La décision de faire du théâtre, de travailler dans le fugitif avec l'impossibilité de réitérer un spectacle après son temps de représentation et de diriger les acteurs dont l'effort accompli n'est pas conservé au-delà du jeu même, revêt, pour Ariane Mnouchkine, une prise de position consciente et critique par rapport aux attitudes de passive consommation qui ont cours dans le monde de la culture contemporaine :
Ce qui nous fait réfléchir aujourd'hui est le risque de perdre le langage et donc aussi de perdre l'évolution de la pensée, le risque, que l'on devienne de plus en plus passif, achetable et vendable. Le théâtre est actuellement sans doute l'art le plus fragile, je dirais presque, le plus dérisoire et en même temps le plus convaincant, peut-être même le plus nécessaire. [ ]
La défense du théâtre comme gardien de valeurs culturelles passe également par le contact avec les traditions lointaines, enfouies dans un passé non souvenu. D'emblée, les rencontres du Kathakali et du théâtre grec avec les mises en scène des Atrides se révèlent décisives, car en cela elles correspondent à une “osmose historique” entre des civilisations qui conjuguent “le hiératisme de la dramatisation, la plasticité sculpturale des attitudes chargées de force contenue et l'expression exacerbée des émotions”. [ ]
La scène des Atrides ne comporte aucun élément de décor conventionnel particulier. Les quelques accessoires, comme par exemple, un tabouret, apporté par un serviteur pour que le roi Agamemnon s'asseoit et écoute sa femme Clytemnestre, n'appartiennent ni à une époque, ni à une tradition précise. Comme dans le Kathakali, les acteurs doivent suppléer par leur jeu l'absence de décors ou d'accessoires.
L'attachement d'Ariane Mnouchkine pour l'Asie en général et l'Inde en particulier est connu depuis longtemps. Leurs théâtres l'ont influencée dès la création du Théâtre du Soleil en 1964. Pendant de longues années, cette source d'inspiration a été présente dans les répétitions, les costumes ou les décors, puis, dans des personnages de La Nuit des rois et, bien sûr, dans L 'Indiade. Auparavant Mnouchkine avait réactivé des formes anciennes d'expression venant de Chine, du japon ou d'Europe, appartenant à l'histoire mondiale du théâtre, sans que pour cela ces exercices n'apparaissent obligatoirement sur scène. Ces recours à la tradition théâtrale n'ont jamais été conçus comme des emprunts par le metteur en scène. A propos des masques dans L'Age d'or, Mnouchkine avait ainsi défini son rapport à l'histoire et à la mémoire du théâtre :
Il se trouve que nous avons une certaine façon de traiter le théâtre. Nous ne sommes pas allés piquer un personnage. Dans le cas de la commedia dell'arte, nous sommes allés reprendre un travail qui nous a paru avoir été interrompu, et nous avons entrepris d'essayer de l'amener jusqu'au bout. [ ]
Ainsi ne peut-on parler de transposition japonaise à propos de la mise en scène de Richard II ou de simple orientalisation à propos de La Nuit des rois. Ce que Mnouchkine recherche depuis toujours, c'est la recréation d'une ambiance spécifique et l'acquis de certaines techniques qui permettent aux acteurs d'élargir leur répertoire de formes théâtrales afin de créer une plus grande diversité de personnages. Elle suggère aux comédiens de travailler à la manière de...
Cependant, le théâtre asiatique se distingue en ceci des formes théâtrales européennes telles que la commedia dell'arte, la farce française ou le drame naturaliste qu'il permet, en outre, l'intervention de forces cosmiques et surnaturelles sur scène. Cet aspect a été pendant longtemps laissé de côté par Ariane Mnouchkine. La création d'une ambiance par l'affinement du décor général et la création de personnages lui semblaient primordiales. Dans la mesure où elle avançait vers la création d'une épopée faisant appel au cosmos et dont la transposition se situerait forcément à l'opposé du vérisme mimétique, la référence à une réalité symbolique commença à la préoccuper. Curieusement, ou plutôt paradoxalement, Mnouchkine est passée par une étape de reconstitution réaliste qui lui servit de matière pour comprendre, à travers la pratique théâtrale, ce qu'elle recherchait. En ce sens, L'Indiade est le spectacle le plus représentatif pour exprimer son affinité avec l'Inde et le plus atypique pour visualiser ce qu'elle entend par représentation symbolique. L'Indiade apparaît comme un passage obligé ; le spectacle devait nous confronter de l'intérieur à une réalité essentielle, et non à une approche formelle. Dans le cycle des Shakespeare, Mnouchkine avait abouti à des formes qui correspondaient à ses aspirations, mais elle ne copiait jamais une forme. Quant aux entreprises suivantes, elles devaient trouver et adapter leurs modes d'expression sans recourir à des recettes. Chaque cycle puise ainsi dans la mémoire du théâtre, assimile, transforme et développe les sources selon ses besoins. Ces confrontations avec d'autres traditions s'élaborent au cours des répétitions et, parfois, faute de trouver l'osmose entre un dessein et la création de formes originales, le projet est abandonné. Une autre aspiration commençait alors à poindre, la recherche d'un lien profond entre la cérémonie du spectacle et la rencontre théâtrale, entre les spectateurs et le lieu.
Une des critiques que l'on pouvait peut-être faire aux [mises en scène de] Shakespeare, dans Richard II en particulier, c'est que la forme était très belle, mais encore apparente. Le but est qu'une forme ne soit pas un style, qu'elle soit une force motrice. [ ]
L'Indiade fournit le prétexte pour s'entraîner au Kathakali. Dès 1975, Mnouchkine avait évoqué la manière de traiter la tradition théâtrale :
Nous avons travaillé sur la commedia dell'arte et sur le théâtre chinois pour approfondir la relation entre l'acteur, la fable et le spectateur. Les improvisations à partir de la commedia ont donné des résultats différents de celles données à partir du théâtre chinois. La commedia permet avant tout de fabriquer des personnages. Le théâtre asiatique permet, en outre, de structurer une histoire. Nous avons aussi constaté que, selon la forme employée, nous inventions des personnages très différents qui néanmoins fonctionnaient bien ensemble. La commedia, à part Arlequin, donne surtout naissance à des personnages de puissants ; le théâtre asiatique à des dieux - dont nous n'avons pas besoin - et à des gens du peuple. Ceci dit, le travail sur le masque et la commedia, justement parce qu'il nous a donné beaucoup de mal, s'est trouvé privilégié par rapport au reste. Mais, c'est une première étape. Nous n'avons pas pris ces formes comme des formes anciennes, nous nous sommes donnés des formes d'un niveau au-dessous duquel nous ne voulions pas descendre. [ ]
Mnouchkine avait avant tout ce besoin, dans les années soixante-dix, de se créer des formes théâtrales par lesquelles elle découvrirait de nouveaux personnages, aptes à intervenir par le jeu dramatique sur le monde contemporain. Elle souhaitait en effet construire son spectacle en dehors des formes établies à partir de l'interaction de ces nouveaux personnages, comme si, de la somme de toutes les situations partielles dans lesquelles s'investiraient ces personnages, pouvait résulter une conception d'ensemble, cohérente du nouveau spectacle. Ceux qui tournaient cette approche en dérision n'avaient peut-être pas compris que le premier moyen dont dispose un metteur en scène pour intervenir théâtralement sur le monde consiste à concevoir des personnages ; c'est une phase obligée dans l'invention d'un spectacle et d'un univers nouveaux sur scène.
Aujourd'hui, Mnouchkine dispose d'une technique bien rodée pour construire ses personnages selon la technique de l'improvisation sous le masque. Ces “types sociaux” qui rejoignent en quelque sorte l'idéal de Jacques Copeau sont, grâce à l'auteur de théâtre attitré qu'est devenu Hélène Cixous, dotés du langage - même si c'est une langue d'emprunt, à la manière de Shakespeare, d'Eschyle ou d'Euripide. L'approche de Mnouchkine vise davantage à différencier son style théâtral par rapport à la réalité des arts visuels ; elle cherche, selon une appropriation très personnelle de quelques idées fondamentales d'Artaud, à construire un spectacle total qui catalyserait toute la gamme des expressions artistiques de l'acteur et solliciterait entièrement le spectateur, car, à y regarder de plus près, la position de l'acteur est largement dépendante de la fonction du spectacle dans lequel il évolue : lorsque le spectacle se substitue au rite, l'acteur se fait représentant symbolique du rituel avec le consentement du spectateur. Or, les pratiques rituelles comme les formes de culte demandent une implication complète de l'actant et du participant.
Ariane Mnouchkine a été attirée par l'exaltation de ce genre de communion dans le Kathakali qui est, à sa manière, une sorte de spectacle total aux origines rituelles, une représentation de la mémoire culturelle qui lie spectateur et acteur à l'histoire d'un peuple et au-delà à celle de l'humanité. “Le Kathakali est - pour reprendre la définition d'Eugenio Barba, - une ‘représentation de contes', un spectacle dont les épisodes sont exposés par deux chanteurs, et interprétés et amplifiés par des acteurs à l'aide de mimiques, de gestes et de mouvements qui relèvent de l'acrobatie et de la danse.” [ ] Sa particularité réside dans le fait que l'acteur communique avant tout par le geste et la danse, c'est-à-dire par une suite de signes élaborés, un alphabet du corps. Le texte énoncé par le chanteur, la gestuelle de l'acteur, les signes résultant de l'expressivité de tout son corps, ainsi que la musique, les masques et les costumes font du Kathakali un spectacle complexe où l'abondance des langages converge vers une signification totalisante que le spectateur perçoit, décrypte et hiérarchise ; il totalise le sens ; cette tâche l'absorbe dans le déroulement du spectacle comme elle détache son attention de la simple compréhension de l'action. Le spectateur est à la fois impliqué et distancié.
En réalité, l'acteur est un sculpteur dont le corps est simultanément ciseau et bloc de marbre. [...] C'est un jeu qui n'est pas peinture descriptive, reproduction monodimensionnelle et univoque des actions du personnage mais un jeu qui, par des oppositions continuelles, crée un univers, uniquement à l'aide du corps, et en même temps, l'analyse. Cette dialectique du jeu permet au spectateur d'en juger l'extérieur comme l'intérieur, d'être introduit dans le mécanisme interne et de l'appréhender comme totalité. Dans son jeu, l'acteur arrive à une superposition continuelle entre le sujet et l'objet, entre le monde des émotions subjectives et le monde phénoménologique, entre l'action et la réaction. [ ]
Mnouchkine avait invité à la Cartoucherie, en novembre 1989, la troupe indienne de Kathakali du Kalamandalam qui présenta, devant le public des habitués du Théâtre du Soleil, un King Lear étrange, composé uniquement du langage des corps, des costumes, des masques et de la musique. En référence à un tel spectacle, on ne peut que constater qu'Ariane Mnouchkine ne vise ni à l'emprunt d'un personnage, d'un élément de décor ou d'un costume - bien qu'elle s'en inspire pour sa propre création - ni à recopier tel quel la gestuelle ou les mouvements signifiants ; elle accorde d'abord toute son importance à la relation entre l'acteur et son personnage, et du spectateur envers la représentation et la création collective - cette réinvention du monde en une symbolique de la réalité portée sur scène :
Tous ces moyens complexes d'expression de l'acteur Kathakali se fondent dans un jeu qui aboutit à sa déshumanisation, si par humain on entend le naturel, l'habituel de la vie quotidienne. La stylisation, la contrefaçon, l'artificialité, si l'on veut, sont le tamis par lequel s'égrène la réalité surnaturelle de la pièce. La valeur rituelle du spectacle favorise l'engagement psychologique des spectateurs et des acteurs. La contribution de la musique est prépondérante. Ce fond sonore qui accompagne, syncope et rythme l'action scénique, est aussi un stimulant psychique, une arme de frappe, une espèce de chantage. Le spectateur se laisse glisser dans le “temps magique” du spectacle, il se donne à un courant qui, en le ravissant au monde des phénomènes, le transporte dans les régions surnaturelles où Dieux et Démons s'affrontent en une lutte qui est l'archétype même de notre aventure humaine. [ ]
NEUSCHÄFER Anne
"La référence au Kathakali", in De l'improvisation au rite : l'épopée de notre temps. Le Théâtre du Soleil au carrefour des genres, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2002, pp. 219-224