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Pas de Réponse ou l'Appel du mort (2)

 

 


Personne ne les avait jamais vues, les Erynies, ni les dieux, ni les humains, ni Eschyle, ni Ariane Mnouchkine, ni nous. La première à les avoir "vues", c'est la Pythie. Et elle en a perdu l'équilibre. Les a-t-elles "vues" ? C'est le coup de génie d'Eschyle, qui continue : vous allez voir pour la première fois ce que personne n'a jamais vu. D'ailleurs, cela dépasse nos aptitudes, à voir, et à décrire. D'ailleurs, dans cette pièce, "Les Euménides", il ne se passe que des premières fois. C'est la première fois que nous allons voir des dieux en personne, depuis que nous sommes emportés dans la légende des Atrides. Tout est nouveau, inconnu, inouï, à venir. Jusqu'au monde, oui : même le monde, - avec la société, les cités, les mœurs, les religions, et pardessus tout, les lois - s'annonce inconnu, en plein changement. Cela donne à tous les personnages qu'abrite le Théâtre cette incertitude, ce tremblement, le pied chancelant, depuis la Pythie, jusqu'à la déesse Athéna, en passant par le public. Nous sommes inquiets, cartilagineux.

(Mais il y a Apollon. Celui-là, on croirait qu'il est né découpé dans l'aplomb. Rien n'ébranle ce branleur.)

On n'a jamais vu une telle situation : voilà une pièce où des personnages qui se rencontrent pour la première fois vont décider de la figure de l'univers politique pour tous les temps du temps.

Le comble du Théâtre : au Théâtre, d'habitude nous regardons les personnages se débattre dans les situations inextricables que nous réserve le destin. Et nous pensons : nous sommes des jouets pour les dieux. Et voici que les dieux eux-mêmes sont des personnages, les dieux eux-mêmes sont jouets, joueurs, joués, ne savent pas....

Le Théâtre (la pièce de Théâtre) est toujours subrepticement un Tribunal, où les personnages viennent s'accuser, se défendre, se plaindre, plaider, se donner des circonstances atténuantes, tenter de convaincre le public. Le public est le jury. A la fin, d'habitude, nous sommes en proie aux affres du jury qui doit rendre un jugement. Cette pièce, "Les Euménides", est la pièce des pièces. Elle raconte l'origine du Tribunal, c'est-à-dire, l'origine du Théâtre. Sans le savoir, les parties en présence, avant même que, devant nous, l'institution soit inventée, sont en train de "jouer" au tribunal. Les Erynies contre Apollon et Athéna. Et vice-versa. On ne sait pas qui attaque qui.

De quoi ont-elles l'air, les vieilles divinités ? Elles ont l'air de venir à pied du fin-fond de la préhistoire. Tout d'un coup, l'évidence nous frappe, nous les reconnaissons. En vérité, les persécutions, les remords, ne pouvaient être, venant de l'arrière-âme, que les plus vieilles des vraies vieilles femmes : les personnes oubliées, blessées, habitantes humiliées de ce que nous appelons le troisième âge, et d'autres "l'âge d'or", les plus antiques de nos mères, celles à qui nous évitons de penser, nos parentes qui nous font le plus peur, parce qu'elles nous prédisent la mort, et pire encore pour les âmes médiocres : la vieillesse. Il est nécessaire et poignant que le châtiment des meurtres haineux soit confié à des aïeules plutôt qu'à un bourreau. C'est que tout criminel tue la mère. Et le pire châtiment c'est d'être forcé de voir le vrai visage maternel de la victime nous jeter un regard d'affreux étonnement.

Mais qu'est-ce qu'une très vieille femme ? Les comédiennes le savent, leur corps pensant le dit : les aïeules sont enfantines, ce sont d'anciennes adorables jeunes filles, des survivantes d'elles-mêmes. Une vieille femme dans un jeune corps ; dans un vieux corps une jeunesse reste.

Intuition magnifique : le "génie" de la vie ne vieillit pas, seule l'enveloppe défraichit. Ce qui nous affligera c'est de voir ces femmes dans leur vieille apparence, condamnées, piétinées, insultées pour vieillesse.

Certes, jusqu'ici la solitude était l'attribut d'Oreste. Mais, insidieusement, dans cette tragédie, se lève la solitude des Erynies. C'est le discret et impitoyable travail d'Eschyle qui fait glisser, sous la pièce principale, le portrait tragique de la vieillesse. Les persécutés ne sont pas ceux qu'on croit. "Personne ne vous aime !" leur répète Apollon, et c'est affreusement vrai. Qui va bercer les vieilles enfants qui appellent leur mère en vain. O Nuit, mère Nuit, est-ce que tu vois cela ? La Nuit ne répond pas. Comme elles sont seules. On sent gémir l'antique nostalgie de l'amour.

Qui sait - (personne ne sait rien ) - si lorsque, tout à l'heure, elles vont céder au chantage charmeur d'Athéna, ce n'est pas dans l'espoir d'être un peu bercées elles aussi ? Est-ce que tu m'aimes ? Mais cela, elles ne le diront pas. Elles diront : honneur.

Elles arrivent avec leur puissance, leur fatigue, leur formidable résistance, et leurs bêtes, c'est-à-dire, leur férocité, non-intériorisée : les bêtes sont leur rôle, leur lot, mais pas leur identité. Dans la recherche des Erynies, c'est ainsi que les bêtes se sont peu à peu détachées du corps des comédiennes jusqu'à retomber sur la scène, comme une sorte de méchanceté extérieure, déléguée, apeurante, apeurée, qui laisse deviner déjà leur sort ultime : vieilles dents branlantes qui vont tomber d'elles-mêmes. Les bêtes restent indescriptibles. Echappant au public : est-ce singe ? Est-ce lion ? Est-ce chien ? Les bêtes sont notre inquiétude. L'annonce ou le rappel de notre part animale.

Dès qu'il y a pourchasse entre toi et moi, il y a l'animal, le goût du sang, nos ancêtres les hommes des cavernes, la haine sans haine, la terreur de lièvre, nous sommes gibier, nous sommes volaille, nous sommes renard, nous sommes crocodile. Dès que nous poursuivons, il nous pousse des crocs.

Dès que nous sommes poursuivis, nous perdons père et mère comme s'ils étaient des souliers. Voyez comme les pieds d'Oreste sont nus ! Non pas déchaussés mais sans parents.

Entre le poursuivi. Quoi ! Ce ravagé, ce vieux, - c'est lui ? C'est Oreste ? Ce grand vieillard brisé ? Je me souviens de lui hier. Je n'aurais pas imaginé cela. Soudain, la scène du meurtre fait en arrière un bond de plusieurs décennies. C'est ce vieux qui a tué ? Ce vieux est encore le jeune fils matricide. En lui le jeune Oreste parle. Et tue encore. Le meurtre a la vie dure dans cet Oreste immense et plein de temps. C'est parce qu'en ce temps-là, pas d'amnésie, pas d'amnistie. Mais justement, cette pièce va en finir avec "ce temps-là". Attention parce que maintenant, ici, va entrer : Aujourd'hui.

Aujourd'hui entre : c'est Athéna.

Autre surprise ! Je croyais qu'Athéna c'était cette femme plus âgée qu'elle-même, mûre et dure, plus guerrier que guerrière, la stabilité même, la lance et le casque, l'alliée d'Ulysse, l'esprit ferme comme le pied. Mais celle-ci est tout autre. C'est celle d'avant sans doute : celle qui ne sait pas encore tout, celle qui est en train de devenir ce qu'elle sera, mais rien n'est sûr. Elle fait, dirait-on ses premiers pas de grande divinité. Jusqu'ici elle faisait ses armes, avec les Grecs.

La voici, mais sans armes, entrant dans la décisive scène du Droit. Et bien visiblement désarmée mais non sans courage. Mais sans précédent, sans modèle. Tout à faire. Elle en tomberait par terre d'émoi, comme l'enfant qui apprend à marcher. On n'avait jamais vue une telle Athéna. Qui aurait cru que nos tribunaux, et même notre idéologie patriarcale, avaient été l'œuvre d'une fille pareille ? Charmante, fraîche, innocemment, redoutablement identifiée au Père, "en Tout" ? Pas encore entièrement saisie dans le moule de l'autorité. Encore pas cuite. Mélange d'assurance future et de tâtonnement enfantin. C'est qu'elle est sur le point d'inventer (elle-même ne le sait pas encore) l'art de la Persuasion. Demain elle persuadera peut-être à tous les coups, aujourd'hui elle essaie. A commencer par elle-même : c'est qu'il faut qu'elle se persuade elle-même. Et la voilà qui avance, tantôt dans un essor triomphant, tantôt en trébuchant. Et nous tous, Erynies, Oreste, public, de suivre les péripéties, nous demandant : y arrivera-t-elle ? Gagnera-t-elle ? Pour cette déité, comme pour tous les personnages de cette pièce extraordinaire, rien n'est donné d'avance. Tous espèrent en tremblant (sauf Apollon). Tous sont menacés. Tout tient à un fil, un fils, une voix. Tous ont envie de prier. Mais qui ?

Apollon témoigne pour Oreste (c'est-à-dire, pour les valeurs mâles). Les Vieilles témoignent pour Clytemnestre (c'est-à-dire, pour la raison des Mères). Mais qui témoigne pour les Vieilles ?

Je vous prends à témoin, crient-elles, de bonne foi, interpellant ces juges assermentés qu'Athéna vient d'inventer. Mais les juges ne répondent pas, on ne les entend pas. On ne verra jamais les juges dans cette maison. Les Vieilles n'ont plus d'autre interlocuteur qu'Athéna. Imperceptiblement, Athéna prend toute la place du monde. Qui pense encore à Clytemnestre ? Athéna parle. Les juges sont ce grand silence autour de sa parole.

Pas de témoin ? Ou bien - les juges c'étaient nous ? Le public assis - pris à témoin, sans le vouloir, sans le savoir, sans le pouvoir, public sur lequel pèse le silence, nous ne disons rien, du moins pas à haute-voix. (Car dans la salle, ça chuchote. Un féministe, homme sensible portant une barbe noire sur sa sensibilité, prend à témoin sa femme : "Tu entends ça, cet argument d'Apollon !" s'indigne-t-il.)

Alors les témoins - c'est nous ? C'est bien cela. C'est bien ainsi que se joue le drame du témoignage. Le témoin témoigne des millénaires plus tard. Oui, nous avons entendu aujourd'hui, après des millénaires, la plainte des Erynies. Nous-mêmes, nous aurons des témoins quatre millénaires après notre mort.

Les tragédies s'écrivent dans cet intervalle inexplorable entre le cri d'appel de la victime et la réponse. Mais il y aura de la réponse. Elle viendra. Elle est toujours future.

Au présent, nous répondons, sans le savoir, d'assassinés inconnus et anciens. Le témoin n'est pas. Le témoin est demain.

Qui a gagné ? La Persuasion. (Ah, celle-là !!) Elle ne ment pas : elle ne dit pas qu'elle est la Vérité. Alors tout est devenu incertain, le droit est devenu tortueux. Et personne pour dire que le droit est devenu tortueux.

Le Soleil de la Vérité est devenu tout sec. Les citoyens offrent aux très vieilles divinités des flambeaux artificiels pour éclairer leur demeure dans la cave.

Et personne pour dire que, sous ses dehors souriants, cette fête ressemble à un enterrement. Là où brillait la lune, l'Oubli lève son visage voilé. Une neige monte et recouvre les traces de ce qui fut un âge.

Comment cela s'appelle, ce matricide sans mère et sans assassinat ?

Là-haut, Athéna doit cesser de chanceler. Les enfances passent. Comme les vieilles, nous ne savons pas, si nous allons nous fâcher ou pas.

Qu'est-ce que j'ai oublié ? nous tâtons-nous, vaguement hagards. Il me semble que j'ai laissé quelque chose derrière moi. C'est le spectacle de ce procès qui nous a distrait. Ou bien, c'est quelqu'un que j'ai oublié ? Il me semble que c'était une voix. Une femme égorgée poussait des cris terribles, je ne m'en souviens pas, est-ce que tu te souviens ?

 

Hélène CIXOUS
" Pas de Réponse ou l'Appel du Mort " (partie 2), in Les Atrides : Les Choéphores, Les Euménides, Le Théâtre du Soleil, 1992