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Créer un espace

(Rencontre avec Guy-Claude François et Jean-Noël Cordier) par Lucien Attoun

Lucien Attoun : Généralement au Théâtre du Soleil, on a l'impression qu'on installe d'abord un décor et qu'ensuite on fait un spectacle derrière ou dessus ou dedans.

Guy-Claude François : Il y a pour cela diverses raisons matérielles et conceptuelles, surtout conceptuelles. Il faut éviter un malentendu en disant qu'il ne s'agit pas d'un décor. En effet, un décor est quelque chose de fonctionnel pour une certaine dramaturgie ou une mise en scène définie.

Chez nous, le principe, depuis 1789 et surtout 1793, est d'installer une architecture qui corresponde aux besoins de la communication du théâtre, c'est-à-dire un endroit où les spectateurs et les acteurs se retrouvent le plus près possible les uns des autres, de façon à ce que l'un raconte une histoire à l'autre. Il ne s'agit donc pas à proprement parler d'un « décor ».

Lucien Attoun : Peut-on dire dispositif scénique ou structure ?

Guy-Claude François : Plutôt architecture.

Lucien Attoun : Le hangar de la Cartoucherie a été divisé en quatre parties et sur chacune de ses parties, il y a une aire de jeu ; donc quatre aires de jeu qui ont l'air autonomes mais qui sont interdépendantes.

Guy-Claude François : C'est exact.

Lucien Attoun : Qu'avez-vous mis sur le sol du hangar pour obtenir ces sortes de pistes de cirque, de cratère, ce côté glissade ?

Guy-Claude François : Pour des raisons économiques, la structure de base est en terre, matériau le moins cher. Cela permettait aussi des modifications en cours de route, la terre étant un matériau assez modelable. Par-dessus, on a coulé une petite dalle de béton qui permettait de coller le tapis.

L'unification du lieu tient à ce tapis, aux formes à peu près équivalentes des quatre cratères et surtout au traitement du plafond qui a été fait avec des plaques métallisées en cuivre et toute une succession de petites lampes. Cela permet au spectateur qui entre d'avoir une vision globale de l'ensemble tout en ayant la possibilité de s'isoler dans l'un des quatre cirques.

Lucien Attoun : Il est important de parler de la circulation. Il y a quatre allées qui sont deux diagonales qui permettent aux acteurs et éventuellement aux spectateurs de se déplacer d'une piste à une autre.

Guy-Claude François : Oui. En fait, à l'origine, le projet était une grande pente qui descendait vers les portes et qui remontait légèrement pour les acteurs. On pouvait parler d'une scène et d'une salle, à la limite. Pour cette réalisation, il fallait supprimer les colonnes, ce qui était techniquement possible, mais assez cher, écueil important.

Par ailleurs, il est vrai que le jeu du masque nécessite une intimité qui se traduit matériellement par des distances assez courtes, et la première maquette avait un peu affolé les comédiens parce qu'ils se seraient retrouvés dans une espèce de désert, alors que les cratères tels qu'ils sont là respectent cette intimité ; un spectateur n'est jamais à plus de quinze mètres.

Lucien Attoun : Est-ce qu'on peut dire que la fonction essentielle de ce dispositif est d'être apparemment neutre, c'est-à-dire de tout permettre finalement ?

Guy-Claude François : Oui, dans un sens. D'ailleurs, il y a beaucoup d'architectes, même un spécialiste de l'architecture en pente, et des gens de spectacle qui sont venus voir et ils ont parlé souvent de modernité dans le sens de dramaturgie, d'architecture et de polyvalence, c'est-à-dire qu'ils ont envie d'y faire quelque chose soit comme acteur soit comme spectateur, ils ont envie de s'y plonger.

Lucien Attoun : Tu parlais de ces loupiotes qui courent le long du toit et qui font un peu cirque, un peu fête du 14 juillet. Or, Jean-Noël, pour toi, compte tenu du matériau choisi qui recouvre les pistes, cela va te mettre sur des rails précis pour les éclairages ?

Jean-Noël Cordier : C'est-à-dire que les éclairages sont déjà déterminés par le choix de l'utilisation du masque, on a donc eu à adapter un peu les techniques anciennes, telles que les rampes par exemple, à nos besoins, en les rendant facilement déplaçables pour qu'on puisse les placer là où on en a vraiment besoin.

Lucien Attoun : Mais, pendant le déroulement du spectacle, ces lampes resteront-elles allumées ?

Jean-Noël Cordier : En principe, on s'est donné les possibilités techniques de s'en servir à tout moment et en particulier pendant la représentation. Les combinaisons nous permettront d'éclairer une « piste » plutôt qu'une autre et de jouer également des intensités, etc.

Lucien Attoun : En dehors de ces lampes, il y a des projecteurs ?

Jean-Noël Cordier : Des projecteurs, non. Mais il y a des appareils que l'on place au sol qui sont des espèces de petites lampes déplaçables, portatives, il y a des appareils qui jouent sur les miroirs pour utiliser des teintes et des modulations de lumière.

Lucien Attoun : Est-ce qu'il y a une couleur de l'éclairage général ?

Jean-Noël Cordier : Oui, c'est une teinte très chaude, cuivrée, on joue sur la teinte des miroirs.

Lucien Attoun : Cela risque de créer un climat poétique ?

Guy-Claude François : Ce qu'on cherchait avant tout, c'était effectivement de créer un climat doux, une douceur. Mais il y a aussi un autre type d'éclairage qu'on est en train de réaliser, qui vient par les fenêtres, un peu comme dans 1793, toute une lumière très blanche, très bleue (on utilise trois cents tubes fluorescents pour faire cela), et l'on compte beaucoup justement sur la distinction entre les deux comme paradoxe.

Lucien Attoun : On parlait de la fonction du lieu, de neutralité au sens moderniste ; est-ce qu'il y a une fonction précise qui sera donnée à l'éclairage, je veux dire : est-ce qu'il aura une fonction psychologique, une fonction narrative ou d'ambiance ?

Guy-Claude François : Le sens qui lui est donné est le même que celui du dispositif. Il n'a pas de raison fonctionnelle, dans le sens d'un appareil optique qui a tendance à ponctualiser ou isoler quelqu'un.

Lucien Attoun  : Jean-Noël a dit une chose importante, c'est que dès lors qu'on avait des masques, cela impliquait un certain type d'éclairage.

Guy-Claude François : Certainement.

Lucien Attoun : A cause du matériau ou de l'outil qu'est le masque ?

Jean-Noël Cordier : Certainement à cause de l'outil qu'est le masque, car la difficulté, avec un masque, c'est de voir les yeux du comédien, et cela nécessite un éclairage qui aille chercher les yeux au fond du masque, et pour cela il faut des appareils très proches, presque à l'horizontale, c'est-à-dire que la meilleure distance est celle issue du sol.

On pense utiliser aussi - on l'a déjà réalisé d'ailleurs - une espèce de projecteur de poursuite très maniable, un peu comme une lampe de poche, qui lui aussi a la fonction non seulement de cerner le personnage qui nous intéresse, mais aussi de bien faire vivre le masque, ses blancs, ses ombres.

Lucien Attoun : Ne risquez-vous pas, dans ce dispositif et cet éclairage, d'éclairer aussi les spectateurs ?

Guy-Claude François : Oui, mais c'est volontaire. On peut aussi les isoler. Qui peut le plus peut le moins. Ce qui est volontaire, c'est que le spectateur se retrouve avec l'acteur. La nature identique de la scène, au niveau du matériau du sol, et de la salle, si je puis dire, doit se retrouver aussi du côté des éclairages, ce qui n'empêche pas que nous avons les possibilités techniques de les isoler aussi.

Jean-Noël Cordier : Oui, mais deux choses s'imbriquent. Il y a le fait qu'il y a un éclairage qui peut prendre aussi bien les comédiens que les spectateurs et il y a la nécessité purement visuelle et esthétique d'avoir un éclairage un peu spécialisé sur les comédiens, ce qui est quand même logique.

Lucien Attoun : Sinon on tombe dans le piège de la participation ambiguë ?

Jean-Noël Cordier : Moi, je soulevais simplement un problème technique !

Lucien Attoun : Oui, mais on ne peut tout de même pas séparer la technique de ce que l'on veut dire, non ?

Guy-Claude François : Non, mais la démarche technique, là, c'est de faire le maximum pour pouvoir effectivement obtenir au moins ce qui peut être demandé...

Lucien Attoun : Cela ne va pas donner un côté un peu fête ?

Guy-Claude François : Ce qu'il faut garder, c'est le côté doux, paisible. Il faut que l'on soit dans un endroit où l'on a envie d'écouter et de voir quelque chose. J'ajoute que le jeu des acteurs qui va dans le sens d'une sorte de sublimation de l'acteur, dans le sens où ils créent leur volume, leur espace, fait qu'il n'y a pas toute cette partie décorative à faire.

Lucien Attoun  : Les acteurs ont dit que l'acteur était un acteur-décorateur.

Guy-Claude François  : C'est ça, il crée son environnement, il crée à la limite le décor qui aurait été fait s'il n'avait pas utilisé ce jeu-là : il arrive dans son H.L.M., etc.

Lucien Attoun : Donc, le rôle du dispositif comme celui des éclairages est de créer un espace dans lequel l'acteur-décorateur va créer le décor du spectacle.

Guy-Claude François : Oui, c'est ça, tu as compris.


ATTOUN Lucien
"Créer un espace", in L'Age d'or, première ébauche (texte programme), Théâtre Ouvert Stock, 1975, pp. 79-86