De la démarche traditionnelle qui consiste pour un metteur en scène à choisir un texte écrit, pour des raisons psychologiques, au cheminement du metteur en scène, seul, comme ses acteurs, devant l'inconnu d'une création collective, il y a toute l'évolution d'un groupe et, à travers elle, la mutation de la notion même du rôle du metteur en scène remettre peu à peu en question tout ce qui aurait pu être choisi pour des motivations personnelles, faire prévaloir la prise de conscience d'un groupe que le seul désir de faire du théâtre unissait à l'origine et qui au bout de sept ans d'existence pourrait à la limite envisager d’autres objectifs.
Au départ, le choix des Petits Bourgeois, en dehors de raisons évidentes, nous paraissait l'occasion d'un règlement de comptes avec tous ces "Piotr" et ces "Tatiana" que nous portions en nous. Aussi, plus qu'un jugement sur ces adolescents velléitaires et désespérés, la mise en scène offrait une vision tchekovienne d'un univers bien connu et à peine abandonné. Les moyens étaient classiques : lectures autour d'une table, exercices puisés dans Stanislavski, distribution par auditions. Le seul essai important fut le mois de travail en Ardèche : notre première expérience de vie en commun, et partant des difficultés dans les rapports avec des comédiens, qui mal préparés, en comprenaient mal la nécessité. Il fallait absolument se former en équipe décidée à travailler ensemble pendant une période assez longue et prête à se plier à une discipline commune.
Cette nécessité d'une préparation en profondeur, notre second spectacle Capitaine Fracasse, première tentative de travail d'équipe, ne fit que la confirmer. Mais il en resta néanmoins une approche de ce qui sera plus tard le point de départ des Clowns et de 1789 : le théâtre de foire et de tréteaux, le théâtre dans le théâtre que nous devions aussi rencontrer dans Le Songe d'une Nuit d'Ete. Il nous apparut donc comme indispensable que l'un d'entre nous, le metteur en scène, apprenne dans un cours tout ce qui manquait à notre formation de comédiens et à son tour nous l'enseignât. Pendant les douze mois qui séparèrent Fracasse de la Cuisine, la troupe, qui commençait à grouper une trentaine de personnes travaillant au dehors pour gagner leur vie, s'entraînait à tous les exercices qu'Ariane assimilait au cours de Jacques Lecoq. Les comédiens suivaient des cours d'acrobatie, apprenaient à placer leur voix, à chanter, à improviser surtout. Dans La Cuisine, la part faite aux improvisations était importante tant sur le plan du geste que sur celui de l'approche des personnages esquissés par Arnold Wesker et que chaque comédien devait preciser. Déjà le rôle du metteur en scène commençait à évoluer : la distribution définitive n'intervint qu'un ou deux mois après le début des répétition, tous les rôles étant travaillés par chacun avant que la décision définitive du metteur en scène ne soit arrêtée.
Avec le succès de La Cuisine, une autre étape est franchie : les acteurs quittent leur travaux alimentaires et peuvent se consacrer entièrement leur métier de comédiens.
C'est aussi la rencontre avec un lieu, le Cirque de Montmartre, qui pouvait permettre un travail régulier de création et d'animation et, pour le groupe et le metteur en scène, l’affrontement avec le répertoire : Le Songe d'une Nuit d'Eté. Le spectacle s'arrête en juin 1968 en même temps que le lieu nous est retiré. Pour nous permettre d'attendre la rentrée, le Conseil Général du Doubs nous prête alors les Salines de chaux d'Arc-et-Senans. Ce lieu idéalement conçu par Ledoux et originellement pensé pour une vie de groupe, nous donne tout à la fois l’occasion d'un retour sur nous-mêmes après les deux succès un peu trop "parisiens" de La Cuisine et du Songe, et la possibilité de travailler de nouveau sans but précis sinon d'avancer dans la connaissance de notre métier. Ce sera notre première longue expérience de vie de groupe. On y découvre ensemble les pièces du théâtre élizabethain, du théâtre français, du théâtre russe pendant qu'on se mesure aux technique du masque et de la "commedia dell'arte". Un soir, sollicités par les gens du pays, nous décidons de donner une représentation impromptue : nous dressons des tréteaux dans le grand espace que constitue l’usine à sel, les éclairages sont des chandelles, les comédiens improvisent sur des canevas : peut-être est-ce là une prémonition de 1789. Le metteur en scène observe, écoute… Pourquoi ne pas essayer un spectacle qui utiliserait les techniques de l'improvisation en partant des personnages de la mythologie populaire comme Arlequin, Becassine, les clowns ?
Et la compagnie toute entière "cherche son clown". Les acteurs sont laissés pour la première fois en face de la liberté la plus totale. Aucun thème n'est imposé. La préoccupation fondamentale est la recherche d'une forme, la plus élémentaire, la plus directe possible. A l'intérieur de cette forme vont jaillir les thèmes les plus divers. Pendant plus de quatre mois, le metteur en scène quitte son rôle traditionnel : il n'impose rien, il absorbe, assimile, avale les centaines d'improvisations que les comédiens présentent au premier spectateur qu'il est devenu. Ariane sent très vite, avant même que les comédiens l'aient perçue, l'évolution de son rôle. A la limite, sa fonction peut paraître de dire non à ceux qui se fourvoient, qui perdent de vue les impératifs du spectacle ; faire rire, rester clowns, être clair. Son rôle s'efface au point que certains peuvent penser à une annulation totale de sa fonction, En fait, on s'aperçoit vite qu'avec cette expérience on aboutit parallèlement à une évolution radicale du rôle des comédiens dans l'élaboration du spectacle. Certains se refusent toute créativité : "le comédien n'est pas un auteur, mais simplement un interprète, à chacun son métier…" Pour les autres, et pour le metteur en scène, c'est la découverte de la possibilite d'une création collective. Après cette étape importante et enrichissante pour tous, la compagnie décide d'abandonner provisoirement tout recours à un texte écrit, en continuant l'expérience des Clowns. Ceci nous amène à renoncer à des projets comme Baal, de Brecht, ou Scènes de Chasse en Bavière.
Il fallait mettre la forme claire et directe que nous avions approchée avec Les Clowns au service d'un contenu commun aux spectateurs et aux acteurs. Nous avons d'abord pensé à un spectacle fondé sur des contes populaires. Mais il nous apparut vite que leur contenu relevait davantage aujourd'hui d'un phénomène littéraire et anachronique. Nous avons alors pensé que le seul patrimoine commun à tous les Français, c'était, même déformée, l'Histoire de France, avec, aux origines de notre société actuelle, la Révolution de 1789.
Le travail de recherche sur ce 1789 s'est fait à partir de données précises et multiples connaissances des événements par les cours d'Histoire d'Elizabeth Brisson, lectures individuelles, projections de films à la Cinémathèque. Cependant, il fallait, s'agissant de personnages historiques, éviter de tomber dans le piège de l'identification, aussi bien pour le comédien que pour le spectateur. Ariane a donné alors l'idée de départ le "Théâtre du Soleil" joue un spectacle donné par les bateleurs de 1789, qui, à tout moment, doivent être susceptibles de porter un jugement critique sur le personnage qu'ils incarnent. Cette démarche par rapport au spectacle en devenir apparait une véritable création collective qui tendait nécessairement à transformer le rôle même d'Ariane, metteur en scène des précédents spectacles, dans une voie déjà amorcée dans l'élaboration des Clowns. Il s'agissait moins, désormais, d'imposer que de sentir et de pressentir. Il fallait être le spectateur attentif et inconditionnel, comme pour Les Clowns, mais il fallait aussi assurer la fidélité à la lecture politique des événements, sélectionner les textes historiques importants, articuler les improvisations les unes aux autres, et enfin aider a s'accomplir tout ce qui n'était parfois qu'ébauché dans les recherches des comédiens.
"Le rôle du metteur en scène", L'Avant-Scène Théâtre, n°526-527, octobre 1973, pp. 11-13