Photo de répétition : Charles-Henri Bradier
Été 2001, Ariane Mnouchkine visite le centre de Sangatte, enregistre les témoignages des réfugiés, leurs histoires intimes, leurs tragédies familiales. En tournée australienne avec le spectacle Tambours sur la digue, elle visite quelques mois plus tard un camp de Sydney, puis part pour l’Indonésie, puis pour la Nouvelle Zélande, consignant les récits de réfugiés afghans, iraniens, irakiens ou kurdes. Elle confie la centaine d’heures d’enregistrements à l’écrivain et complice Hélène Cixous, et constitue peu à peu le matériau initial du Dernier Caravansérail (Odyssées).
« Ceux qui ne sont pas rentrés au pays, ni vivants ni morts, errent longtemps par toute la terre » écrit la dramaturge. « Et nous, assis dans nos pays relativement modérés, qui sommes-nous ? leurs semblables ? leurs témoins ? leurs ennemis ? leurs amis ? D’anciens voyageurs qui ont oublié ? Ou des gens que le voyage attend au tournant ? »
À la tête du Théâtre du Soleil depuis bientôt quatre décennies, Ariane Mnouchkine réunit aujourd’hui trente deux comédiens dont douze nouveaux venus dans une « création collective ». Au fil d’improvisations, les artisans du Soleil s’emparent des figures des clandestins et des migrants. Ils empoignent la barbarie pour en faire l’objet d’étude d’un théâtre ardent.
Le Dernier Caravansérail déploie la fresque colossale des exils que produisent les temps de guerre. Après La Ville parjure ou le Réveil des Érinyes, Et soudain des nuits d’éveil, ou encore Tambours sur la digue, Ariane Mnouchkine et les siens reprennent les armes de la poésie pour interroger les responsabilités d’un monde qui agonise entre ses marges en ignorant ses marginalisés. « Le théâtre, comme l’art, dit Ariane Mnouchkine, fait partie de ces endroits qui peuvent rendre le monde meilleur, comme une orangeraie rend le monde meilleur. Vous rappelez-vous ce qu’on fait les Afghans quand la première ville a été libérée ? Ils ont aussitôt diffusé de la musique et des chansons à la radio. On tirait dans tous les coins, les hommes commençaient à se raser, on espérait la liberté pour les femmes aussi, il fallait qu’il y ait des chansons à la radio … Ce sont ces petites histoires qui constituent Le Dernier caravansérail … »
Comment avez-vous constitué le matériau initial du Dernier caravansérail (Odyssées) ?
Ariane Mnouchkine : Je me suis rendue au centre de Sangatte en été 2001, quelques mois avant le 11 septembre. J’avais lu un certain nombre de choses, et je voulais me rendre compte par moi-même de ce qu’était cet endroit, et rencontrer les gens qui se trouvaient là. J’ai fait la connaissance d’un poète et comédien kurde, Sarkaw Gorany, qui avait obtenu l’asile et qui venait de quitter Sangatte. Il habitait Calais et fut mon interprète quand je visitai le centre pour la première fois. Il a depuis rejoint le Théâtre du Soleil, où il est maintenant comédien. Je n’avais aucune idée préconçue, mais après quelques heures passées à Sangatte, cet endroit fut pour moi comme la métaphore du monde. Ce lieu m’apparaissait comme le refuge de toute l’humanité. Il y avait là une immense bonté, une très grande dignité, et aussi beaucoup de méchanceté. Le diable était présent également. J’ai ensuite commencé à recueillir des récits des réfugiés avec l’aide de Shaghayegh Beheshti, une comédienne du Soleil d’origine iranienne. Elle réussissait à me traduire non seulement la langue persane, si riche et poétique, mais aussi l’émotion dans laquelle se trouvaient les réfugiés tandis qu’ils me parlaient. Ils m’ont raconté leurs vies, leurs trajectoires, les raisons de leurs départs, leurs routes, leurs jardins abandonnés. J’ai enregistré leurs histoires. La matière même du théâtre.
Fin 2001, la tournée de Tambours sur la digue vous conduit jusqu’en Australie où vous visitez un autre camp…
Le 11 septembre avait rendu le sujet plus douloureux encore. Les représailles des Américains étaient assez attendues et même espérées par beaucoup d’Afghans qui se demandaient s’ils allaient pouvoir rentrer chez eux. Certains avaient très peur. Je connaissais l’histoire de ce bateau norvégien, le Tampa, qui avait recueilli des naufragés afghans près des côtes australiennes, et que les autorités avaient bloqué au large pendant près d’un mois, avant d’envoyer tous ces réfugiés à Nauru, une île pas plus grande que la Cartoucherie, à 3500 km de toute terre. Île où ils se trouvent encore, enfermés, deux ans après. Cette histoire m’avait beaucoup frappée. Je voulais en savoir davantage sur la situation australienne. On m’a laissé visiter le camp de Villawood, un camp « quatre étoiles », pourrait-on dire, comparé aux autres camps de détention australiens, et où je me suis rendue chaque jour. J’y ai rencontré des Irakiens, des Iraniens, des Cambodgiens, des Coréens. Il y a là-bas aussi, le monde entier. Détenus, les réfugiés y restent des années, en attente d’un hypothétique titre de séjour, ou d’un retour forcé dans le pays qu’ils avaient fui. J’apprenais aussi que la marine australienne refoulait en toute illégalité ces nouveaux « boat-people » vers l’Indonésie, qu’elle les débarquait clandestinement sur une de ses innombrables îles, et crevait leurs bateaux aux abords des côtes pour que personne ne puisse en repartir. Je me suis rendue en Indonésie. À Lombock, toujours en Indonésie, j'ai visité un foyer où deux cent quarante Afghans, logés dans un hôtel près de la côte, n’avaient plus qu’à mourir d’angoisse dans l'attente encore qu’une autorité internationale quelconque veuille bien éclaircir leur situation.
C’est en Australie puis en Indonésie, depuis ces rencontres, que vous avez pris la décision d’en rendre compte et de créer Le Dernier caravansérail… Qu’attendiez-vous, dès lors, des entretiens que vous effectuiez avec les réfugiés ?
Je demandais aux réfugiés de me raconter leurs histoires particulières. Je ne voulais pas d’un discours politique, ou social, ni de tout ce que je pouvais apprendre par moi même, par les médias. Je me présentais en leur expliquant que je n’étais pas journaliste. Je leur disais surtout que je ne pouvais, hélas, rien pour eux, que je n’avais aucun pouvoir, mais que je faisais du théâtre, et que nous voulions raconter tout cela. Mais le théâtre reste pour eux une chose très mystérieuse, en Afghanistan, par exemple, le théâtre n’existe pas. Je venais de réaliser le film de Tambours sur la digue, je pouvais donc dire que je faisais aussi du cinéma, ce qu’ils comprenaient mieux. Peu à peu, je parvenais à déclencher des flots de paroles. Ils éprouvaient la nécessité soudaine de tout dire. J’ai recueilli une centaine d’heures d’interviews. Tous me demandaient de raconter ce qui leur était arrivé, à eux, à leur famille. La plupart racontait combien la vie était belle avant, combien c’était bien. Les plus jeunes d’entre eux, ceux qui n’avaient connu que la guerre, étaient partis parce qu’aucun avenir n’existait pour eux.
Je leur demandais de me dire ce qu’un jour ils raconteraient à leurs petits enfants, de qui ils leurs parleraient : « De qui vous souviendrez-vous ? Qui avez-vous rencontré ? Qui vous a fait du bien ? Qui vous a fait du mal ? Qui a influé sur votre destin de voyageur ? Qui aurait pu vous sauver la vie et ne l’a pas fait ? Qui aurait pu ne pas vous sauver mais l’a fait ? » Les récits, alors, étaient d’une grande simplicité. Des grandes et petites choses ont peu à peu constitué une épopée. Le théâtre n’est pas là pour raconter des idées abstraites ou défendre des idéologies. Je n’étais pas en quête d’idéologies. J’étais en quête de vies.
Photo de répétition : Charles-Henri Bradier
Quelles distinctions faisiez-vous entre les différents réfugiés ? les réfugiés politiques ou économiques ? Ou encore ceux que vous appelez « les diables » ?
Cette distinction entre réfugiés politiques et réfugiés économiques ne veut rien dire : si beaucoup partent parce que la situation économique de leur pays le rend invivable, ils fuient surtout et avant tout une terrible dictature ou un fascisme religieux, comme l’islamisme, ce qui, de toute façon, est politique. J’ai rencontré des gens très pieux, qui décrivaient, la rage au coeur, comment ils avaient marié leurs enfants : en fermant les volets, sans musique, en chuchotant par crainte que les Talibans ne viennent fouiller la maison, au cas où il y aurait là une petite radio qui aurait diffusé quelques chansons profanes !… Ils viennent peut-être se réfugier en France ou en Angleterre en imaginant trouver quelque confort. Ont-ils tort ? Qui ne veut pas vivre mieux ? Mais parmi ces individus, à Sangatte comme ailleurs, il y a bien sûr ces diables dont je parlais, qui suivent leurs victimes à la trace et que je ne souhaite pour rien au monde voir en France ! Il y en aura quelques uns dans Le Dernier Caravansérail. Cela dit les vrais monstres ont des papiers et se promènent librement. Souvenez-vous : quand le Vietnam a envahi et libéré le Cambodge, les premiers réfugiés qui débarquèrent en France, sans qu’on leur oppose la moindre difficulté, ce furent des Khmers rouges. J’avais fait alors le même périple, j’étais allée dans des camps où des réfugiés m’expliquaient que certains d’entre eux devaient attendre plusieurs années avant que leur dossier ne soit étudié, tandis que des Khmers Rouges étaient déjà installés à Paris. Les réfugiés doivent pouvoir se libérer de leurs bourreaux. En Angleterre, aujourd’hui, dans certains quartiers, des réfugiés vivent de nouveau sous le joug de leurs bourreaux de là-bas…
Comment, de toute cette matière, faire théâtre ?
Les comédiens doivent écouter, attentivement, et rester perméables. Ils doivent se laisser traverser par les images, les sensations. Il y a ce mot, hélas galvaudé, « compassion ». La compassion n’a rien à voir avec la pitié molle :La compassion c’est partager la passion, donc la souffrance. Mais activement, c’est à dire en combattant le mal qui la cause. Les comédiens doivent pouvoir partager la passion ou la souffrance, pour incarner des émotions, des situations. L’acteur, l’actrice sont des médium. Ils laissent venir quelqu’un d’autre en eux, qu’il s’agisse d’un roi anglais couché sous une pierre de granit, ou d’un réfugié afghan. Le principe est le même. Pour le roi anglais, il y a Shakespeare. Pour le réfugié, c’est nous-mêmes, et les improvisations des comédiens du Soleil. La création est ici véritablement collective. Hélène Cixous apporte son regard sage, savant, encourageant. Le rapport entre les récits des réfugiés et les improvisations des comédiens étaient direct, immédiat. Ce lien ne s’établissait pas par des mots, mais par des images, des actions. Je racontais ce que j’avais entendu, mais je ne voulais pas limiter l’imaginaire des comédiens et leurs propositions. Je voulais préserver leur liberté de création. Après certaines improvisations, je leur ai fait écouter des témoignages qui confirmaient leurs intuitions… Le rôle du metteur en scène est ici de laisser s’exprimer l’acteur créatif. Il ne faut pas confondre « création collective » et « censure collective ». J’ai donné un outil formel aux acteurs, qui relève de l’espace et des déplacements dans l’espace. Pour le reste, tout relève de leurs propositions et de leur créativité. Même le décor est réalisé par les comédiens, qui répètent avec des perceuses à la main ! Les spectateurs assisteront aux Odyssées, aux épopées des réfugiés, tout en assistant à un spectacle toujours en train de se faire. Mais aujourd’hui, je ne sais encore rien du Dernier caravansérail… Je ne veux rien savoir encore …D’autant que le doute fait partie de ma méthode… je crois.
Est-ce que le théâtre peut encore quoique ce soit pour le monde ?
Le théâtre appartient au monde. Quand le théâtre ne se coupe pas du monde, quand il assume ce simple fait qu’il est dans le monde, il peut le rendre meilleur. Le théâtre, comme l’art en général, fait partie de ces endroits qui peuvent rendre le monde meilleur, comme une orangeraie rend le monde meilleur. C’est une petite lumière. Quelques personnes sortiront du théâtre, un soir, un peu plus fortes, avec les yeux un peu plus ouverts. Vous rappelez-vous ce qu’on fait les Afghans quand la première ville a été libérée ? Ils ont aussitôt diffusé de la musique et des chansons à la radio. On tirait dans tous les coins, les hommes commençaient à se raser, on espérait la liberté pour les femmes aussi, il fallait qu’il y ait des chansons à la radio … Ce sont ces petites histoires qui constituent Le Dernier caravansérail…
Entretien réalisé pour le dossier de presse du spectacle
Photo de répétition : Charles-Henri Bradier