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Entretien avec Ariane Mnouchkine / Charlie Hebdo

 

Que pensez-vous de cette notion d'appropriation culturelle dont vous avez été accusée ?

J'avoue ne pas comprendre cette notion. Consigner les cultures dans leurs stricts espaces géographiques ou ethniques revient à ré-ériger des murs que, tel le mur de Berlin, de chaque côté, des générations se sont évertuées à abattre. Ce serait très grave d'ainsi réaffecter chacun à son identité. À sa race, osent même certains. On sait pourtant, depuis longtemps, qu'il n'y a qu'une race chez les êtres humains, et c'est la race humaine.

Cela dit, permettez-moi une parenthèse. Nos détracteurs les plus véhéments ne sont pas les autochtones canadiens qui, d'ailleurs, bien que critiques, n'ont jamais prétendu nous empêcher de jouer. Ce n'est pas à eux que je m'adresse quand je refuse la notion d'appropriation culturelle, c'est aux idéologues.

 

C'est d'autant plus surprenant de vous accuser, vous, alors que votre troupe se veut multicuturelle, avec 26 nationalités différentes...

Mais ce n'est pas que nous nous voulions ainsi, nous le sommes, tout simplement, parce qu'il est normal de l'être. Les comédiennes et comédiens de la troupe entrent ici grâce à leur courage, leur imagination, leur talent, jamais à cause de la couleur de leur peau ou d'une quelconque appartenance.

Les accusations étaient sidérantes, en effet. Insultantes, parfois, venant de gens qui, sans avoir jamais vu notre travail, prédisaient que nous allions forcément mal le faire. C'est-à-dire sans les recherches nécessaires, c'est-à-dire sans le respect nécessaire, c'est-à-dire sans l'amour qui préside à toute création. C'est-à-dire sans honneur.

 

Comment expliquez vous qu'on en soit arrivé à ce type d'accusation ?

La légitimité de certaines revendications est incontestable : la visibilité, l'accès à la scène, à l'écran. Bref la vraie diversité. Mais dire qu'une histoire ne peut être racontée que par ceux dont les ancêtres l'ont vécue, est artistiquement faux.
Tous ces discours ne seraient que de simples expressions d'opinions, s'il n'y avait, sous jacent, un projet autoritaire de société "racialisée" qui me fait horreur.
Cela dit, c'est la complicité, de fait, de certains médias et la lâcheté ou l'aveuglement incommensurables de certains dirigeants politiques qui me font le plus peur.

 

Est-ce qu'il faut mener un combat pour maintenir une liberté de création, une liberté d'expression aujourd'hui ?

Il y a un combat non violent à mener. Rappeler que les cultures sont, depuis toujours, voyageuses et perméables. Rappeler ce qu'est la liberté de conscience. Rappeler qu'il y a, oui, je veux le redire, des valeurs universelles et qui ne sont pas négociables. Par exemple, et en premier lieu, l'égalité entre les hommes et les femmes. On nous dit qu'il faudra 200 ans pour que les salaires des femmes et des hommes soient égaux, voilà qui devrait mettre des millions d'hommes et de femmes dans la rue plutôt que ce qu'on appelle "l'appropriation culturelle".

 

Notre numéro porte sur les Lumières. Que vous inspire l'esprit des Lumières ? Est-il remis en cause selon vous aujourd'hui ?

Certains remettent les Lumières en cause. Leurs failles en feraient un facteur d'oppression. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Kant, les révolutionnaires, Condorcet, certes, n'ont pas tout dit sur tout. Mais allons-nous, parce que nous savons fabriquer des fusées, cracher sur la roue ? Les Lumières, c'est la roue des temps modernes. L'outil génial et nécessaire pour penser, pour avancer, pour progresser.

 

Propos recueillis par Laure Daussy
Charlie Hebdo, 5 janvier 2019