Le spectacle Les grandes villes sous la lune est né par hasard, en 2000, d’un troc entre notre theéâtre et un groupe de patients d’un hôpital psychiatrique à Bielefeld en Allemagne. Nous pensions ne le présenter qu’une seule fois, mais il fait désormais partie de notre répertoire. Le spectacle décrit posément des scènes d’exil, de massacres et d’exactions qui appartiennent à l’Histoire de notre temps, accompagnées de chants de poètes qui nous sont chers : Bertolt Brecht, Jens Bjørneboe, Ezra Pound, Li Po.
Je n’ai jamais cru que le théâtre pouvait échapper à la politique. Pour l’Odin cela ne signifie pas parler de politique, mais avoir une politique, une vision du monde tel qu’il est et tel qu’au contraire nous le voudrions. Deux mondes. Et entre eux un fossé que j’imagine comme un désert où fleurissent les crânes et les ossements que l’Histoire y a laissés. Plus large est le fossé entre les deux mondes, plus il risque, en chacun de nous, de dégénérer en sentiment d’impuissance qui, au fil du temps, aboutit à une indignation désarmée et finit par trahir – non pas les camarades et nous-mêmes – mais notre jeunesse. C’est ce qui arrive quand nous nous disons : « Ce n’était que chimères, nous avons le droit d’être fatigués ».
Nous pouvons toute la vie chevaucher des chimères sans jamais vaincre, mais sans pour autant être vaincus. En effet, l’enjeu n’est pas de changer le monde, mais d’y vivre dignement. Ce sont moins les circonstances qui décident que notre capacité à utiliser les instruments appropriés.
On peut donner divers noms au contrepoison de cette résignation. J’utiliserai le nom générique de « poésie » malgré son pathos et son outrance. Je repense à certaines phrases de Federico Garcia Lorca quand il expliquait ce qu’était la poésie de Neruda – ou plutôt ce qu’elle n’était pas. Il disait que Pablo Neruda manquait de deux éléments dont bon nombre de faux poètes se sont nourris : la haine et la dérision. Neruda était, dit-il, un de ces artistes qui sur scène ou un coin de place nous enchantent par leurs prodiges, et il l’auréola d’un symbole puissant en disant : « Quand Neruda s’apprête à frapper et lève son épée, il se retrouve aussitôt avec une colombe blessée entre les mains ».
C’était en octobre 1934, à l’Université de Madrid. Moins de deux ans plus tard, Garcia Lorca sera lui-même une colombe assassinée.
Professionnellement, je me considère comme un homme de théâtre d’origine polonaise. Je ne me reconnais pas dans un style ou dans une école polonaise. Mais j’ai appris mon métier, au début des années soixante, dans ce pays au régime communiste où celui qui faisait du théâtre risquait le conformisme, la lâcheté ou bien – sinon la vie – l’ostracisme, l’exil et la prison. Jerzy Grotowski, Ludwik Flaszen et tous ceux qui furent mes compagnons et mes maiîtres, pratiquaient un rigoureux pessimisme de l’esprit et un vibrant optimisme de la volonté. Le travail théâtral faisait partie de cet optimisme. Son débordement d’énergie, son perfectionnisme, son spiritualisme, son abnégation en apparence désintéressée, voire son aspiration métaphysique, bâtissait des spectacles sans illusions, matérialistes et rudes. Mais c’étaient des spectacles généreux envers les spectateurs, avec une richesse de formes, une profusion d’idées, un érotisme, une somptuosité des corps et des voix : un théâtre pauvre.
En Pologne, j’ai appris à agir selon une économie politique fondée, non pas sur l’épargne et la prudence, mais sur la surabondance des ressources dans une activité qui force les limites du théâtre comme genre esthétique. Je crois profondément que le théâtre peut être utilisé comme une monnaie d’échange et comme un moyen de souligner sa propre diversité.
J’ai l’impression que tous les engagements dont regorge le calendrier de notre théâtre s’insurgent et me rappellent mon âge avancé et celui de mes camarades. Une telle certitude du futur est peut-êre imprudente. Je ne peux m’empêcher de l’appeler « poésie ».
En terminant sa brève présentation de Pablo Neruda, Garcia Lorca s’adressa directement à ses auditeurs pour leur dire : prenez garde, il y a chez les poètes une lumière cachée. Essayez de la saisir pour nourrir ce grain de folie que chacun porte en soi, et sans lequel il est imprudent de vivre.
C’est exactement ce qu’il a dit : imprudent.
Eugenio Barba, L'Imprudence du théâtre
Traduction de l’italien : Eliane Deschamps-Pria