« Sommes-nous les représentants d’un irréparable passé ? Sommes-nous au contraire les annonciateurs d’un avenir qui se peut à peine discerner à l’extrême limite d’une époque finissante ? »
Ces questions que se pose Jacques Copeau [1] tout au long de son œuvre, ne sont-elles pas celles auxquelles nous tous qui faisons du théâtre tentons de répondre en nous débattant frénétiquement, pathétiquement peut-être, dans la confusion qui nous englue, qui nous unit, et nous dresse les uns contre les autres ?
Ceux d’entre nous qui, se voulant lucides, acceptent la terrible sentence que suppose la première question, trouvent alors pour les récompenser de leur renoncement tant de délices et de merveilles confites dans le vieux monde, tant de subtilités troublantes et frémissantes, tant de voies royales, tant d’Ordre enfin, qu’ils savent (quand ils en ont le talent) découvrir le chemin de notre nostalgie et nous faire aimer la Mort.
Ceux d’entre nous qui, sans savoir ce qui les attend, décident de répondre oui à la deuxième question n’ont encore fait par ce choix que le premier pas d’une longue marche qui les conduira d’espoirs en désespoirs à travers déserts, mirages, marécages, fausses pistes et culs-de-sac.
Mille fois, il leur faudra refaire en sens inverse le chemin parcouru avec tant de peine et sans aucun autre guide que les rêves d’une poignée de leurs aînés et cette folle ambition : raconter l’histoire de notre temps.
Certains d’entre nous, découragés après quelques mésaventures, déclareront se passer de la forme et tout sacrifier au fond, reniant ainsi l’outil essentiel du théâtre.
« Celui qui tient sa pelle à l’envers pour bêcher trouve plus facile de gratter la terre avec ses ongles » (faux proverbe arabe). Nous verrons alors l’Idée décharnée et immobile plantée là, parmi les vieux oripeaux que l’on aura juste un peu poussés dans les coins, et même si cela se passe dans la rue, dans une usine en grève, au milieu du bonheur d’une lutte ; ce squelette, cet ascète pudibond et bien-pensant ne sera là qu’en parasite pour
sucer une goutte de vie, sans y apporter la moindre sève d’insolence et de plaisir.
Ce n’est là qu’un des aspects du même traquenard qui nous attend, le pire, et qui contient tous les autres ; dans lequel nous tombons chacun à notre tour pour plus ou moins longtemps : le mensonge. Refuge où nous poussent plus nos amis que nos ennemis. Nos amis, nos alliés à qui nous voulons paraître purs, sans failles, et surtout sans doutes. Ceux qui n’ont pas encore appris la gaieté dans leur propre action militante et à qui tout plaisir est douteux, surtout s’ils y succombent.
Comment rester à leur côté sans nous retrouver taillés au cordeau, les ailes rognées et sans voix, de peur de n’être pas dans la « ligne générale ». Et pourtant, c’est bien à leur côté que nous devons être. Mais le futur n’a rien à faire de poètes muets, de peintres aveugles et d’acteurs paralysés de crainte. Il lui faut des poètes qui sachent tout dire, des peintres qui sachent tout décrire et des acteurs qui soient à la fois peintres et poètes et qui sachent donner de notre univers encombré et complexe une représentation claire et nourrissante, écrire ensemble par leurs corps et leurs voix la comédie de notre temps, sans fin et toujours recommencée, cette comédie dont Copeau, le maître rêveur, écrit : « La comédie de ce temps sera peut-être écrite. Elle ne pourra l’être qu’avec un cri de délivrance… Pour que puisse se développer la forme qui pourra embrasser une telle matière, je pense plus que jamais qu’il faudra briser la forme existante et revenir d’abord à des formes primitives, comme la forme à personnage fixe dans laquelle les personnages seront tout.[2] » Et Meyerhold lui répond sans le savoir :
« C’est pour cette raison que l’acteur si obstinément aspire à se plonger dans l’étude des fabuleuses techniques des époques où le théâtre était théâtral. »[3]
Quel long voyage déjà ! Quel long chemin encore !
L’Âge d’or — Première Ébauche. Première ébauche ! Quelle insolence ! Admettre que l’on cherche, que l’on n’a pas encore tout trouvé. Partager ses erreurs avant de les avoir déguisées en parti pris. Confronter avant d’avoir assurer ses arrières. Laisser voir que l’on ne fait qu’entreprendre, que très peu est encore dit, qu’il reste beaucoup à raconter. Ne faire d’un spectacle que ce qu’il est : un moment dans la quête d’un théâtre au présent.
Pourquoi ne pas reculer la date ? Attendre d’être prêts et sûrs de soi ?
Pourquoi ne pas laisser encore mûrir ? Pourquoi ne pas continuer à rêver de notre grand projet sans jamais oser le déflorer ?
Quelle tentation ! Heureusement il faut bouffer ! ! !
Ariane Mnouchkine
Extrait du programme de L’Âge d’or – Première ébauche. Théâtre Ouvert/Stock, 1975.
[1] In : Jacques Copeau, Appels, Registre I, textes recueillis et établis par Marie-Hélène Dasté et Suzanne Maistre Saint-Denis, « coll.
Pratique du Théâtre » dirigée par André Veinstein, Gallimard, 1974.
[2] Op. cit.
[3] Meyerhold, Écrits sur le Théâtre, traduction, préface et notes de B. Picon-Vallin, tome I, « coll. Théâtre Années 20 », dirigée par Denis Bablet, La Cité–L’Âge d’Homme.