie du film : le carnaval est à la fois une expression de la culture traditionnelle, presque millenaire dans ces origines religieuses, et une explosion de spontaneité, de révolte, et donc aussi un phénomène culturel ; et la culture était présente dans les objets usuels, dans les spectacles de rues. Dans la deuxième partie, le spectacle, les fêtes se passent à la cour : il y a une espèce de confiscation et c'est cela le vrai mouvement de l'histoie culturelle de ce siècle de Louis XIV.

Propos recuillis par Marcel Martin pour la revue Écran (1978)

 

*Téléfilm réalisé par Roberto Rossellini pour la télévision française en 1966, il s'agit d'une reconstitution historique qui brosse le portrait de Louis XIV au début de son règne.

** Long-mtrage de Marguerite Duras, sorti au cinéma le 25 mai 1977.