Ariane Mnouchkine pendant le stage donné à Kaboul en juin 2005 © Archives Duccio Bellugi Vannuccini
Le Théâtre du Soleil est traversé non seulement par les échos du monde, mais par le monde lui-même. Le Dernier Caravansérail n’est pas un spectacle sur ce qui se passait à Sangatte mais sur ce que Sangatte faisait découvrir comme épopée individuelle. Le Théâtre du Soleil accompagne et produit d’autres spectacles que les siens. Je suis très émue de revenir à Calais avec le Théâtre Aftaab qui présente une création collective autour de l’histoire récente de l’Afghanistan mise en scène par Hélène Cinque : Ce jour-là. Le Channel projette également le film de Duccio Bellugi Vannuccini, Sergio Canto Sabido et Philippe Chevallier, Un Soleil à Kaboul... ou plutôt deux ! qui retrace les stages que nous avons menés à Kaboul et qui ont été la matrice du Théâtre Aftaab. Il s’agit pour moi de moments essentiels de la vie du Théâtre du Soleil. L’histoire du Théâtre Aftaab est au fond née à Calais. Les comédiens étaient en Afghanistan mais j’ai rencontré le frère de l’un d’entre eux, Mansour, dans le camp de Sangatte. Il était mineur et j’ai pu le prendre en tutelle : des liens se sont noués.
En juin 2005, nous avons été invités par la Fondation pour la Culture et la Société Civile pour donner un stage à Kaboul. L’Ambassade de France ne pouvait garantir notre protection mais a tout fait pour nous aider. Nous sommes arrivés à Kaboul avec des masques italiens de la commedia dell’arte. Il n’y a aucune tradition théâtrale en Aghanistan puisque cette pratique n’est pas encouragée par l’Islam : je m’attendais donc à un niveau très bas. J’ai quand même sorti les masques et ai été très surprise. L’Afghanistan a une tradition de conteurs et de poésie qui fait que le théâtre n’est pas inimaginable. Certains des stagiaires ont eu une affinité immédiate avec le masque. Ils rentraient dans la forme et rebondissaient sur mes indications comme si il y avait une longue tradition théâtrale. L’un d’entre eux, par exemple, qui mettait un masque pour la première fois de sa vie, n’a mis que quelques minutes à comprendre la dynamique d’une improvisation qui impose de se nourrir de ce que donne l’autre. Des fibres lointaines et profondes liaient au théâtre. L’histoire ne pouvait s’arrêter là. À l’issue du stage, une troupe s’est créée qui est devenue le Théâtre Aftaab. Les comédiens sont venus répéter et jouer à la Cartoucherie, des membres du Théâtre du Soleil ont animé d’autres stages en Afghanistan, l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT) de Lyon a intégré pendant un an les membres d’Aftaab aux cursus de formation qu’elle propose, certains ont bénéficié d’une carte de séjour « Compétences et talents » … Leur huitième spectacle, La Ronde de nuit, a été créé à la Cartoucherie en avril.
Cette aventure me semble exemplaire de ce qu’il est possible de faire avec des bonnes volontés. Ce n’est pas un combat. On a tendance à nommer combat ce qu’on devrait appeler épopée. Il devrait rester un peu d’épique dans nos vies : connaître l’autre, se battre sur certaines valeurs. L’Afghanistan ou le Cambodge sont notre monde à tous. Il se trouve que sur notre planète il y a des endroits comme le Cambodge ou l’Afghanistan qui sont des terres de souffrance terribles mais aussi des pays où vivent des gens merveilleux, des jeunes gens et de jeunes femmes qui ont des aspirations qui ne sont pas seulement vénales mais qui sont des aspirations tout court. Ils aspirent à vivre en paix, à se développer intellectuellement et spirituellement sans que cela signifie intégrisme.
Propos (extraits) issus de deux conférences données à la scène nationale de Calais, Le Channel, en mars 2013, mis en forme par Jean-Christophe Planche et publiés dans Les Carnets du Channel n°1 (janvier 2014).