L’ASSOCIATION THÉÂTRALE
DES
ETUDIANTS DE PARIS
de
HENRY BAUCHAU
À PROPOS DE …
L’ASSOCIATION THÉÂTRALE DES ÉTUDIANTS DE PARIS
L’A.T.E.P. fut fondée en 1959 par un groupe d’étudiants qui avaient pour but de donner aux jeunes de l’Université la possibilité de contacts positifs et aussi fréquents que possible avec l’ensemble du problème théâtral. C’est pourquoi l’A.T.E.P. prit le parti d’organiser des cours d’art dramatique sous la conduite de moniteurs de l’Education Nationale (Mrs ANTONETTI et AZARIA) et d’un comédien de la troupe de JEAN DASTE, Gérard LORRIN. Pour sa première année d’existence, l’A.T.E.P. reprit un spectacle de F.-G. LORCA, « NOCES DE SANG » dont elle donna six représentations couronnées de succès à l’American Artists and Students Centre.
Elle organisa la conférence donnée par Jean-Paul SARTRE dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne qui ne put contenir tous ceux qui étaient venus à cette occasion.
De plus, elle reçut à Paris El Teatro de Arte de la Universidad de Guatemala (Directeur Jose MANCOS) qui donna son spectacle, POPOL VUH.
Encouragé par l’ampleur presque imprévue du succès de ses différentes activités et de l’audience trouvée de ce fait auprès des étudiants, l’A.T.E.P. dès octobre 1960 prit les décisions suivantes :
- Reprise des cours d’art dramatique du soir qui permirent par leur horaire et la modicité de la cotisation, l’afflux non seulement d’étudiants mais aussi de jeunes que leur travail de la journée n’aurait pas autorisés à s’intéresser au théâtre.
- Création de cours de scénographie sous la direction de Jean-Baptiste MAISTRE
- Création de la pièce de Henry BAUCHAU (prix Max Jacob 1959, pour son recueil de poésies, Géologie) GENGIS KHAN
- Recréation d’un REGNARD (« Le retour imprévu ») et d’un MARIVAUX (« le petit maître corrigé ») qui sera monté au mois de juillet et joué en tournée en Août.
À PROPOS DE …
L’AUTEUR
Né en Belgique en 1913, Henry BAUCHAU passe son enfance dans un grand domaine à la campagne. Il restera profondément marqué par l’atmosphère, les sons les matières de cette époque qu’il évoque dans les poèmes de la « MAISON DU TEMPS ». Il habite ensuite Bruxelles où il fait ses études, puis son Droit. Il collabore en même temps à différentes revues de jeunes, à des mouvements de jeunesse et se passionne pour le sport et la compétition. Il exerce différents métiers et après la guerre vit quelques années à Paris. Il s’établit ensuite à la montagne, à Gstaad en Suisse, où il fonde une école.
A partir de 1950, il commence à composer les poèmes d’inspiration mythique qui forment la première partie de « GEOLOGIE ». C’est là qu’apparaît pour la première fois le thème des Mongols bleus, puis celui de Gengis Khan.
La pièce GENGIS KHAN fut écrite de 1954 à 1955 et partiellement modifiée en 1956. Elle n’a jamais été conçue par Henry BAUCHAU comme une fresque historique, « que peut-on savoir, dit-il, des réactions d’un Mongol du 13ème siècle ? ». C’est plutôt à travers une aventure et un personnage de proportions mythiques, le dévoilement de certains grands conflits actuels ? Le conflit des peuples de la faim et des peuples civilisés (on dit aujourd’hui industrialisés) celui de l’attachement à l’héritage du passé et des destructions nécessaires pour de nouvelles créations.
GENGIS KHAN a paru dans la revue « Perspectives du Théâtre » et a été lu partiellement, en juillet 1960, au « Banc d’essai du théâtre » de la R.T.F. Il vient d’être édité par les éditions Mermod, à Lausanne.
En 1958, Henry BAUCHAU publie aux Editions Gallimard dans la Collection Métamorphose que dirige Jean PAULHAN, les poèmes composés depuis huit ans ; il y ajoute une série de quatrains sur les signes du Zodiaque et un long poème, GEOLOGIE, qui donne son titre au recueil. C’est peut-être dans ce poème que s’affirme le mieux le sens de la présence au monde qui le caractérise : « il n’y a rien de nécessaire, sauf être là, à chaque instant, de plus en plus ». Et son goût de la participation.
« J’entre dans le courant, je m’enfonce, je nage
survient que ne comprenant plus, je suis compris ».
À PROPOS DE…
GENGIS KHAN
Le drame déploie devant le spectateur toute la carrière du conquérant mongol, du moment où tout jeune encore et portant le nom de Temoudjin, il découvre sa vocation de puissance, au moment de sa mort. Entre ces deux bornes, trois grands épisodes : la conquête de la Chine, la découverte, centrale, de la solitude puis la conquête de la Perse.
La première partie du drame montre donc d’abord, la décision de conquérir la Chine, ensuite l’établissement du conquérant dans le Palais dévasté du Roi d’Or à Pékin. La puissance de mouvement, de progrès, la force mâle, active déprédatrice de Gengis Khan, plus d’une fois comparée au vent, se heurte ici à la stabilité, à la passivité féconde, patiente, inépuisable de la terre chinoise, des paysans et des sages, comme le rêve bute sur le réel.
Six ans plus tard, au centre du drame, devant la grotte où le futur Gengis Khan découvrait sa vocation triomphale dans le regard effrayé et admiratif d’un jeune homme, il creuse la tombe de ce jeune homme, Timour, qui fut son principal lieutenant, et qui est mort dans ses guerres. Se heurtant cette fois à la mort, à la solitude, avec la même violence qui caractérise tous les mouvements d’une âme grande et sauvage, il sombrerait dans le désespoir si ne s’ouvrait alors une nouvelle phase de sa carrière ; apprenant les outrages commis par le Sultan des Perses sur la personne de ses ambassadeurs, il se réveille et se jette sur la Perse en vrai rapace.
La Perse, ses jardins paisibles, ses sages et une femme, Choulane, voilà pour enseigner au conquérant la joie du monde, nais aussi sa douleur, une autre sorte de limite opposée à la volonté de tout posséder. Car Choulane, après lui avoir donné son amour, se voyant haïe par les Perses asservis, se range de leur côté, rejette ainsi Gengis Khan dans une solitude plus profonde encore. Dix ans après, le chef est au seuil de la mort, toujours puissant, prêt à confier sa succession à son petit fils Koubilai. Un marchand vénitien se trouve auprès de lui, c’est Nicola Polo, oncle du bientôt célèbre Marco Polo, Nicola qui évoque aux yeux du vieillard les merveilles de Venise et de l’Occident. Ainsi le dernier songe du Barbare sera-t-il pour l’Ouest, mais son petit-fils ne l’écoute pas, prouvant par son refus de conquérir l’Occident « qu’il ne sera pas un fils mais un chef », Koubilai a reçu de Gengis Khan sa succession mais aussi le désir de réaliser les rêves des Mongols.
Le sien est de soumettre l’esprit de la Chine à celui de la Mongolie. « Les hommes Blancs s’en iront seuls à la conquête du Nouveau Monde.
Gengis Khan, lui, recueille le suc de sa vie en quelques mots :
« que peut-on faire avec l’amour ? Les oeuvres que nous dictent nos rêves, comme j’ai tracé sur la peau sensible et dans l’esprit du monde ce que l’enfant Temoudjin a rêvé sous la tente.
Nos rêves… ils sont en nous comme une assemblée de rois morts et de visages encore voilés. Mais pourquoi sommes-nous venus, nous les porteurs de rêves, si ce n’est pour montrer comme la réalité est vaste… et comme elle nous suffit ».
En écrivant ce drame, Henry BAUCHAU a lui aussi rejoint à sa manière un rêve d’enfance. Les Mongols Bleus, les sages chinois, les jardiniers Persans, tels qu’ils apparaissent, hiératisés, sous sa plume, beaucoup d’enfants les ont vus ainsi à travers quelques livres. En opposant la violence du monde à la sagesse du sédentaire, l’auteur a traduit le conflit dont il est le siège, comme je l’ai dit en commençant, conflit entre le désir de conquête et le goût de la contemplation, entre le devenir et l’être. C’est pourquoi ce drame échappe au danger qui menace toute œuvre analogue : celui de n’être qu’une belle fresque historique.
Henry BAUCHAU s’est montré particulièrement doué dans l’invention proprement scénique, dans l’équilibre de la composition, les heureuses variations du rythme des scènes, et dans tout ce qui peut toucher le regard ; le dernier tableau en particulier, celui des dernières heures du Khan, est d’une effet intense et pourtant sans outrance. Les personnages secondaires, tous intéressants, ont cette netteté de silhouette qui est indispensable à la scène sens être appauvris.
« Voilà de quoi tenter, où je me trompe fort, un homme de théâtre, à condition qu’il ait du souffle » disait Philippe JACCOTTET dans la Nouvelle Revue de Lausanne.
RENCONTRES AVEC DES PERSONNAGES
par HENRY BAUCHAU
Pendant que j’écrivais GENGIS KHAN quelqu’un me posa cette question : que pouvez-vous savoir des réactions d’un Mongol du XIIIème siècle. Je reconnus que je n’en savais rien.
Ce n’est pas en effet dans les pages d’un livre ou sur la pierre des tombeaux que j’ai rencontré Gengis Khan dans ce lieu commun en chacun de nous où certaines grandes figures pénètrent dans le rêve des hommes dans le patrimoine de nos frayeurs et de nos désirs.
L’homme présent avec sa puissance accrue porte une ombre très forte, cette ombre fait peur. La guerre, les coups de la mort, la bombe atomique m’avaient forcé à en prendre conscience dans le monde extérieur, mais je n’avais pas appris à la reconnaître en moi.
Toute mon attention se portait sur la part éclairée et humanisée de la personnalité. Là l’esprit, régnant avec plus ou moins de bonheur sur le tumulte primitif, se compose un visage de durée et l’aventure du temps se déchiffre dans un jardin. C’était l’univers que j’aimais d’un amour exclusif, celui que j’appellerai ici la Chine intérieure.
Cette Chine spirituelle exclut l’ombre et le barbare, elle prétend ne grandir que par la lumière. Si l’ombre paraît, elle exige plus de lumière et elle la paie par l’angoisse.
Pour peu qu’une crise survienne, la banque d’angoisse saute et la Chine intérieure pour survivre doit payer comptant.
Plus exquise, plus intense a été la lumière, plus profondes les ténèbres qu’il faut affronter.
La Chine stupéfaite entend s’agiter en elle la voix de l’ombre. Cette voix domine le bruit des eaux et celui des cités, elle parle, elle se nomme : « Comme il n’y a q’un Dieu dans le ciel, il n’y a qu’un Maître de la terre et c’est moi Gengis Khan. »
J’étais prêt à secourir mon frère inférieur, à aider la part sous-développée de moi-même et du monde à accéder à la culture et à la civilisation. Et voici qu’au moment où ma pitié s’éveille le Barbare rejette mes dons, conteste ma supériorité et affirme son droit à diriger la terre.
Qu’apporte-t-il à l’appui de cette prétention monstrueuse ? Rien que sa faim et sa volonté de destruction.
Les espoirs du barbare sont insensés. Pourtant je dois reconnaître qu’au point le plus secret de moi-même, Gengis Khan - cette face aveugle, cette immense matière me fascine.
L’intensité de son action, les cris de son sommeil, sa mystérieuse obscurité ne révèlent-ils pas qu’il porte en lui ce feu ardent dont la perte affadit si cruellement notre lumière ?
Je ne puis plus me le cacher, Gengis Khan m’attire.
L’ombre m’attire. Eh bien qu’est-ce que cela prouve sinon que je suis habité par un instinct de mort.
Sainte Beuve n’a-t-il pas parfaitement posé la question : « Lequel a le plus de valeur, Gengis Khan traînant à sa suite toutes les hordes de l’Asie ou Monsieur de Turenne sur le Rhin à la tête de 30.000 hommes ?
La réponse est claire, l’homme de valeur est Monsieur de Turenne.
Hélas, la réalité intime ne se laisse pas manier comme on l’entend. J’ai beau respecter Turenne, admirer l’ordre classique, force m’est de reconnaître qu’ils ne produisent plus rien en moi. Tandis que peur, espoir, colère des hordes de l’Asie y suscitent des images furieuses mais agissantes.
J’ai pourtant une telle habitude d’assimiler l’ombre et l’obscurité au mal, un tel goût de la lumière, que je résiste. Je refuse Gengis Khan, cette figure de l’abîme, je lui refuse la parole. Et je me réfugie dans la Chine intérieure, dans les mines où dort la plus précieuse poussière du monde.
Finalement, Gengis Khan m’arrache la parole. C’est une violence, un déchirement de la partie la plus serrée de l’être, bonheur et malheur mêlés, comment dire, par un jour de novembre sous le signe du Scorpion.
Suis-je vaincu, ou mystérieux vainqueur, je ne sais mais je redoute encore la parole qui ne traverse et je tente de la limiter dans un poème. Je suis écarté d’un mouvement d’épaule, ce n’est plus à moi de choisir : Gengis Khan sait, il sait avec René Char « que la vérité est noble et que l’image qui la révèle c’est la tragédie ».
Il parlera au théâtre.
J’ai beau faire valoir que je ne connais rien au théâtre, que cette tentative serait une plongée dans l’absurde. Qu’importe à Gengis Khan. Avant que j’ai pu l’en empêcher, encore chargé de carcan où je prétendais le retenir, il plonge dans les eaux de l’absurde et il en ressort ruisselant.
Cette fois, pour l’accueillir au sortir de l’abîme, pour l’accepter et pour le suivre, j’ai suscité Timour. Timour est du parti de l’ombre, mais, dans cette ombre, il est la part de lumière. Il est l’ami, le noble, l’homme aux yeux clairs dont le cœur ne se donne qu’une fois mais sans retour. Dans le jeune forcené qui sort des eaux de la révolte, dans le profanateur qui veut briser l’image de Dieu pour avaler toute la peur d’un seul coup, Timour discerne l’homme de demain, l’espoir adulte, celui qui va libérer le peuple de la faim. Il le nomme et Gengis Khan découvre sa véritable dimension dans les yeux de Timour. C’est encore ce regard qui me sert pour accepter Gengis Khan, préférer l’avenir et me résoudre à la destruction de la Chine intérieure.
Au moment même où je renonce au passé et m’abandonne à l’ivresse de l’avenir et de la destruction, Timour – le bras droit de Gengis Khan - lui propose des limites.
Pour Timour, ce n’est pas en son nom mais au nom du peuple et de la loi que Gengis Khan doit devenir le Maître de la terre. Ce n’est plus une individualité si grande soit-elle qui peut encore se manifester dans les actes du Khan, ce sont les aspirations inconnues mais certaines du peuple qui doivent s’y chercher et s’y accomplir.
En proclamant le Iassa, la loi mongole, Gengis Khan renforce sa puissance de toute l’autorité de la règle mais dorénavant il aura, lui aussi, un pouvoir au-dessus du sien.
Pour unir et concentrer tontes leurs forces avant d’affronter la Chine, l’ombre et la faim ont dû se fixer des bornes. Elles ont dû recourir en elles à une part de cette lumière qu’elles vont combattre : la loi.
Les Mongols attaquent le Royaume d’or et le brillant décor du passé s’écroule. La grande Muraille est forcée, Pékin prise d’assaut, le Roi d’Or est fait prisonnier. Gengis Khan triomphant peut, s’il le veut, anéantir la Chine et livrer son peuple au massacre.
Or, à ce moment, le pays spirituel que j’ai abandonné pour me joindre à son vainqueur, la Chine défaite et délaissée par sa lumière, fait preuve d’une résistance inattendue. Ses armées détruites, ses villes prises, les livres de ses sages et de ses poètes servant de litière à la cavalerie mongole, la Chine intérieure résiste.
Elle résiste en existant de toute la force de ses âmes et de ses corps naïvement noués à la terre qu’ils ont façonnée et qui les façonne à son tour dans un inépuisable dialogue.
Cette résistance se trouve une voix, une intelligence, c’est Tchelou t’sai. Tchelou t’sai est du parti de la lumière mais, dans cette lumière, il est l’ombre. Serviteur de la Chine intérieure, Tchelou t’saï participe par son ombre au rêve, à la pulsion barbare. Il lui reconnaît une valeur et comprend qu’on ne peut infléchir son cours qu’en se joignant à elle. Il ne se contentera pas de mourir comme le Roi d’Or, il défendra la Chine et pour cela servira le Mongol.
Mais à l’heure de la victoire, il est trop tôt pour que Tchelou t’sai agisse, il est trop tard pour Timour. A ce tournant décisif, Gengis Khan est seul. Seul Gengis Khan peut se résister à lui-même. Il aime la steppe, il aime son rêve mais il aime plus encore la réalité, telle est sa grandeur. Il regarde, il écoute, il éprouve et la réalité de la Chine intérieure s’impose à lui. Il ressent l’invincible existence de la lumière, il ne brisera pas sa force à tenter de l’anéantir.
L’inespéré s’est produit, la Chine intérieure est sauvée. J’avais renoncé à la lumière et voilà qu’elle m’est rendue. Culture et civilisation semblaient une faiblesse une maladie de la nature et voici qu’ayant consenti à son ombre, la force désarmée de la lumière équilibre la puissance mongole.
L’esprit de la Chine et la pulsion barbare ne sont donc pas incompatibles mais en face de Gengis Khan il faut un ordonnateur de la résistance et de l’équilibre. Ce ne peut être Timour. Je me suis servi de lui pour reconnaître et pour accepter Gengis Khan. Sa tâche remplie, Timour doit mourir. Cette mort est très douloureuse. Elle va déchirer Gengis Khan, mais elle atteint d’abord la Chine intérieure à qui cette mort est nécessaire. Timour meurt et en lui je suis forcé de renoncer à mes anciennes préférences et à mon culte de héros nordique. Avec lui s’éteint l’héritage exclusif de l’Iliade, des Vikings et de la Chanson de Roland. Il faut dorénavant ouvrir son cœur et son esprit à toute la terre.
Par la mort de Timour, la culpabilité atteint le coeur de Gengis Khan. Nous voilà enfin égaux, tous coupables !
Mais à quel prix ! La cause de la civilisation n’est plus entre nos mains, ce n’est pas un jeune Grec à Salamine ou un chevalier chrétien qui défend aujourd’hui la Chine intérieure, c’est un homme formé par une autre tradition, par un autre honneur, c’est un chinois : Tchélou t’sai.
Près du socle d’où l’on a descendu les héros et où il refuse de monter, se tient quelqu’un qui n’est pas seulement un politique, un courtisan ou un guerrier, pas seulement un savant ou un saint, mais un peu de tout cela, combiné dans le déconcertant mélange d’un homme brave sans illusions, ni voiles. Un homme entier qui sait être souvent sage comme un sage et parfois sage comme un fou.
A la mort de Timour, l’aventure de Gengis Khan semble toucher à sa fin, la douleur l’abat, il s’abîme dans le remord et l’ivrognerie. Il suffirait de patienter un peu et la Chine serait libre. Mais voici qu’à ce moment c’est Tchelou t’saï - l’homme de la conscience nouvelle, celle d’après le désastre - qui vient au secours du Mongol. La Chine intérieure que Gengis Khan n’a pas voulu détruire ne veut pas non plus la destruction de son vainqueur. Elle a compris que son adversaire était nécessaire au mystérieux échange de la vie.
Sous l’impulsion de Tchelou t’saï, la colère, la colère de l’espérance pénètre à nouveau Gengis Khan. Sa force se redresse : c’est la conquête de la Perse et la marche vers l’ouest.
À Samarkande, dans un geste d’espoir et de provocation, Gengis Khan pénètre à cheval dans la Mosquée. Veut-il rencontrer les hommes sans peur ? Il n’y a pas de Tchélou t’saï en Perse, les civilisés refusent de reconnaître leur visage, leur refus et leur faute sur la face de celui qui ne peut être que leur semblable ou leur condamnation. Tous disparaissent dans l’ombre sauf Choulane. Choulane c’est l’herbe, l’eau, le pain. Elle aussi s’épouvante du Mongol, mais elle surmonte cette peur et s’avance vers celui que sa solitude désigne comme le Bourreau divin, le fondateur, le roi et peut-être l’époux.
Gengis Khan a retrouvé son âme, l’hémisphère de terre et de soleil qui manquait à sa nuit. Il a terminé sa longue route et quand Choulane lui apprend à dire « oui » il cesse d’être le barbare, l’éternel adolescent assoiffé de conquêtes pour devenir ce qu’il est : un homme.
Appuyé sur sa force, Tchélou t’sai - le ministre de l’arc-en-ciel - va pouvoir rebâtir cent villes, ouvrir cent routes et faire régner la paix mongole de la Caspienne au Pacifique.
En s’élevant, Gengis Khan a élevé avec lui le Iassa. Cette loi est encore celle de l’ombre, ce n’est pas celle de la totalité. Choulane, l’image de l’âme, doit nécessairement affronter la loi, la vaincre et l’humaniser par sa mort.
Toujours vainqueur, Gengis Khan n’a pu empêcher l’excès de sa force de sacrifier Timour et Choulane. Il a donné l’empire au peuple de la faim mais ce n’est pas cet empire des steppes dont rêvait sa jeunesse, c’est un empire réel, multiple et précaire comme la vie.
Vainqueur et vaincu, destructeur et nouveau fondateur de la Chine intérieure, Gengis Khan mesure sa dualité et l’accepte. Il reconnaît la nécessité de la contradiction et s’assume tout entier en la vivant.
Dans ce qui est devenu leur œuvre commune, comment pourrait-il encore reconnaître sa part de celle de son adversaire, de son ami Tchelou t’sai ? A la fin de leur vie, ils pourraient se dire l’un à l’autre : « Je me suis battu avec mon frère Caïn, ce fut un bon combat et voici que nous ne sommes plus qu’un. Je me suis mesuré avec mon frère Abel, je n’ai pas seulement éprouvé sa piété, mais sa force et sa sueur et j’ai senti qu’il ne me méprisait pas ».
Mais qui est Caïn, qui est Abel ? Et que signifient encore ces noms à la fin du combat lorsque se lève le jour de nouvelles générations ?
Gengis Khan n’est plus Satan, l’égorgeur, le péril inconnu. Il n’est plus non plus le héros, le sauveur, le guide du peuple obscur. Il est l’un d’entre nous, pourquoi parlerais-je plus longtemps en son nom.
Il m’échappe, il est un personnage, le voici sur la scène avec ses compagnons, me laissant à ma table, à ma place, celle du traducteur.
Mai 1959
À PROPOS DE…
l’ A.T.E.P. ET GENGIS KHAN
L’ASSOCIATION THEATRALE DES ETUDIANTS DE PARIS ayant eu connaissance de la pièce décida de la représenter. Elle se heurta à de nombreux problèmes de par le caractère que le metteur en scène, Ariane MNOUCHKINE, créatrice et actuelle présidente de l’A.T.E.P. voulait donner à son spectacle.
La distribution - Elle posa tout d’abord un problème de recrutement numérique : la pièce comporte en effet 26 rôles parlés et une foule nombreuse d’acteurs de complément, portant la distribution à 32 comédiens.
Recrutement qualitatif d’autre part : la difficulté des rôles nécessita de nombreuses auditions qui ne durèrent pas moins de trois mois. Ariane MNOUCHKINE arrêta son choix sur des étudiants de Paris et des jeunes gens venant de pays aussi différents que Canada, Martinique, Egypte, Italie, Etats-Unis, Australie, Grande-Bretagne, Belgique, Suède, Espagne.
Le rôle de Gengis Khan, présent tout au long de 7 des 8 tableaux de la pièce, fut confié à Jacques TORRENS. Ce comédien, né en 1923 à Paris, suit les cours de Monsieur Henri Rollan et de l’Ecole du Vieux Colombier. Il interpréta le grand rôle d’Ivan KALIAYIEV (Les Justes) et de nombreux autres spectacles virent son nom à l’affiche : « Vogue la Galère » de Marcel AYME, « Compagnon de la Marjolaine » de Marcel ACHARD, « Ouragan sur le Caine » d’Herman WOUK dans l’adaptation de José-André LACOUR. Il effectua une grande tournée dans tout le Moyen-Orient avec la Comédie Française qui présentait « Andromaque », « Phèdre », « La Parisienne » et « Le Secret » d’Henri BERNSTEIN. Il faisait partie de la troupe de Jacques FABRI lorsque cette dernière remporta le Concours des Jeunes Compagnies en 1953 avec « Vertu en Danger ». Nous avons eu maintes fois l’occasion d’apprécier cet excellent comédien au cinéma, à la radio, à la télévision.
Les costumes - La création de 65 costumes nécessita l’installation à la Maison des Lettres d’un atelier dirigé par Françoise TOURNAFOND, assistée de Dominique GENTY, Georges ERNOULT, et de nombreux membres féminins de l’A.T.E.P.
Le dispositif, les éléments scéniques et tous les problèmes techniques posés par un spectacle de plein-air furent confiés à Jean-Baptiste MAISTRE, assisté de Dominique GENTY.
La musique de scène est créée par LASRY et BASCHET.