Six pièces de Shakespeare : quatre tragédies historiques (Richard II, les deux parties de Henry IV, Henry V) et deux comédies (La Nuit des Rois, Peines d'Amour Perdues). Nous entrons dans ce cycle un peu comme on entre en apprentissage dans l'atelier d'un maître, espérant y apprendre comment jouer le monde sur un théâtre. C'est pour nous préparer à raconter dans un prochain spectacle une histoire d'aujourd'hui que nous consultons Shakespeare, lui l'expert qui sait les outils les plus justes et les mieux adaptés aux récits des passions et des destinés des hommes.
Les tragédies historiques nous disent "... les tristes histoires de la mort des Rois, comment les uns ont été déposés, d'autres tués à la guerre, d'autres hantés par les spectres de ceux qu'ils avaient déposés..." (Richard II) et tant d'autres choses...
Richard II est le premier chapitre de cette chronique d'une tribu de personnages qui luttent pour construire le monde, agrippés à leur île sauvage battue par les tourmentes, encore presque déserte (à la fin du 14e siècle, la Grande-Bretagne de Richard II compte environ trois millions d'habitants).
"Ce majestueux trône de Rois, cette île couronnée, cette terre sacrée, ce siège de Mars, cet autre Eden, ce presque Paradis..." (Richard II) est pour chacun de ces aventuriers l'image du monde, et eux-mêmes sont à eux-mêmes l'univers, lorsqu'ils découvrent et racontent leurs paysages intérieurs.
Chacun chante les terribles tempêtes qu'il voit gronder autour de lui et en lui. Ils se regardent, ils s'analysent : ils exhalent un flot d'images crues, somptueuses, sanglantes, extrêmes, faisant affleurer à chaque instant leur destin et leur mort, comme en une vivisection de l'âme.
Devant ce texte, nous avons travaillé au pied de la lettre, comme au pied d'une montagne, attentifs à chaque mot prononcé par ces grands primitifs visionnaires, tâchant de voir ce qu'ils voient, pour le montrer à notre tour, le poser dans l'espace en pleine lumière.
L'exemple du théâtre oriental, notamment japonais, s'est imposé à nous, avec ses histoires peuplées de ces grands guerriers, nobles, princes et rois qui nous occupent. Balayant les clichés qui nous viennent si facilement quand nous cherchons à représenter les héros du monde médiéval occidental, ce théâtre dans sa discipline nous rappelle qu'il faut "un contour imperturbable, fermement tracé, pour circonscrire les grands tumultes" (Alain).
La référence à cette grande forme traditionnelle (celle du nô, du kabuki, du bunraku) pose les règles du travail : précision du geste, netteté du trait, rencontre d'une vérité extrême et d'un extrême artifice en un jeu qu'on pourrait appeler hyperréaliste. L'acteur doit tracer avec son corps le portrait et les actes d'un héros, en lignes bien marquées, sans flou ni demi-teinte, avec l'élan et la maîtrise du dessinateur que sa main entraîne et qui entend toujours sa plume gratter sur le papier. I1 a pour tâche de faire, en chirurgien froid et brûlant à la fois, l'anatomie publique d'une âme, d'être et de présenter un de ces tableaux cruels, instructifs et beaux qu'on appelait des écorchés.
Dullin s'écriait un jour : "Ce n'est pas la machine à descendre les Dieux sur la scène, ce sont les Dieux qu'il nous faut". Nous croyons que cette exigence orgueilleuse et intimidante appelle à tenter pour le bien public l'autopsie de l'homme, cette opération longtemps maudite, comme l'art de l'acteur, et comme lui sacrilège, et dont le nom a d'abord voulu dire : "Inspection, examen attentif que l'on fait soi-même", mais aussi : "Etat dans lequel les anciens païens croyaient qu'on avait un commerce intime avec les dieux et une sorte de participation à leur toute-puissance" (Littré)