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Au Théâtre du Soleil, les acteurs écrivent avec leur corps

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Iphigénie

Ce qui avait été ébauché dans les Shakespeare se développe. Aux hommes-dieux de Richard II, jambes arquées, mains sur les cuisses, répondent dans Iphigénie (Euripide) les hautes statures de souverains divins inspirés du Kathakali. Les entrées et sorties se font rapidement comme sur l'antique ekkyklèma.

Le chœur ne chante pas, il danse, mené par une femme coryphée, la danseuse Catherine Schaub, et selon plusieurs sources d'inspiration : Kathakali, Bharata Natyam ou folklore du Caucase sous la direction de Nadejda Loujine.

Une irrésistible envie de bondir (jambes repliées vers l'arrière) s'est emparée des danseurs improvisés qui, comme les musiciens, accompagnent, épousent les réactions des protagonistes. Joyeux, violents, angoissés, ils se lamentent, ou se révoltent en serrant les poings. Ils réagissent avec leur corps aux coups du sort et de cette réaction surgissent des mouvements de groupe plutôt qu'une danse réglée.

En chaussures plates, ils frappent le sol avec vigueur, cherchant à retrouver, par le rythme, des évolutions archaïques. Les mains, les poignets de la coryphée, très souples, apportent à la prestation une féminité orientale. Sous les vêtements rutilants, des tournures ou boudins étoffent les hanches, retroussent les vêtements à l'arrière. A l'avant, les longues jupes fendues laissent voir les jambes en pantalons.

A ces jupes issues du Kathakali correspondent des mini-coiffes, réduction des hautes coiffes hindoues, et des pompons rouges. Les maquillages des choristes, de même que ceux des protagonistes, s'inspirent, en moins coloré, de ceux des héros du Mahabharata ou du Ramayana. Mais certains gestes, des frétillements du sternum et des épaules par exemple, viennent du folklore caucasien. On en repérait déjà quelques-uns dans L'Indiade. L'Arménien Simon Abkarian les a suggérés.

Très lestes, les choristes sautent souvent par-dessus les murets du dispositif pour écouter, assister à l'épisode suivant. Ils demeurent toujours visibles même si, parfois, on n'aperçoit plus que leurs têtes.


Les vieillards, les messagers, sont des gens du peuple. Ils témoignent de leur condition d'esclave (leur état de base) pour mener leur récit ou exprimer leur étonnement. De temps en temps, ce sont eux qui accusent dans leur corps les souffrances des protagonistes.

Le Messager (Georges Bigot) entame à la fin de son discours une petite danse sur place et ébauche un jeu oculaire à la façon du Kathakali. Il n'y a pas de cothurnes sous les pieds des acteurs, mais A. Mnouchkine a choisi des interprètes de haute stature, en particulier S. Abkarian, au buste impeccablement droit. Il interprète à la fois Agamemnon et Achille. Empanaché de noir, crinière, barbe et robe, il joue, comme tous, face au public. Assis, il a les jambes largement écartées. Lui seul a droit à un petit tabouret noir, qu'apporte une sorte de korumbo. Les autres s'accroupissent au sol, en tailleur, ou sur le rebord de l'avant-scène. Symbole de royauté, de divinité, de puissance, Agamemnon conserve sa rectitude tant que sa volonté le soutient.

Lorsqu'il est accablé, il penche le buste vers le sol mais se reprend vite. A la façon des acteurs de Kathakali, il marche à reculons lorsqu'il sort par le fond. C'est une immense poupée royale, plus qu'un être humain. Dans les moments les plus dramatiques, on voit sa main trembler d'une énergie contenue, de même que tremblent les héros ou les démons de Kathakali lorsque les sentiments arrivent à leur comble.

A côté de cette figure majestueuse du Père grandi encore par sa souveraineté, Iphigénie apparaît minuscule. La taille d'une enfant de quatorze ans. Vêtue de blanc, avec un petit pantalon serré à l'indienne. Une fillette à peine adolescente. De grands yeux lui mangent la figure et posent sur le monde un regard étonné et candide. Joyeuse, timide, près des jupes de sa mère ou dans les bras de son père, elle court, elle danse, jusqu'au moment où on l'instruit du sort qui l'attend.

Après un temps de désespoir, elle se dressera comme une petite Antigone.

Clytemnestre a deux visages : mère heureuse, épouse confiante, et femme désespérée quand on sacrifie son enfant malgré tous les efforts qu'elle a déployés pour la sauver. La comédienne, vêtue de noir, évoque des images d'Irène Papas aux prises avec un destin fatal. Elle se débat, puis gît au sol où elle demeure, incapable de sortir de son accablement.

Le spectacle est joué face au public, dans un espace tout entier consacré au jeu. D'où l'importance des postures. Les personnages sont entièrement exposés, vus par les spectateurs à l'avant, par les choristes à l'arrière et sur les côtés. Ils sont « vus » également par les Dieux qui décident de leur destin. Ils n'ont aucun recours pour dissimuler, pour échapper, sauf, parfois, cette fuite en un autre lieu par le plan incliné.

Etrangement, cette démarche - nous restituer le tragique antique par le détour d'une forme inspirée du Kathakali -, rejoint par l'envers celle d'une troupe de Kathakali qui mit récemment à son répertoire une adaptation du Roi Lear de Shakespeare [1] : avec une distribution réduite aux protagonistes, leurs acteurs accoutumés à interpréter les demi-dieux et les héros d'un théâtre sacré (le Mahabharata, le Ramayana), avec leurs jupes larges et leurs coiffes d'un mètre de haut, leurs tambours et leur gestuelle caractéristique, nous ont en quelque sorte préparés à ces échanges interculturels.

Odette ASLAN
Extrait de " Au Théâtre du Soleil, les acteurs écrivent avec leurs corps ", in Le Corps en Jeu, CNRS Editions, coll. Arts du spectacle/Spectacles, histoire, société, Paris, (1993) 1996, pp. 294-295



  1. [1] Kathakali King Lear, adaptation David Mc Ruvie, mise en scène A. Leday et D. Mc Ruvie