Où se passent ces Choéphores ? Ces Euménides ? Elles se passent il y a très longtemps, dans des pays de pierres où n'avons jamais été. Et cependant, pour notre peine, nous subissons ces duretés, ces noirceurs nous assombrissent, ces poisons nous enivrent aujourd'hui, cette année même. D'une part, ce sont des événements qui ont eu lieu il y a des millénaires, avant notre culture, avant notre histoire. D'autre part, ces terreurs ont en nous leurs pareilles. Ils sont encore en nous ou tout près de nous, ces violents états de l'âme, qui nous bouleversent, nous désordonnent, sont plus forts que nous, font de nous en nous-mêmes des exilés, des affolés, des obsédés, ce sont ces affreux inconnus, que, dans notre égarement, nous appelons deuil, mélancolie, haine, soif de vengeance, comme si, avec des mots pour les nommer nous espérions brider leurs impensables déchaînements.
Mais qu'est-ce que ça veut dire "haine" ? La haine c'est quand Electre et ses esclaves ne peuvent pas s'arrêter une minute de penser à la personne qui leur fait le plus mal, c'est l'amour noir, c'est un tel désir, une faim, qui nous dévore, un attachement fou à la mort. Nous ne savons pas ce qui lui ferait plaisir. L'apaiserait. Chacun ses rites différents, chacun selon sa culture, son temps, son histoire, ses manies. Mais les chutes du cœur dans le gouffre de la poitrine, les brûlures et le gel magique de la chair, les vertiges, les torrents de larmes, nous tous les êtres humains, nous les connaissons, comme si nous n'avions qu'un seul corps, une seule scène de chair pour souffrir.
Ecoutez ! Qui crie là ? C'est l'appel du mort. Qui crie là ? Les survivants - les suppliants - les maîtres du mort . Des cochers : ils fouettent et fouettent, la tombe ne bouge pas. La personne que vous appelez sur cette tombe ne répond pas. Téléphone coupé. Et cependant, ils appellent, nous appellons. Il y a l'appel. De la part de qui ? Du mort. De la part du mort. On ne peut pas faire autrement. Il faut appeler et sans couper. Ne pas lâcher le fil, de l'appel - du mort - tirer, tirer, c'est pourquoi on doit être deux au moins, relais des souffles à deux, l'appel est continu, à la moindre interruption, c'est évident, le mort se défilerait, fils et fille sont ligués, nous ne laisserons pas le mort filer !
Quelle scène cruelle, insupportable, scène de chasse hallucinée - Oresteélectre poursuivant Agamemnon. Ils cajolent, insultent, exigent, provoquent, supplient, offensent, grattent les plaies, affûtent les amputations, baignent de larmes et d'acides, appâtent, crachent.
Sous ces injures, Père, te réveilleras-tu ?
Pas de réponse.
La porte s'ouvre. Entre : - le Tombeau.
Dans ce pays, en ces temps-là, sous ces dieux là, on nous le répète, jamais de résurrection. Voilà la cause de la dimension angoissante de cette persécution. Le sang une fois versé ne remonte pas dans les veines. Pas de retour en arrière. Jamais. Il n'y a personne au bout du fil. Pas même le fantôme du roi Hamlet. Quel silence !
Mais d'un autre côté, chez les vivants, les trépigneurs de tombeau, quel vacarme inversement ! C'est qu'ici l'on crie pour deux. L'appel du mort c'est ça. On crie pour le mort aussi. Il y a une force dans le mort, une lourde énergie dans le silencieux qui fait hurler l'enfant deux fois plus fort. Comme si le duo fillefils jouait double, double rôle, double douleur, enfants donnant l'ordre au père - devenu personne - de donner l'ordre à ses enfants.
A force d'être appelé, harcelé, insulté, comme il grossit cet absent, comme une tempête, ce mannequin gros des colères qu'on lui prête, outré d'énormes grognements qu'il ne pousse pas. Phénomène insidieux et effrayant : puisqu'il n'y a pas de dialogue, - donc pas de rapport appréciable, pas de communication, donc pas de séparation, puisque le mort ne dit rien, ne vient pas, ne vient pas (puisque les morts ne sont pas gardés ressuscitables), puisqu'alors les enfants font les morts, creusant l'air muet à coup de paroles aiguisées - voilà qu'on ne peut plus s'en séparer, ni s'en tenir distingués, puisque les enfants font le jeu des morts, et répondent pour eux, il se produit un emmêlement de fils, fils de fils et fils de père, un emmêlement de désirs et d'identités, de morts et de non morts.
Car les enfants d'un mort qui font sa renommée
Le sauvent comme les lièges qui soutiennent les fils
Sauvent des profondeurs tout le filet.
Ecoute. Ces plaintes sont pour toi,
Honore mes paroles et sauve-toi toi-même.
(v.505-510)
Pesante impuissance. Mais cela ne va pas sans orgie. Les Choéphores sont porteuses de libations au goût de mort. Elles viennent nourrir les morts. Qui nourrira ces survivantes ? Le chœur crève de faim.
Quand nous avons tout perdu, Troie, la ville paternelle, la maison, la liberté, nous sommes déracinés, entre le juste et l'injuste aucune différence, il n'y a plus d'amour, d'où vient qu'il y ait encore cette lumière dans les yeux que les larmes ont brûlé ? C'est la haine qui brille, ce beau scintillement c'est celui de la haine, la flamboyante locataire des corps désertés par l'amour. On n'a jamais vu crier, danser, une telle famine. Elles souffrent du plus grand mal, ces femmes déportées, violées : la douleur d'être devenues victimes, et pour l'éternité. A moins qu'une autre femme ne vienne donner à manger à leur haine baillonnée. A moins qu'une autre ne morde pour elles. Electre est l'espoir de ces désespérées. La déléguée de leur appétit. De toutes leurs énormes énergies d'esclaves, elles insistent et inspirent. Transfert d'électricité. Vas-y. Vas-y. Vas-y.
D'une part, on est privé de père, de chair, d'amour, de famille, de bras, de chaud. De l'autre, on n'a jamais vu de tels festoiements. C'est qu'Eschyle nous entraîne dans les zones les plus reculées de nos jouissances, là-bas au fond, à l'extrémité du désespoir, où nous nous surprenons à savourer les plaisirs paradoxaux du deuil. L'âpre sagesse distille pour nous les plus anciens secrets de l'âme humaine, pour nous toujours encore nouveaux.
La lamentation comme une gloire est une volupté nous rappelle Oreste. Oui, il y a une joie qui vibre dans le deuil. Une terrible cuisine se fait dans l'âme. La douleur, le regret, le manque, lorsqu'ils sont exprimés, se changent en sirops, en aliments précieux. Pourvu qu'il nous soit permis d'en exprimer en paroles la violente saveur, nous nous enivrons.
C'est pourquoi, entre Oreste et Electre, c'est un banquet de plaintes : enfin les deux enfants assoiffés peuvent se nourrir l'un l'autre de leurs propres larmes. L'un pour l'autre est le nourricier ou la nourrice. Mange ma haine, mon amour ! Dévore mon ressentiment. Avale ma faim. Comme tout ce qui est donné et partagé est bon, même la douleur ! C'est ce qui nous est arraché qui a le goût amer. On mange, on boit, on restaure l'âme affamée. Ce n'est pas par hasard qu'arrivera la nourrice, personnage inutile pour "l'action", essentiel pour inscrire la passion. Elle sait ce que c'est qu'être le corps bon à manger pour l'autre. Qui nourrit est nourri. Elle aussi nourrit son chagrin avec ses larmes et le récit de son chagrin - chagrin nourisson et nourricier.
La personne à laquelle je peux confier mes larmes, et avec laquelle je peux partager le pain de deuil, devient mes parents, ma source. Une régénerescence fabuleuse est opérée sous nos yeux : à Electre on avait coupé père, mère, frère, sœur. Tout repousse, grâce au partage des lamentations :
Visage rayonnant,
Pour moi tu tiendras quatre rôles.
Par la force des choses, je te nomme mon père.
Et l'amour pour ma mère penche vers toi
Car elle, je la hais, totalement justement.
Tu es aussi celle qui, née du même ensemencement que nous,
Fut immolée sans pitié.
Le frère fidèle, pour moi, tu l'as toujours été,
Par toi je forçais le respect.
(v.238-244)
Non, il ne s'agit pas de rôles et de fonctions, il s'agit de manger et de nourrir. Qui ne le comprend pas ?
Comme nous avons envie de vivre ! Ce n'est pas seulement que nous avons peur de mourir. Clytemnestre n'a pas peur. Elle a envie et elle a faim de tous les vivres. Faim de jeunesse et faim de vieillesse aussi.
Mais toi je t'ai nourri et avec toi je veux vieillir. (V. 908)
Non, ce n'est pas là prétexte ou argument. C'est vouloir avoir tout goûté. Elle, tellement vivante, que même morte elle ne cessera pas de désirer.
Et entre Oreste et Clytemnestre vivante, la haine n'est pas grande, incertaine, elle vacille. Sans Pylade pour dureté et Apollon pour loi entêtée, Oreste n'y arriverait pas, à trancher dans l'amour-malgré-tout. Mais toutes les "bonnes raisons de tuer" l'accompagnent et le fortifient. Comme il est grand, fier, père - en vérité, comme le sent obscurément sa mère :
Je me lamente vivante devant la pierre d'un tombeau.
Il frappe enfin. Alors le voici qui tombe d'un bord à l'autre, à une vitesse foudroyante. Il y a un instant, il était fort des droits de la victime. A l'instant le voilà assassin. Frappé par son propre coup.
De cette victoire non enviable il ne me reste que la souillure. (v.1016)
Il ne s'aime plus, lui qui s'aimait il y a un instant.
Il découvre la logique implacable du passage à l'acte. En emportant "la victoire", Oreste perd le droit, le juste, l'innocence. Le voilà déjà tout déformé, tordu comme le sont les coupables, tout de suite sur la défensive avant même d'être accusé, donc devenu lui-même brutalement son premier accusateur. Il a perdu le passé, le présent, il est précipité dans l'avenir menaçant.
Mais le grand Surveillant, le Soleil
Qu'un jour pour ma défense il témoigne en justice.
Car c'est avec justice que j'ai jusqu'à la mort persécuté ma mère.
(v.986-988)
Il lui faut le Soleil : c'est que lui-même ne peut déjà plus témoigner pour lui-même. Il ne se croit pas lui-même. Et c'est alors seulement qu'éclate en lui la plus grande haine pour la mère, qu'il a tuée, parce qu'il l'a tuée, et tout est de sa faute - à elle, la fauve. C'est toi qui de ton fils a fait un assassin, tu m'as tué ! Stupéfiante trajectoire de cet Oreste qui est entré, il y a une heure, le visage rayonnant, et qui s'affaisse maintenant, vaincu, (c'est lui qui le dit) premier et terrible modèle de Raskolnikov. Tuer nous tue, découvre-t-il. Et tout est abandon.
La dernière scène s'élève très loin en avant et au-dessus de cette tragédie, le laissant angoissé, petit, livré soudain au vent glacé qui va remplacer à ses côtés tous ceux qui l'accompagnaient hier, et qui ont mystérieusement disparu sans laisser aucune trace. Plus trace de Pylade, plus trace d'Electre. Ils sont laissés si loin derrière Oreste, derrière nous. Oreste reste ? Oreste a perdu la possibilité de rester, de demeurer, de s'arrêter. Je ne peux pas rester ! crie-t-il, comme quelqu'un qui crie : je vais mourir.
Ou bien, c'est qu'Oreste se trouve jeté dans un tout autre temps, sur une tout autre terre. Dans une toute autre pièce. Oui, c'est cela qui se produit : la solitude souffle, chassant Oreste hors de la pièce appelée "Choéphores".
La pièce reste béante, sans fin.
Personne ne saura jamais, ni Oreste, ni nous, comment cela finira dans cette pièce. Cela ne finit pas. Cela se déchiquète. Fin sans fin. Ça saigne. Encore. Tous, nous sommes perdus, abasourdis. Séparés. Sans adieu. Nous ne suivons pas. Nous ne sommes pas suivis. Le Chœur naguère si décidé, dit des paroles sans suite.
Personne n'appelle plus personne.
Qu'est-ce qu'on entend ?
On croit entendre - des appels - venus d'un autre temps - d'une autre espèce...
Quel chemin on a fait en une seule journée !..
Reste - le corps. Clytemnestre devenue corps ineffaçable. Tous les efforts d'Electre aidée de cent Electres ne parviendront pas à enlever ce corps de la scène de l'âme. C'est que nous ne savons pas comme il est lourd le corps de la mère égorgée par l'enfant.
Il fuit d'une pièce à l'autre
d'un continent à un autre continent.
Entre deux pièces, combien de temps s'écoule-t-il ?
Des années. Des années. Le passé ne passe pas.
Les distances n'éloignent pas.
Hélène CIXOUS
" Pas de Réponse ou l'Appel du Mort " (partie 1), in Les Atrides : Les Choéphores, Les Euménides, Le Théâtre du Soleil, 1992