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Ariane Mnouchkine fait renaître les Belles-Sœurs au Brésil | Jean-Gabriel Carasso et Carlos Fragateiro

Photo Colletivo Clap

 

 

Alors qu’à Paris les comédiens du Théâtre du Soleil présentaient Kanata, sous la direction de Robert Lepage, Ariane Mnouchkine menait au Brésil une aventure théâtrale hors du commun.

As Comadres, c'est son titre, mêle à la fois le Québec, la France, le Brésil, le théâtre, la musique, le chant, Michel Tremblay, René Richard Cyr, Bertolt Brecht, Molière et une vingtaine de comédiennes chanteuses (de chanteuses comédiennes). Il s'agit de la version brésilienne de Belles-Sœurs, mise en scène au Québec en 2010 par René Richard Cyr, elle-même adaptation musicale de Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay, œuvre majeure de la dramaturgie québécoise. Réalisant pour la première fois une création en dehors du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine a assuré la supervision artistique de ce spectacle présenté récemment au Festival de Curitiba puis à Rio-de-Janeiro. Événement marquant sous plusieurs aspects. Nous y étions !

Au départ, trois comédiennes brésiliennes proches du Théâtre du Soleil (Fabianna de Melo e Souza, Julia Carrera, Juliana Carneiro da Cunha) cherchaient un spectacle à réaliser dans leur pays en proie aux difficultés économiques, politiques, sociales et culturelles que l'on sait (c'était avant que cela ne devienne pire!) Sensible à leurs préoccupations, Ariane Mnouchkine leur a proposé aussitôt Belles-Sœurs, qu'elle avait vu à Paris dans l'adaptation musicale et la mise en scène de René Richard Cyr : "la pièce est un chef-d'œuvre, la mise en scène parfaite " dit-elle. Un projet à quinze personnages, écrit en "joual" (parlé populaire québécois), impliquant des musiciens, des chanteuses, sans aucun moyen financier, le défit semblait insurmontable. Et pourtant... La volonté, l'engagement, la solidarité, le travail - beaucoup de travail - on permis d'aboutir à ce qui, au delà de l'aventure artistique, constitue en vérité une aventure humaine exceptionnelle.
 
Un chef-d'œuvre
 
La trame du spectacle est d'une simplicité absolue : lors d'une loterie commerciale, Germaine gagne un million de timbres-primes permettant de faire des achats. Il faut les coller sur un catalogue pour obtenir des marchandises diverses afin de remeubler sa maison. Elle invite ses sœurs, belles-sœurs, copines et voisines à venir l'aider. Au fil de cette rencontre, les personnages se dévoilent progressivement, faisant apparaître un archipel de caractères et de servitudes volontaires, de révoltes et de résignations, aspects multiples et complémentaires de la condition féminine telle que Michel Tremblay l'avait observée dans sa famille lors de l'écriture de son texte en 1965. L'affaire se terminera dans la jalousie, le drame et la trahison. Reprise aujourd'hui dans un autre temps, une autre géographie, un contexte culturel brésilien très éloigné de l'Amérique du nord, cette pièce typiquement québécoise "n'a pas pris une ride ; elle a été traduite en 25 langues et jouée dans de nombreux pays, ce qui démontre sa dimension universelle. "Voila pourquoi c'est un chef-d'œuvre" assure Ariane Mnouchkine. Les thèmes de la consommation, du plaisir, de la drogue, de l’avortement, de la violence domestique ou de l’homosexualité sont là-bas comme ici, plus  que jamais d’actualité. Le public ne s'y est pas trompé qui a fait un triomphe au spectacle, porté par le rire et l'émotion, par la réflexion et l'identification aux personnages du quotidien, sensible aussi à la dimension musicale essentielle dans cette version. Une douzaine de chants, individuels et/ou collectifs, viennent ponctuer, préciser, approfondir et contextualiser les situations, à la manière des "songs" du théâtre de Bertolt Brecht. Bien au-delà de simples chansons, ils apportent un éclairage essentiel sur le sens même du propos. Grands moments d'émotions qui contrastent avec la dimension comique quasi Moliéresque de nombreuses scènes. On passe du rire aux larmes, de la voix parlée à la voix chantée, sans que l'on distingue dans ce groupe de vingt actrices quelles sont les chanteuses qui jouent ou les comédiennes qui chantent. Travail remarquable de la voix, individuelle et collective, sur la musique originale de Daniel Bélanger, sous la direction musicale de Vladimir Pinheiro.
 
Un art de la copie
 
L'originalité artistique de ce projet est marquée par deux décisions principales prises par Ariane Mnouchkine. La première : ne pas toucher, sinon de manière très marginale, à la mise en scène de René Richard Cyr. Décor identique, costumes similaires, jeux de scène sans modifications. "La mise en scène était parfaite, pourquoi aurait-il fallu la modifier ?" dit-elle. "Je n'ai fait qu'un travail de transmission, une copie à la manière des peintres qui copiaient les chefs-d'œuvre dans les musées. Ou encore d'un modèlede Brecht, qui considérait qu'une œuvre théâtrale ne se limitait pas au texte mais englobait l'ensemble des éléments de la représentation ". Ariane Mnouchkine ne signe donc pas la mise en scène, elle indique une "supervision artistique" manifestant ainsi une modestie remarquable pour une artiste de cette envergure. Si l'on retrouve parfois ce processus de travail dans la chorégraphie - une création peut être reprise à l’identique par un nouveau chorégraphe - il est extrêmement rare en matière théâtrale. En vérité, nous l'avons observé, c'est la justesse du jeu et des situations, l'équilibre des personnages, les rythmes, les contrastes, la qualité de la lumière et du son, bref la vie même du spectacle, la vie dans le spectacle, dont elle a assumé la charge avec l'énergie et le talent qu'on lui connait. Nous rappelant, s'il le fallait, que la mise en scène ne se résume pas à la mise en place des éléments, aux mouvements et aux images produites mais que c'est bien le sens-même de ces images et de ces mouvements qu'il convient de mettre en lumière, par le jeu et l'émotion des actrices. Ce fut fait ici avec brio, à partir du texte traduit par Julia Carrera ! La copie, comme la traduction, est aussi un art.
 
Des rôles en partage
 
Seconde décision majeure : confier les quinze rôles de la pièce à vingt comédiennes. "Je ne voulais pas m'imposer le supplice de choisir entre plusieurs comédiennes qui étaient chacune parfaite pour le rôle ". D'où la proposition de doubler pratiquement tous les rôles, confiés chacun à deux comédiennes. Cette décision, difficile à accepter pour certaines - le sentiment de propriété du rôle est toujours puissant - s'est avérée une garantie de risque nécessaire, de sensibilité toujours à l'affût pour les comédiennes qui ne savent jamais avec qui elles joueront la prochaine représentation, ni même si elle joueront vraiment. Ce processus impose un véritable partage du rôle, qui est à la fois semblable et singulier selon chaque comédienne. Les répétitions furent sur ce point passionnantes, qui ont permis une authentique transmission du jeu, directement entre les comédiennes, "à la manière du théâtre balinais."
Conséquence de ce choix, le spectacle est accompagné d'un "petit chœur" à la manière du théâtre antique, constitué par les personnages qui ne sont pas dans la représentation du jour. Emmené par un coryphée, le petit chœur commente, soutien, parfois participe aux actions de jeu. Certains personnagespeuvent s'y intégrer quand ils ne sont pas en jeu. Cet originalité signifiante qui ouvre et élargi le propos de la pièce, rappelle évidemment l'esthétique souvent mise en œuvre au Théâtre du Soleil. Ajoutons que la formule du partage des rôles répond aussi opportunément aux difficiles conditions économiques du travail des comédiennes au Brésil, à leur obligation d'accepter les propositions qui leurs sont faites au risque d'empêcher l'exploitation du spectacle dès lors que l'une d'entre elles serait absente. Le spectateur idéal sera donc celui qui assistera à deux représentations successives, permettant de voir toutes les comédiennes au travail et de mesurer les subtiles différences entre elles !
 
Un engagement

Mais c'est surtout l'engagement considérable de tou(te)s les participant(e)s qui fait de cette aventure une expérience théâtrale, politique et humaine hors normes. Réunir vingt cinq artistes aujourd'hui dans le contexte brésilien, monter ce spectacle précisément sur la condition des femmes, mêler des actrices de couleur et de générations différentes, assurer une production de haute qualité avec si peu de moyens financiers... est en soi un acte de résistance, artistique et politique, à la condition faite aux minorités, aux femmes, aux artistes, dans ce pays. Sans être jamais un spectacle féministe, didactique ou pédagogique, ni faire référence à la situation politique du moment, As Comadres n'en constitue pas moins un théâtre d'engagement collectif profond. "La réalisation du spectacle lui-même constitue une réponse possible aux enjeux de solitude et de servitude volontaire des femmes, portés par la pièce" dit encore Ariane Mnouchkine.
Ce spectacle au Brésil, aujourd’hui, entre en résonance avec d’autres manifestations artistiques et culturelles, telle la proposition de l'école de samba Mangueira qui a remporté le dernier carnaval de Rio de Janeiro, grâce à un défilé contestataire qui a rendu hommage à l'élue noire Marielle Franco, assassinée il y a un an et a affiché sur un char allégorique une bannière dénonçant la "dictature assassine" louée par le président d'extrême droite Jair Bolsonaro. Le Brésil est blessé, mais les espaces de résistance et de solidarité existent. As Comadresen est un.
Espérons qu'une tournée européenne se réalise, au Portugal et peut-être en France, pour mesurer la force de ce spectacle. As Comadres mériterait évidemment d'être présenté un jour à Paris, au Théâtre du Soleil. La boucle ainsi serait bouclée !
 
 


Jean-Gabriel Carasso
avec Carlos Fragateiro
 
(Mai 2019)