fr | en | sp | de

Adam et Ève du crime

par Hélène Cixous

Je les ai découverts cette année 2014 au Théâtre du Soleil et ce fut une surprise : ils s’aimaient absolument et en peu de temps ils ont sombré dans le sang, et pour rien.

C’est l’histoire d’un couple jeune encore, qui a tout pour être heureux. Lui, il a l’air d’un archange terrasseur de traîtres. Une carrière glorieuse, une splendide situation sociale, une réputation en or, et la chance de jouir de ces attributs au sein d’un merveilleux amour. Au matin le destin les accueillait avec le sourire. Et voilà que d’un instant à l’autre, au sortir de leur élégant palais, ils s’engouffrent dans l’escalier noir, comme s’ils avaient perdu le sens de l’orientation. Avec effroi, je les suis, avec incrédulité, et avec sympathie, une sympathie qui bientôt s’épouvante, rougit, se convulse, mais ne se dément pas. Ces deux-là me fascinent, m’affligent. Ils s’enfoncent dans le mauvais chemin comme des envoûtés. Et moi aussi je suis comme envoûtée par cette course vers la mort. Il y a du démon dans l’air, nul ne peut le nier. Il a suffi d’ouvrir la mauvaise porte et en quelques pas on s’est retrouvé du Mauvais Côté. Par suite on avance, on avance, irrésistiblement, vers « Ça ». On ne peut pas faire autrement : on a perdu le retour en arrière. C’est ça, l’horreur du Ça. Une fois que la décision vous prend, tout s’enchaîne, tout est enchaîné.

Comment Ça se fait ? me dis-je. Il s’agit donc de Ça. Ça, le maudit. Ça maudit. Ça, s’appelle It en anglais. It est maintenant partout où passent Adam et Ève Macbeth. Dans leur chambre, dans le bureau, chez eux, dans les jardins, sur la route, à table, dans le lit. Ça les appelle, les précède, les possède. Ça insiste, ça nous attend. Ça cherche à nous conquérir. À nous convertir en sang contraire.

Nous voilà embobinés. Hypnotisés. Nous osons rêver d’un assassinat magique. Il n’y aurait qu’un pas à faire, un seul pas long d’une minute, derrière les rideaux, profond comme une nasse dans laquelle un pécheur halluciné ramasserait d’un coup, son crime, son cadavre, ses conséquences, la chose serait faite et passée simultanément. Tout irait à une allure folle comme dans un rêve. On se réveillerait.
On tuait bien comme ça quand on avait quatre ans. J’ai bien tué. Et vous ? Si on pouvait tuer comme ça, en rêve, ne le ferions-nous pas, ne l’aurions-nous pas fait, une nuit ou l’autre ? Les acteurs n’ont qu’à imiter ces somnambules. Les yeux ouverts, se laisser guider par la vision d’un couteau. Mais quel âge a le rêveur Macbeth maintenant ? Non, il est trop tard. De tels rêves appartiennent à la petite enfance. Il est trop tard. À quarante ans le coup de la nasse est risqué.

Nous ne sommes pas un assassin professionnel, pas un Iago, pas un Richard III, pas un S, pas un X. L’idée ne nous était pas venue avant ce beau jour divisé, jour de victoire, jour où l’ambition qui dormait est soudain réveillée, jour d’exaltation et d’ébranlement. Avant cette bataille où nous avons puni les traîtres et fait justice, rien n’avait bougé dans notre tête, ni dans notre cœur.

Si nous n’avions pas rencontré des pensées étrangères, si des fantasmes ne nous avaient pas traversés d’un pied maléfique, comme si nous étions une lande parée de bruyère, aurions-nous senti l’horrible idée se lever ? Qui pousse les Macbeth au faux pas, comme s’ils étaient des personnages égarés par Dostoïevski ? Il ne faut pas, et parce qu’il ne faut pas on le fait, on ne peut pas s’en empêcher ?

Arrêtez ! Je veux crier : Que faites-vous ? Où allez-vous ? Mais le mot arrêtez ! reste coincé dans ma gorge. Je me laisse mener par ce fou de Macbeth, avec le mot Amen coincé dans sa gorge, comme il se laisse mener par son Ève, comme elle se laisse mener par une idée étincelante, aveuglante, petite chose — grande conséquence. Regardez : Ils courent à la mort — attirés par un petit rond d’or. Se laissent séduire, tenter, tituber, étourdir, attirer, prendre le pire pour le bien, prendre la mort pour clé de la vie. Hélas ! Quelle erreur !

C’est son premier crime. Elle croit qu’elle pourra le classer comme un événement précis, daté, comparable à une bataille, avec un commencement, une fin, un traité, elle croit qu’ensuite il sera renvoyé dans l’armoire de mémoire, transformé en reportage télévisé, éphémère. Elle croit pouvoir le traiter comme un domestique, engagé, puis renvoyé. Mais Ça n’est pas ça. Elle pense que l’on peut gouverner les pensées, les dresser, les bâillonner, séparer les causes des conséquences, régner sur l’âme comme sur les doigts d’une main, mettre l’angoisse en sachet. Elle croit que le présent passe au passé et qu’il ne connaît pas le futur.
Comme elle est jeune et péremptoire : « Les choses sans remède doivent partir sans regards » dit-elle. Une vraie maîtresse de maison.

Mais ne sommes-nous pas nous aussi menacés de tentation ? Nous jouons avec le feu. Nous jouons avec le sang. Nous jouons avec l’idée de nous débarrasser d’Albertine, nous jouons longtemps, des dizaines de pages, des centaines, nous jouons avec l’idée que nous ne l’aimons plus, nous jouons, au risque de perdre l’amour, la paix, le sommeil, la vie, la raison. Et tout d’un coup Albertine est partie. Tout est perdu.

Les comédiens jouent avec l’idée du crime. Ils s’approchent de la flamme, au risque de perdre la vue, ils suent, ils tremblent. Ils jouent avec l’idée de souffrir. À force de jouer, ils souffrent. C’est qu’ils sont jeunes encore dans le jeu du crime. Ils croient qu’ils peuvent donner des ordres à leurs pensées, à leurs corps. Ils titubent, ils sont entraînés vers le fond. Maintenant ils découvrent un à un les secrets de la cruauté, l’un après l’autre. Ils peinent, ils s’exclament : « comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! » Ce sont exactement les mots de Marcel lorsqu’il vient de recevoir le coup mortel — qu’il a lui même porté — lorsqu’il apprend qu’il a tué Albertine, qu’il s’est tué sur Albertine, qu’il s’est précipité dans l’abîme Albertine, comme il le souhaitait, comme il le craignait.

On croyait, comme l’acte se passait en un éclair entre deux livres, entre la fin de l’acte un et la scène 1 de l’acte deux, on croyait qu’une fois la chose faite, en deux syllabes, en deux pas, Ça y était. C’était fait. I have done the deed. On croyait qu’on avait sauté d’un bond de l’autre côté du temps. I go. And it is done. « J’y vais. Et c’est fait. » C’est comme si on n’avait rien fait, croyait-on : on y va, on revient. Entre les deux, It s’est fait. Croyait-on. Mais Ça n’est pas ça.

Les comédiens sont au supplice du meurtre. Ils se meurtrissent sur ses mystères.
C’est long, le meurtre, c’est long. Ça ne finit pas. Ça ne commence pas. Quand le sang a-t-il pris comme du feu empoisonné ? Avant le meurtre, il y a eu suggestion de meurtre, idée, spectre, fantasme, crainte, illusion, hésitation, soif, hypothèse, tentation de meurtre, longtemps avant le meurtre. Harassés les comédiens subissent, goûtent, l’innombrable palette des angoisses de leur vie, notre vie, les vertiges dans nos artères, les écroulements du monde dans le corps. Avant le meurtre, la répétition du meurtre.

Ah ! On voulait jouer à Macbeth ! Et c’est l’agonie.
Et c’est la cruelle surprise : c’est très long d’aller tuer. Selon le jeune Raskolnikov, il y a sept cent trente pas entre son point de départ et la scène de l’assassinat. Il les a comptés en répétition. Selon Shakespeare, il y a sept cent trente vers entre le premier souffle mauvais et l’exécution.

C’est long et c’est haché, roué, transi, haleté. Les comédiens rampent. Grimpent. Prennent le galop. Ralentissent. Tournent bride. Adam et Ève se désaccordent, tombent, se relèvent. Tout le corps est contracté, saisi de crampes, disloqué.
L’idée-crime passe dans les jambes, dans le sexe, dans les mains, comme une série de chocs électriques.
Il me semble que je n’ai encore jamais vécu ce supplice. Pense l’acteur. Étrange expérience : Je souffre les souffrances de l’assassin.
L’âme mise à la torture à répétition. Le corps se tord. Le démon du crime mord l’acteur à la gorge.
C’est ça la passion selon les Macbeth. Nous ne savions pas l’horreur qui nous attendait et que nous finirions comme des ours ligotés au poteau livrés à la cruauté.

Ce souffrir est d’autant plus aigu qu’il nous est infligé dans les lieux familiers. Les voici devenus témoins des épouvantes. Tous ces paysages du temps d’avant le mal, ce charmant restaurant au bord de la Tamise, cette roseraie, et même ces écrans de télévision, qui se souviennent du temps heureusement ordinaire, ils ont pitié ! On dirait la chambre aux fauteuils affectueux de Jean Santeuil. Effet affreux : la douleur devient encore plus cruelle à se déchaîner dans le cadre familier d’un ameublement que la peste ne contamine pas.
Oh ! comme ma sympathie pour Ève Macbeth augmente à la vue de l’énorme chaudron dans lequel elle s’efforce en vain de se laver les mains ! Pourtant ce chaudron géant contiendrait bien dix fois tout le sang du vieux. Mais c’est sans compter avec le fleuve de sang, que dis-je l’océan, qui monte et va recouvrir inexorablement ces deux naufragés de l’aveugle ambition.
Le sang est It. Il ne fallait pas l’offenser. Le dérégler. Une fois le sang détourné de son juste cours, rien ne peut plus arrêter sa soif. It will have blood. Ça veut du sang. Le sang se retourne sur ceux qui l’ont répandu et pousse des cris de vampire.

On croyait qu’on allait faire le crime et voilà que le crime nous envahit, on ne peut plus s’en défaire. Les acteurs sont atteints, mordus.
Je me demande s’ils guériront, quand ?

Passion de Macbeth : voilà un homme en qui le meurtre est entré comme la peste. Le malade du mal, le délirant, n’aura pas connu un instant de bonheur. le sang le mord. Il est devenu un être d’une espèce altérée : the man of blood. L’homme de Blood. Cet homme de Blood a le crime dans le cerveau. Il souffre de crime. Ses mains lui arrachent ses yeux. Le comédien a l’impression que son uniforme le brûle. Des souffrances étrangères l’assaillent, l’assiègent. Une autorité cruelle et sans nom le tyrannise. It will have blood. Le comédien crie, les mots le mordent, la comédienne râle. Des solitudes montent d’invisibles murailles autour de leurs corps. Ils sont emmurés vivants.

Ainsi l’assassinat suicide l’assassin, l’enfer a pris ses quartiers dans sa demeure, et mourir de douleur et de peur n’en finit pas.

Cet état de supplice interminable c’est Shakespeare qui en aura mené l’exploration initiale.
Qu’est-ce qu’un assassinat sans fin ? Un assassinat qui continue, se répète, dans un da capo atroce, n’arrête pas de se reprendre, de recommencer et se multiplier ? Un meurtre qui a besoin de se reproduire et se propager ? Un interminable tuer qui ne trouve pas sa conclusion ? Une action qui a la forme d’un filet déchiré par où s’écoulent le temps, la vie, la mort, le cadavre, l’oubli ? Un monde qui a perdu l’oubli ?

Shakespeare aura accroché à ce monstre de foire cruelle un écriteau le désignant d’un mot introduit pour l’occasion dans le champ de la littérature anglaise : le mot ASSASSINATION.

Ce qui nous arrive ici va plus loin que l’assassinat, le déborde, jusqu’à l’explosion de l’assassination. C’est notre couple tueur et suicidé qui aura reçu ce baptême de sang. L’Assassination c’est Ça. La procréation du mal.

Je ne peux plus dormir. Je viens de voir les Macbeth arracher les paupières de la nuit et tuer le sommeil. Ils ont forcé la porte de l’Enfer, ils couraient comme des fous vers la couronne et personne pour crier : n’allez pas plus loin dans le business fatal.

J’avais fini par me laisser croire que Macbeth était l’histoire bien connue d’un quasi-parricide suivi d’un châtiment mérité. J’avais oublié cette errance de l’âme déboussolée dans ces campagnes et ces quartiers d’Écosse et d’Angleterre. J’avais oublié la vie secrète, nocturne, agitée, qui halète dans les lieux contaminés, meurtris par les passants porteurs d’arrière-pensées épouvantables. J’avais oublié la traînée lumineuse des conciliabules allumés dans les marges du pays captif par les premiers résistants. J’avais oublié l’émigration précipitée des opposants à la dictature. Il me semble que c’est la première fois que l’assassinat sort nu et en sang de ses bandelettes de papier, c’est la première fois que j’observe à la loupe les germes, la germination d’un carnage colossal. Comme c’est long et comme la dernière minute est foudroyante.
J’en ai la chair de poule. Je me souviens que l’homme de Blood se souvenait du temps où un conte noir de bonne femme lui faisait dresser les cheveux sur la tête, ce temps avec terreur c’était antan, dans un siècle lointain. Maintenant ce n’est pas seulement la pitié qui l’a déserté. Même la terreur l’a abandonné.
J’ai peur de ceux qui ont perdu la peur.
J’ai peur que Ça recommence, tout à l’heure. Le temps de l’Assassination.

Hélène Cixous, 16 mars 2014