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Le théâtre est oriental...


Voici quelques propos décousus, prononcés il y a de cela fort longtemps, lors de notre travail sur trois pièces de Shakespeare (Richard II, La Nuit des Rois et Henry IV, entre 1981 et 1984).
Certains d'entre eux sont contestables, certains sont par nous-mêmes aujourd'hui contestés. Les autres, nous les revendiquons, obstinément.

 

Ce qui m'intéresse dans la tradition orientale, c'est que l'acteur y est créateur de métaphores. Son art consiste à montrer la passion, à raconter l'intérieur de l'être humain, et aussi les histoires bien sûr. J'ai fait un voyage au Japon, un peu à la hippie. En y voyant des spectacles, je me disais : " On dirait du Shakespeare ", alors que je ne comprenais rien ni aux thèmes ni au langage. Et cela parce que les acteurs étaient fantastiques. Là, j'ai senti que la mission de l'acteur était d'ouvrir l'homme comme une grenade. Pas de montrer ses tripes, mais de les dessiner, les mettre en signes, en formes, en mouvements, en rythmes. Alors qu'en Occident, on apprend plutôt aux acteurs à serrer les mâchoires et à ne pas montrer ce qui se passe.

Pourquoi, me suis-je demandé, un acteur du Kathakali me parle-t-il complètement ? Comment se fait-il, me demande-t-on aujourd'hui, que les gens qui ne savent rien du Kabuki puissent aimer vos spectacles ? La réponse est la même : parce que c'est du théâtre. C'est-à--dire la " traduction " en quelque chose. Mon " goût pour l'Orient ", comme on l'appelle, n'a rien à voir, par exemple, avec le fait d'être influencé par tel ou tel metteur en scène allemand. L'Orient, pour le théâtre, est une constante ! Brecht a toujours touché de ce côté-là. Et Artaud, quant à lui, disait simplement : " Le théâtre est oriental ".

Le Kabuki au Japon, comme la Commedia dell'arte en Italie à son époque, passe aujourd'hui par un mauvais moment : il souffre d'une certaine immobilité et va devoir se revivifier. Mais pour nous, cela n'a pas d'importance puisque ce n'est pas notre tradition. Nous n'en subissons pas les conflits internes. Nous tentons de comprendre quelles pulsions ont donné cette tradition. Et tradition ne veut pas dire décadence. Dans la décadence, on ne fixe que le signe extérieur. Nous n'en connaissons pas la grammaire : notre rapport à ce théâtre est donc un rapport de respect absolu mais pas de servilité sur les techniques.

Quand nous avons résolu de monter Shakespeare, le recours à l'Orient est devenu une nécessité. Car Shakespeare se situe dans la métaphore des vérités humaines. Nous cherchons donc comment le mettre en scène en évitant à tout prix le réalisme et le prosaisme.

(Propos recueillis par Catherine DEGAN, " L'acteur est un scaphandrier de l'âme ", Le Soir, 20-21-22 juillet 1984)


 

Pourquoi avoir choisi le parti-pris d'un Shakespeare oriental ? L'exemple du théâtre oriental, notamment japonais, s'est imposé avec ses histoires peuplées de ces grands guerriers, nobles, princes et rois qui nous occupent. La référence à cette grande forme traditionnelle pose des règles du travail : précision du geste, netteté du trait, rencontre d'une vérité extrême et d'un extrême artifice en un jeu qu'on pourrait appeler hyperréaliste. Que doit faire l'acteur ? L'acteur doit tracer avec son corps le portrait et les actes d'un héros en lignes bien marquées, sans flou ni demi-teinte, avec l'élan et la maîtrise de dessinateur que sa main entraîne et qui entend toujours sa plume gratter sur le papier. Il a pour tâche de faire, en chirurgien froid et brûlant à la fois, l'anatomie publique d'une âme, d'être et de présenter un de ces tableaux cruels, instructifs et beaux qu'on appelait des écorchés.

(Propos recueillis par Pierre MARAT, " Ariane Mnouchkine : Shakespeare l'atelier d'un maître ", La Charente Libre, 8 janvier 1982)


 

J'ai lu dans certains journaux que nous allions présenter en Avignon un Richard II japonais. Je crois qu'il convient de mettre les choses au point. Il ne s'agit pas du tout de cela. Nous avons voulu faire du théâtre oriental " une route de recherche ", simplement parce que le théâtre occidental en offre assez peu, et que le réalisme commence à m'ennuyer.

(Propos recueillis par Pierre PARET, coupure de presse non identifiée dans les archives du Théâtre du Soleil)



Nous avons cherché une forme théâtrale parfaitement capable de montrer le sacré et le rituel que l'on trouve dans Richard II. Cette référence à l'Asie est valable pour les trois pièces historiques et en particulier pour celle-ci. Il ne s'agissait pas de se référer uniquement au Japon, mais de travailler sur une " matière ". C'est un travail sur le théâtre et nous essayons de montrer l'histoire par les moyens du théâtre, alors que l'on pourrait envisager d'autres façons d'aborder ces textes, d'un point de vue social, ou politique.

(Propos recueillis par Frank FREDENRICH, " Ariane Mnouchkine : nous avons voulu montrer l'histoire grâce au théâtre ", Tribune de Genève, 19-20 décembre 1981)



Chacun a ses sources, c'est-à-dire quelque chose qui vous met en position d'imagination. En Occident, nous avons la tragédie classique et la Commedia dell'arte, laquelle vient d'ailleurs de l'Orient. Pour moi, l'origine du théâtre, mes sources, c'est l'Orient. L'Occident nous a menés au réalisme, et Shakespeare n'est pas réaliste. Pour des acteurs qui veulent être des explorateurs, la tradition asiatique peut être une base de travail. En Orient, le théâtre semble s'être arrêté aujourd'hui, mais des traditions qui meurent quelque part peuvent féconder quelque chose ailleurs... Je ne crois pas à la politique de la table rase. Je ne renie pas les influences : il faut savoir les choisir, si on le peut... Nos références étaient un outil. Le plateau d'un théâtre, c'est un vide, très beau. Qu'est-ce qui le remplit ? Ce ne sont pas les décors. C'est l'imagination du spectateur sollicité par les acteurs. Il faut que l'acteur ait des outils. Personnellement, je ne peux m'en passer. Je me suis rappelé récemment qu'Artaud disait : " Le théâtre est oriental ". Je comprends ce qu'il veut dire. De l'Orient vient la spécificité du théâtre, qui est la métaphore perpétuelle que les acteurs produisent - quand ils sont capables de la produire. C'est ce que nous faisons : essayer de comprendre les métaphores qu'un acteur peut employer. Le théâtre oriental nous aide. Et c'est aller à l'inverse de ce qui se fait en Occident, à cause du cinéma et des traditions.

(Propos recueillis par Gilles COSTAZ, " Mnouchkine, la Reine Soleil ", Le Matin, 17 janvier 1984)



J'ai voulu échapper à l'imagerie un peu mièvre du moyen-âge dans le genre " Thierry la Fronde ". Le cinéma japonais, par exemple, a gardé les témoignages des temps de chevalerie beaucoup plus que celui de nos pays occidentaux.

(Propos recueillis par Olivier de SERRES, " Mnouchkine et Shakespeare à la Cour : Un Honneur Redoutable ", Le Provençal, 6 juillet 1982)



Nous, occidentaux, n'avons créé que des formes réalistes. C'est-à-dire que nous n'avons pas créé de " forme " à proprement parler. Au moment où on emploie le mot " forme ", déjà, il y a une notion orientale, quand on parle de théâtre. C'est vrai que ce que nous cherchons toujours, c'est une forme.

(Catalyse, n° 4, juin-juillet-août 1986, p. 221)


J'ai trouvé en Asie une telle beauté des choses, des gestes, un cérémonial simple qui me paraît indispensable au théâtre. En Asie, il y a une mise en forme perpétuelle de chaque acte. L'agressivité quotidienne occidentale, surtout en France et surtout à Paris, vient d'une perte totale de toute mise en forme des rapports. C'est vrai qu'au Théâtre du Soleil, quelque chose est tenté de ce côté-là.

(Propos recueilis par Michèle MANCEAUX, Marie Claire, avril 1986, p. 100)



Nous avons pris comme base de travail les formes orientales du théâtre parce que l'origine même de la forme théâtrale est là. Et dès lors que nous adoptions une forme de jeu très expressive, où les comédiens jouent souvent avec un masque et bougent beaucoup, la diction devait se modifier : il était impossible de parler comme dans la vie. Le texte de Shakespeare est d'ailleurs lui-même masqué ce n'est pas une conversation de salon ou de café. Ce n'est pas le réalisme mais la poésie. Le théâtre, c'est de l'art et la vie est autre chose. De plus en plus nous avons envie de ne jouer que ce qui peut se raconter au théâtre. Pour moi, le théâtre doit être le plus théâtral possible. Sinon le cinéma réaliste nous battrait à tous les coups. Le grand cinéma, d'ailleurs, est théâtral.

(Propos recueillis par Jacques HISLAIRE, " Pour Ariane Mnouchkine le théâtre doit être le plus théâtral possible ", La Libre Belgique)




Propos réunis par Adrian KIERNANDER
"Le théâtre est oriental...", Confluences, le dialogue des cultures dans les spectacles contemporains, sous la direction de Patrice PAVIS, prépublications du Petit Bricoleur de Bois-Robert, 1992, pp. 191-194