Sur le plan du théâtre comme sur le plan du thème traité 1789, la Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur constitue un événement. Evénement aussi le phénomène du public qui s’est créé autour de ce spectacle depuis son implantation à la Cartoucherie de Vincennes.
Richard Demarcy. –Après Les Clowns, sa première création collective, le Théâtre du Soleil a choisi un thème fondamental puisqu’il s’agit de l’Histoire, et d’une phase de l’histoire pour nous déterminante. Il est intéressant d’explorer, à travers le cheminement de la troupe et le traitement scénique, l’image de 1789 qui ressort du spectacle ; et puis ce traitement scénique proprement dit, que ce soit la structure éclatée, permettant les actions simultanées, le « refus » de la scène unique, et l’utilisation de plusieurs plateaux et les effets que cela peut produire pour les spectateurs.
Une question qui nous concerne tous : quelle est l’image de la Révolution qui ressort de 1789 ?
Ariane Mnouchkine. –Il y a l’image que nous avons découverte en travaillant à la réalisation du spectacle, et il y a l’image qui ressort de notre réalisation. C’est de celle-là que j’aimerais que vous me parliez, vous.
Antoine Casanova. –Je tiens à souligner à mon tour combien il est important que le Théâtre du Soleil ait pris 1789 comme sujet et songe à traiter 1793. C’est là un événement théâtral par la forme que vous avez trouvée, un événement populaire par le sujet et le retentissement du spectacle ; un événement politique et idéologique aussi, car l’interprétation de la Révolution de 1789 est encore au centre de débats passionnés.
Il faut qu’on évite, d’un côté, de tenir quitte une œuvre théâtrale, parce qu’elle est théâtrale, de toute confrontation avec les données historiques, et de l’autre, de tomber dans la cuistrerie : une pièce de théâtre n’est pas un travail historique.
La manière dont j’ai vu 1789 ? Dans l’ensemble, il m’est apparu qu’il y avait un souci de montrer les origines de l’événement 1789 par l’étude des contradictions sociales de la société de l’Ancien Régime, donc de mettre le peuple à la fois comme source et comme acteur, au sens historique du mot ; deuxièmement, de montrer les contradictions et les limites de la position de la grande bourgeoisie ; et troisièmement de les souligner en anticipant sur le cours des événements, par exemple en dépassant largement le cadre chronologique de l’année 1789 et en allant jusqu’à la fusillade du Champ-de-Mars, c’est-à-dire jusqu’à la Terreur tricolore, pour reprendre l’expression de Georges Lefebvre.
Le point où l’historien serait le plus critique, c’est dans la représentation historique – et aussi scénographique, car il y a là une dimension supplémentaire – du rôle de la bourgeoisie. On voit assez bien dans la pièce, les limites, les contradictions internes de son action ; mais ce qu’on aperçoit moins et qu’on voit même très peu, c’est son rôle révolutionnaire, son rôle de guide de cette révolution. Cela bien sûr, avec les objectifs qui sont les siens.
Il y a quelques épisodes dans la pièce où ce que j’appellerai ce type de faiblesse dans l’analyse historique retentit également dans le spectacle. La présentation des cahiers de doléances, par exemple : ce qui en est dit est à la fois vrai, et à la fois profondément déformé ; de même pour le rôle des États généraux, ou de personnages comme Barnave ou Mirabeau. Vous faites de Mirabeau un paltoquet, un histrion ! Il l’était en partie, mais on ne peut le réduire à cela ; ce n’est pas l’homme qui est en cause, c’est le processus de la Révolution en 1789 avec son double aspect contradictoire. Cette révolution est profondément bourgeoise, et d’ailleurs, historiquement, il ne pouvait pas en être autrement ; les forces populaires elles-mêmes sont des forces qui n’ont rien à voir avec la classe ouvrière contemporaine, ou au moins fort peu. En estompant le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie, vous commettez un certain anachronisme, au sens historique, au sens fort du mot.
Un peu comme un livre d’images
Jacques Poulet. –Il est certain que ces considérations d’ordre historique ne relèvent pas seulement de l’historien ; le critique aussi doit les prendre en compte. Mais on a parlé d’image : quelle est l’image que l’on peut retenir de ce spectacle ? Je crois que cette question est au cœur de la discussion ; le spectacle n’est en aucun cas un exposé, un récit des événements de la Révolution française en leur suite chronologique, historique, précise. Il est un peu comme un livre d’images sur la Révolution ; non pas un livre d’historien, mais le recueil d’un certain nombre d’images choisies par les membres de la troupe pour traduire l’image qu’ils ont de la Révolution de 1789, pour en donner une image d’ensemble.
Et à cet égard, qu’est-ce qui est important pour le spectateur d’aujourd’hui ? Montrer le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie à cette époque – bien sûr, c’est la vérité –, ou bien montrer que, finalement, l’impulsion révolutionnaire est dans les masses, que c’est dans les masses que reste posée la question de la révolution sociale ? Actuellement, tout le monde parle de révolution, des « révolutionnaires » surgissent de partout. Chaban-Delmas lui-même… Je lis 1789 comme une thérapeutique contre ces détournements et comme un exposé de la nécessité de la révolution pour aujourd’hui. Malgré les réserves qu’on pourrait apporter sur le plan strictement historique, je crois que le spectacle fonctionne au niveau de cette image et de cette idée.
Richard Demarcy. – Il y a là, un problème très sérieux : celui de la fidélité à l’histoire, fidélité qui est un impératif pour le chercheur. Il y a aussi ce problème, aujourd’hui dans notre société, que la bourgeoisie, au pouvoir depuis longtemps, a donné une image puissante, très puissante – et très dénaturée – de la Révolution. Une image très particulière qui tendrait à faire croire (j’ai l’impression que c’est ce qui se passe dans la tête d’un enfant qui apprend peu à peu les choses) qu’il y a eu un état de l’humanité qui était un état oppressif dû à une classe féodale, à des rapports de classes, que les classes, oui, ça a existé, et puis qu’à un certain moment de l’histoire, accompagné d’événements violents, guillotines, charrettes, massacres, etc., il y a eu une sorte de libération de l’humanité ; qu’on est donc sorti d’un État oppressif à partir de 1789. Or, a contrario, 1789 montre que l’histoire n’est qu’une histoire de lutte des classes. En 1789, peuple et bourgeoisie ensemble, avec des intérêts différents et dans une grande complexité de rapports, se libèrent de la féodalité. C’est le premier gestus de ce spectacle : la sortie commune de la féodalité. Àpartir de ce moment-là, effectivement des contradictions nouvelles vont s’instaurer entre la bourgeoisie et le peuple. Vous gommez peut-être l’aspect révolutionnaire de la bourgeoisie, vous ne vous y êtes pas attardés, mais enfin il était important de montrer qu’une nouvelle classe s’installait au pouvoir, qu’on n’était pas sorti de la lutte des classes et qu’au contraire se constituait une nouvelle charnière de classe.
J’ai l’impression que si on suivait la fidélité de l’histoire, en montrant par trop le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie à cette époque, on risquerait de renforcer une image fausse de la Révolution. Les hommes d’aujourd’hui ont des images de la Révolution dans la tête, et il faut sans doute, à un moment donné, lutter aussi contre ces images.
Ariane Mnouchkine. – Je vais répondre sur ces problèmes en m’efforçant de rester aussi près que possible de la pensée de la troupe. Les circonstances font que j’ai dû participer seule à cet entretien, alors que 1789, vous le savez, est le fruit d’une réflexion collective qui fait suite aux Clowns. Quand nous avons monté 1789, notre souci était de réaliser quelque chose de totalement clair, très lisible, très accessible, attrayant. L’attrait est quelque chose d’important. C’est vrai pour un livre, à plus forte raison pour un spectacle. La vision de l’historien tout savant, tout connaissant, qui a une sorte de possession de la matière ne pouvait être la nôtre. Il n’était pas du tout question de faire un spectacle objectif, un spectacle pour rendre justice à la bourgeoisie révolutionnaire. On lui a suffisamment rendu justice : elle s’est suffisamment rendu justice elle-même.
Quand on écrit un article, un livre, quand on monte un spectacle, on réunit un matériau dans lequel on choisit ce qui confirme une certaine intuition qu’on a de son sujet. Notre but était de donner une vision de la Révolution par les yeux de ceux qui la vivaient, que ce soit à travers de grandes journées révolutionnaires dans lesquelles le peuple a joué un rôle éminent (les journées d’octobre, par exemple), ou que ce soit à travers l’image de personnages qui la faisaient et qui se dégradaient au fur et à mesure des événements. En même temps que nous découvrions la Révolution apparaissaient des choses que nous avions envie de montrer, qui nous semblaient essentielles. Effectivement, il ne pouvait pas être question, à ce moment-là, d’une révolution populaire ; mais c’en était une au moins dans le rêve d’une minorité (au Champ-de-Mars, ce ne sont pas toutes les masses populaires de France qui se sont faites fusiller, c’est une minorité d’avant-garde qui n’a absolument pas été soutenue par le peuple à ce moment-là.) Alors la façon de montrer Mirabeau : je dirai que c’est un peu comme pour la bourgeoisie, je trouve qu’on lui a suffisamment rendu justice. C’est un homme brillant, magnifique, du moins dans les six premiers mois de la Révolution, et puis après… On aurait pu aller beaucoup plus loin, me semble-t-il, dans sa destruction ; il est allé beaucoup plus loin, lui, que ce que nous montrons. À ce titre, l’anachronisme est tout à fait relatif. Si nous avons parfois anticipé sur 1790-1791, c’est que l’année 1789, année décisive de luttes sourdes, est fertile en événements révolutionnaires peu spectaculaires, mais dont la logique apparaîtra plus tard.
Le début du spectacle est très explicite. Nous avons voulu lutter contre certaines images que nous avions tous et qui sont des images que nous avons héritées de la bourgeoisie. Nous n’avions pas du tout envie, nous, de laisser Mirabeau en tant que héros, ce qui risquait de nous faire retomber dans les titans historiques, les grands personnages, dans le duel psychologique de deux individus, Robespierre et Danton. Cette imagerie-là, il est temps de la détruire.
L’impact politique et idéologique de 1789
Antoine Casanova. – Il n’est pas question, encore une fois, de faire une critique érudite et vétilleuse, détail à détail. Qu’il y ait eu anticipation, pour moi ce n’est pas fondamental. Par contre, je voudrais revenir sur l’impact politique et idéologique de 1789. Qu’est-ce qui est révolutionnaire ? Le vieil adage léniniste nous dit que c’est la vérité qui est révolutionnaire. C’est connaître en profondeur la vérité des processus révolutionnaires. Cela veut dire, par des études effectivement très précises, fouillées, minutieuses, arriver à dégager l’essence des processus ; quand ce travail est fait, on peut ensuite, dans la représentation, ce à quoi d’ailleurs atteint en grande partie la pièce, être schématiquement sans déformer, mais à condition de bien se rendre compte que ce qu’il s’agit de présenter, c’est la vérité des processus dans leur spécificité historique. Je vais tout de suite essayer d’en montrer l’enjeu pour hier et pour aujourd’hui.
Connaître la réalité spécifique des luttes de classes du temps est, éclairant, aussi pour les processus révolutionnaires de notre époque, et inversement la connaissance plus poussée de ce qu’est un processus révolutionnaire à notre époque nous permet de mieux saisir les processus du passé. Surtout quand ce passé est une mutation révolutionnaire d’aussi vaste ampleur que celle de 1789-1793, que vous avez eu l’extrême mérite, on ne le répétera jamais assez, de prendre comme thème.
Pour analyser, faire comprendre, saisir, ce qu’a été la Révolution de 1789, il faut arriver à analyser le rôle intrinsèquement contradictoire de la bourgeoisie, montrer comment, tout en s’opposant à elles sur des points importants, elle rassemble les masses populaires dans un vaste front révolutionnaire qui isole l’aristocratie, et où celles-ci poussent en avant la bourgeoisie, tout en étant guidées par elle, à l’intérieur d’une situation à la fois d’alliance et de conflit. On peut schématiser à partir de là, mais il faut d’abord dégager cette ligne fondamentale. On ne peut pas véritablement montrer les limites de la bourgeoisie, ses limites historiques, ses limites de classe, si l’on ne montre pas en même temps son rôle profondément révolutionnaire. Et à partir de là, on arrive à saisir comment se fait un processus révolutionnaire, comment une classe dirigeante est isolée, comment son appareil d’État arrive à ne plus pouvoir résister à toutes les contradictions ; de là on peut tirer un enseignement scientifique, non subjectiviste, puisqu’on a dégagé la spécificité des phénomènes, mais en même temps avec une portée théorique générale qui, à son tour, va nous permettre de mieux réfléchir et de mieux saisir comment, par exemple, ici et maintenant, à l’époque du capitalisme monopoliste d’État, peut se faire un processus révolutionnaire, avec la nécessité d’une classe d’avant-garde, d’une classe qui est à la fois l’avant-garde théorique et l’avant-garde organisationnelle, avec la constitution d’un vaste rassemblement populaire qui n’est pas exempt lui-même de contradictions secondaires… Je crois ainsi qu’en ce qui concerne la spécificité des événements de la fin du XVIIIe siècle, plus l’analyse est rigoureuse, plus elle est claire, moins elle exporte dans le passé les catégories subjectives des lecteurs de notre époque, et plus elle peut nous permettre d’avoir un impact révolutionnaire, de mieux démasquer le rôle de la bourgeoisie. Démasquer le rôle de la bourgeoisie, c’est aussi montrer qu’elle était profondément révolutionnaire et que c’est à l’intérieur de cette action révolutionnaire que se trouvaient ses propres limites. Je crois que la critique à son égard va plus loin et plus profond de cette façon-là.
On arrive ainsi à un dernier aspect qui est tout le problème pour les luttes populaires actuelles, de l’interprétation de l’héritage de la Révolution française. C’est une bataille qui se mène depuis cent cinquante ans. La bourgeoisie a exalté son rôle révolutionnaire jusqu’en 1848, et jusqu’à un certain point jusque sous la IIIe République ; les premiers théoriciens de la lutte des classes furent des bourgeois (fort hostiles à la classe ouvrière) comme Thiers ou Guizot, à qui Marx a rendu hommage, à plus d’une reprise en montrant comment ils avaient contribué à l’élaboration d’une théorie de la lutte des classes. Si l’on remonte plus loin, on a des textes de Barnave dont Jaurès disait qu’ils étaient un véritable croquis du matérialisme historique, sans être le matérialisme historique ; pour parler comme dans l’évolution des espèces, c’est un chainon intermédiaire ; un homme comme Barnave entrevoit (sur un mode confus il est vrai) la loi de correspondance entre forces productives et rapports de production ; il a une haute conscience politique et théorique du rôle historique de sa classe, ce qui ne l’empêche pas, en même temps, d’avoir par là même conscience de la nécessité d’imposer ses objectifs aux masses populaires. Cet exemple est très significatif. Avec Barnave (on sait le rôle que cet homme a joué), on voit comment sont indissolublement liés et la pensée théorique révolutionnaire, et en même temps, le sens de classe dans toutes ses limites antipopulaires. Barnave reprend d’ailleurs des thèses qui étaient déjà, en partie du moins, celle de nombres d’encyclopédistes.
Un problème lisible dans le spectacle
Ariane Mnouchkine. – Je crois que ce problème est lisible dans le spectacle : la bourgeoisie est révolutionnaire, mais puisqu’elle ne veut pas remettre en cause le droit de propriété, toute la Révolution doit s’arrêter à la révolution bourgeoise. La bourgeoisie française, aujourd’hui, n’exalte évidemment plus son rôle révolutionnaire. Elle s’exalte en tant que conservatrice, bien sûr pas de l’Ancien Régime, mais de la grande Révolution de 1789, des principes de 1789 (et donc de l’article de la Déclaration des droits de l’homme qui garantit la propriété). Maintenant, elle ne se conçoit plus comme classe révolutionnaire puisqu’elle est la classe qui a fait la Révolution. Et il n’y en avait qu’une à faire.
Le problème se pose différemment pour 1793, et j’avoue que ce problème de la complexité des personnages, de leur rôle dans la Révolution nous inquiète beaucoup plus pour la suite. Nous ne voulons pas du tout faire subir à Robespierre le genre de traitement que nous avons infligé à Mirabeau, le démystifier de façon aussi schématique, le dégrader sous prétexte qu’à un moment il s’est trouvé séparé des masses. Avec des personnages comme Danton, Saint-Just, Robespierre, nous ne pouvons pas échapper à la complexité.
Mais je prétends qu’avec 1789, nous le pouvions. Car tout le monde sait qu’effectivement la bourgeoisie a joué un rôle révolutionnaire. Elle est même arrivée à faire croire qu’elle a fait seule la Révolution et surtout que c’est grâce à elle que ça ne s’est pas passé plus mal ; et que s’il n’y avait pas eu untel, c’aurait été un véritable carnage ; et que, mon Dieu, les bavures des guillotinés et des massacres de septembre, c’est quand la bourgeoisie était trop occupée aux frontières… Non, encore une fois, il fallait aller contre cette vision scolaire, même par une certaine simplification, en renonçant, c’est vrai, à tout montrer dans toute la complexité des contradictions de la Révolution. En fait, nous voulions montrer la conscience populaire qui s’éveille peu à peu. Et, à propos de « l’hommage » à Thiers, si Marx a fait ça, il a vraiment eu tort.
Jacques Poulet. – Il me semble qu’Ariane et Antoine partagent un semblable souci de l’histoire, mais à des niveaux différents. Je ne peux que souscrire à la revendication de l’exactitude historique telle que la définit Casanova. En même temps, j’ai l’impression de la retrouver dans ce que j’ai vu à la Cartoucherie. Il y a là un problème qui tient à la mise en forme du spectacle et à sa lisibilité ou plutôt à la façon dont chacun le reçoit. Je me demande si, au niveau de la lecture, l’historien n’est pas un peu limité précisément par tout ce qu’il sait ; il s’attend à voir et à entendre des choses qu’il connaît, et on lui montre tout cela, à travers le filtre spécifique d’une représentation théâtrale.
Travaillant sur un sujet comme celui-là il est indispensable de faire tout le travail que revendique l’historien ; mais pour montrer le fruit de ce travail, pour le traduire scéniquement, le théâtre use de moyens, de ressorts qui lui sont propres. Au-delà de l’exactitude historiographique, il s’agissait plutôt, je crois, pour le Théâtre du Soleil, d’atteindre une exactitude historique qui était celle d’un mouvement de l’histoire. À ce titre, était-il capital de montrer ce que l’analyse marxiste définit come le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie (et auparavant le rôle de détonateur de la révolte nobiliaire) ? Il me semble plus important, pour aujourd’hui, de montrer que ce rôle est terminé et bien terminé. En s’en tenant à trop de rigueur historique, on pourrait en arriver à un niveau de lecture qui aboutirait à avaliser l’idée de la clôture de la Révolution. C’est ce que scandent sans cesse les bourgeois : la Révolution est finie ! Le spectacle, lui, repose sur ce qu’Arturo Lazzari appelle un leitmotiv positif : l’idée, à l’opposé, que la révolution reste à faire, qu’elle « doit s’arrêter à la perfection du bonheur ». N’oublions pas que cette proclamation de Saint-Just constitue le sous-titre de 1789.
Antoine Casanova. – Pour en terminer avec l’aspect proprement historique… Ce que vient de dire Ariane sur Robespierre me passionne. Je m’étais demandé s’il n’y avait pas un refoulement à la fois idéologique et scénique de Robespierre, comme personnage de la pièce. Je me suis demandé : comment se fait-il que Maximilien ne soit pas là ? Maintenant je comprends mieux. Mettre en scène Robespierre, penser Robespierre, c’est effectivement être obligé de penser la révolution bourgeoise à la française, la voie française de transition entre l’Ancien Régime et le capitalisme, dans toute sa contradiction et sa spécificité. Avec Maximilien, tu as raison de le dire, avec les Jacobins en général et particulièrement Robespierre, Saint-Just, on est obligé de penser le spectacle à un tout autre niveau. Peut-être, pour pouvoir juger de 1789, faudra-t-il aussi avoir vu 1793. J’en suis de plus en plus persuadé.
Prendre garde à « l’héroïsation »
Ariane Mnouchkine. – Le nom de Robespierre a commencé à circuler hors de l’assemblée quand il s’est élevé contre la loi martiale. Nous avons essayé, dans le travail préparatoire, de montrer Robespierre à ce moment-là, mais c’était retomber dans ce que j’évoquais tour à l’heure : l’héroïsation. Robespierre arrive, tout va s’arranger. Nous voulons passer du travail sur 1789 à celui sur 1793 en analysant les contradictions, toute la complexité de la phase jacobine de la révolution bourgeoise, et surtout le conflit « Montagne » - « Sans-culottes ».
Antoine Casanova. – Tu as raison. C’est en approfondissant les contradictions de personnages que nous aimons, en situant leurs limites de classe, les limites de classe du processus révolutionnaire de la bourgeoisie, qu’on leur rend justice et que l’on dégage la réalité des choses. Et de même pour le peuple, pour les masses populaires de l’époque. Ce serait une étrange chose de notre part, au XXe siècle, que de leur reprocher de n’avoir pas été des « révolutionnaires conscients et organisés » ; mais seulement, comment arriver à montrer le rôle révolutionnaire et en même temps les limites ? C’est une chose pour l’historien, et c’en est une autre pour le théâtre. Pour obtenir une véritable vision distanciée, il faut montrer les masses populaires en actes, en dégageant en même temps leurs limites et en les restaurant dans leur véritable rôle. Ca n’a pas été facile à faire pour les historiens marxistes et en général pour la tradition de recherche scientifique sur la Révolution. Il a notamment fallu, pour y voir clair, après les esquisses de Marx et de Jaurès, les travaux de Mathiez, de Georges Lefebvre et la grande thèse de Soboul sur les sans-culottes. Les recherches se poursuivent d’ailleurs…
En allant dans ce sens, on peut arriver à traiter des personnages comme Marat de façon effectivement distanciée, et il me semble qu’avec tout le travail que vous avez fait sur le plan scénographique, vous avez les moyens scéniques de représenter théâtralement l’histoire d’une façon vivante et en même temps en incluant le maximum de scientificité… - Je dirai même, en forçant la note, sous réserve de voir 1793, qui complètera et prolongera 1789 - scéniques dont vous disposez, la réflexion que vous avez déployée là sont sous-employés jusqu’à un certain point.
Richard Demarcy. – C’est une question qui tient à la mise en forme. Puisqu’on a évoqué Marat, il y a quelque chose qui pour moi fait problème : c’est le traitement assigné à Marat par l’acteur qui joue ce personnage ; il le joue sous un mode très identifié à son personnage, alors que bien souvent, dans la quasi-totalité des cas (et c’est un des aspects fondamentaux et positifs du spectacle), vous montrez des personnages ; le spectateur est mis en position d’observateur, un observateur passionné non pour le dénouement, la « chute » mais pour le déroulement ; il y a la passion et il y a l’observation. Mais j’ai l’impression que ce mode de réception bascule par le traitement donné à Marat, son aspect fébrile, fiévreux, vibratoire même, dans le jeu comme dans la voix. Il y a lieu, je crois de se méfier des fiévreux au théâtre, que ce soit les Dames aux camélias, les Phèdre, ou les révolutionnaires, parce qu’ils prennent l’aspect messianique et prophétique. L’acteur porte ici une identification soudaine à son personnage, ce qu’il ne fait pas lorsqu’il joue Mirabeau. C’est intéressant de voir comment il traite ses propres personnages dans sa permutation des rôles. Quand il fait le lutteur, par exemple, il montre alors que pour Marat il s’identifie. Et c’est un problème, parce qu’il fait basculer le spectateur dans l’identification à son personnage. La déclaration messianique de Marat ne me gêne pas par son contenu, mais parce qu’elle se donne comme un message pour le spectateur identifié. Le texte final emprunté à Babeuf, c’est un bateleur qui le lit : vous montrez ce que dit Babeuf ; Marat, lui, déclame et fait basculer le spectateur. Il le tire à lui. Alors que le spectacle est généralement dans une forme de théâtre épique assez particulière, qui tient compte d’ailleurs de la théorie brechtienne, il est lui, dans un type de jeu qui relève de la forme dramatique.
L’ami du peuple
Ariane Mnouchkine. – Cela ne dépend pas de l’acteur, mais de nous tous. C’est vrai que nous n’avons pas réussi à sortir Marat de ce jeu dramatique un peu « identificatoire », alors que nous y sommes parvenus avec les autres personnages. Il y a à cela plusieurs raisons. D’abord, nous avons tenu compte que Marat a été, parmi les hommes de 1789, l’un des seuls à être connu du peuple ; par ses écrits il était quotidiennement en relation avec lui. Il y avait donc moins de sources d’erreurs pour sa représentation que pour Mirabeau, c’est-à-dire que l’imagination populaire vis-à-vis de Marat avait beaucoup moins à s’exercer dans la mesure où il était plus proche. Maintenant, qu’il soit fiévreux, exalté, il suffit de relire ses textes… C’est impossible de les lire d’une manière froide. Ils sont très beaux, justement en raison de leur part de passion, de provocation. Quand Marat dit : « Je jure de mettre ma gloire à instruire le peuple de ses droits, à lui souffler l’audace de les défendre et à le fouailler chaque jour jusqu’à ce qu’il les ai recouvrés… » ; c’est ce qu’il faisait dans L’Ami du peuple. Si le comédien dit cela calmement, on ne comprend plus.
Richard Demarcy. – Effectivement, il fallait rendre cet aspect maladif, messianique et mystique. Mais en même temps ne pas le surcharger (cas de son vêtement par exemple, ou de sa gestuelle) pour que le spectateur y échappe. Il pourrait y avoir à ce moment-là un élément qui contredise ce traitement scénique, soit un élément musical, soit un élément issu d’un autre registre. Tu as besoin du jeu dramatique pour exprimer ce personnage, tu veux le conserver certes, mais je crois qu’il serait intéressant qu’il y ait en même temps, dans le fonctionnement interne de la scène, quelque chose qui le contredise dialectiquement, permettant ainsi au spectateur de conserver une certaine « distance ».
Ariane Mnouchkine. – Nous l’avons réussi une fois, lors de la première apparition de Marat. Lorsque La Fayette a fait évacuer la fête de la Bastille, il y a une baraque foraine, et on l’annonce : « Nous avons un grand docteur… » Après, c’est une faille, je l’admets, mais pour le moment nous n’avons pas trouvé toutes les solutions. Il y a quantité de choses que nous voudrions changer dans le dernier quart d’heure du spectacle. C’est lié à la période historique même que recouvre la fin de la pièce ; après octobre, les choses sont beaucoup plus difficiles, moins spectaculaires ; il faut trouver des points forts pour soutenir le récit. Mais 1789 n’est pour nous qu’une première partie, avec ses défauts. Il est évident que les difficultés auxquelles nous allons nous heurter pour la seconde partie, et que nous pressentons déjà, vont nous obliger, surtout pour ce dernier quart, à revoir 1789. Il est certain que 1793 va agir sur 1789.
Nous voulons maintenir dans 1793 le même mouvement : croissance, mouvement dans le sens du rythme, dans le sens du mouvement de l’histoire, du mouvement visuel, de l’image, de tout ce qui peut véhiculer ce que nous avons à raconter. Or, la période est plus complexe et nous ne voulons pas faire quelque chose de terriblement scientifique, mais qui risquerait d’être terriblement ennuyeux. Il faut que ça reste très vrai et très juste, mais aussi beau et clair…
Jacques Poulet. – Je me demande si les critiques que faisait tout à l’heure Casanova ne pourraient pas expliquer, au moins partiellement, la faiblesse relative de certains tableaux de la fin du spectacle. Au départ, cette pièce a une structure narrative, démonstrative extrêmement distanciée. On voit les gens qui s’habillent, qui viennent en scène ; tout est minutieusement décrit, les spectateurs regardent un tableau en train de se faire. Et puis cette forme, sans disparaître, s’estompe. La structure narrative se perd un peu dans une autre structure, dramatique celle-ci, et vous êtes obligés d’avoir recours à ce cycle de jeu identifié. En définitive, démonter les processus historiques jusqu’au bout, les montrer vous aurait peut-être contraints à un exercice dialectique beaucoup plus poussé. Ce qui manque à la fin du spectacle, c’est une dialectique de la scène qui traduise une dialectique de l’analyse.
Cela dit, la plus grande partie du spectacle est tout à fait remarquable. Il y a à la fois la narration, la démonstration, et une puissance émotionnelle rare. Le spectacle faiblit seulement quand la puissance émotionnelle tend à dominer le reste. Les réactions du public sont à cet égard probantes. Dans l’ensemble, il regarde les tableaux, écoute leur leçon, apprécie ce qui est montré. Et puis il y a des groupes qui manifestement sont là comme à un meeting, qui huent les bourgeois, applaudissent Marat. Ce sont deux réactions totalement différentes, contradictoires, disjointes dans le temps ; le second type de réactions entrainerait presque une dégradation du spectacle, mais le traitement de Marat, par exemple, se prête à ce genre de réception, à la limite il la sollicite un peu. Encore une fois, c’est un phénomène marginal.
La lucidité, pas l’illusion
Richard Demarcy. – Sur le plan proprement théâtral, je voudrais souligner l’importance dans votre travail, des formes populaires pour articuler lucidité, gaieté et fête. Nous avons toute une littérature de théâtre, je dirai une idéologie bourgeoise en matière de littérature qui masque tout un versant du patrimoine théâtral qui va du guignol, des marionnettes aux bateleurs de la foire. Votre spectacle éclaire l’idée que ces formes populaires portent en elles un trait fondamental qui est la lucidité dans le spectacle. La gaieté, l’ironie, mais la lucidité, pas l’illusion. Le théâtre classique, avec son quatrième mur, son installation sur la scène unique, son absence totale de la foire (et il faut voir comment le théâtre classique s’est installé au détriment des formes populaires : satires, farces, etc.), et ensuite son vedettariat, correspond à un certain schéma de la bourgeoisie, où la réussite sociale se voit dans le miroir du vedettariat. En ce sens, la permutation des rôles, permanente dans 1789, est fondamentale.
Il y a un mode de réception bourgeois qui est de l’ordre de l’illusion, de l’identification, de l’implication, du pathétique intérieur, alors que le mode de réception qui est proposé là, avec les marionnettes, la foire, la satire, est de l’ordre de la lucidité, de l’ironie, de la joie.
Ariane Mnouchkine. – Notre recherche sur les formes de théâtre populaires ne date pas de 1789. En fait, elle a commencé avec Fracasse, mais nous n’étions pas encore de taille à l’avancer à ce moment-là. Nous nous sommes aperçus que nous devions d’abord travailler sur des textes. Avec Les Clowns, nous avions la volonté de retrouver une forme universelle, claire, populaire, pas d’illusion. Que nous ayons été obligés de jouer ce spectacle entre quatre murs et dans un théâtre à l’italienne, c’est un autre problème, mais c’était déjà une démarche pour essayer de ne pas tomber dans un théâtre contemporain tel qu’on le connaît, embêtant et obscur, où la forme est un écran au lieu d’être un véhicule. Avec Les Clowns, nous recherchions une forme ; les comédiens, au point de vue de la recherche des thèmes, étaient face à eux-mêmes, c’est-à-dire que des thèmes absolument individuels ont été évoqués, poussés jusqu’au bout. C’était très intéressant… Et puis après, j’avais envie de monter Baal, de Brecht ; cette œuvre correspondait, je pense, par son thème, par la crise qu’elle signifie chez Brecht, à une crise de jeunesse, à quelque chose que nous vivions, à une certaine interrogation sur notre rôle, une certaine inquiétude, une certaine confusion, enfin, tout ce qui s’est passé il y a deux ans… Au bout s’un moment, nous nous sommes rendu compte que monter Baal, c’était sortir complètement de cette recherche que nous affirmions vouloir faire sur un théâtre de masse, accessible à tous. Nous nous sommes dit : faisons quelque chose sur les contes populaires ; ne nous reposons plus uniquement sur notre imagination, parce que c’est peut-être un peu surhumain, mais prenons des thèmes dans les contes populaires. Nous avons fait un assez long travail sur les contes populaires avant de nous apercevoir qu’ils n’avaient plus de populaire que le nom puisqu’ils faisaient partie d’un patrimoine tout ce qu’il y a de plus culturel et presque universitaire. Cela dit, le travail que nous avons fait dessus s’est ressenti dans la façon, dans le style de 1789. Là, ça a été une crise, jusqu’au moment où on s’est demandé si finalement, le seul conte populaire qui restait n’était pas l’histoire de France, c’est-à-dire si finalement, par le fait que tous les Français, quels qu’ils soient, l’avaient au moins étudiée un peu à l’école, si ça ne faisait pas partie d’une mythologie commune, profonde et inconsciente.
Voilà pourquoi nous avons monté 1789, essayé de raconter une histoire qui concerne les gens à qui on la racontait. Alors pourquoi pas Jeanne d’Arc ou Philippe le Bel ? Monter une pièce sur Jeanne d’Arc, c’est très intéressant, mais on se retrouvait un peu dans la même situation, en moins privilégié, qu’en montant une pièce historique de Shakespeare, c’est-à-dire dans l’obligation, pour la faire comprendre et la rendre lisible à notre époque, de la tordre complètement. Tandis qu’à partir de 1789, ça nous ressemble. Ca nous détermine et ça nous ressemble. Avant, c’est « du passé ». À partir de 1789, c’est contemporain.
À partir d’un vaste travail commun
Jacques Poulet. –Tu dis Shakespeare, c’est loin, qu’il faudrait le distordre…
Ariane Mnouchkine. – Je n’ai pas dit Shakespeare, j’ai dit le sens historique des pièces de Shakespeare.
Jacques Poulet. – On pourrait aussi envisager que le Théâtre du Soleil, à un moment où ce peut être la préoccupation de la troupe, monte une pièce plus récente où les rapports de classe sont vivants, actifs, présents. Mais je crois, c’est une impression que je ressens d’après la connaissance tout à fait extérieure que j’ai de la troupe, que sa structure, son mode de travail, l’obligent un peu, tout au moins dans la période présente, à créer elle-même son répertoire, et cela parce qu’en même temps qu’elle se développe d’un point de vue pratique, de la pratique des comédiens, de l’esthétique des représentations, elle se développe elle-même en tant qu’organisation, tandis qu’individuellement chacun de ses membres est contraint de progresser. Pas seulement de progresser sur le plan artistique, mais également idéologique, dans sa culture, sa formation, etc. Le travail original du Théâtre du Soleil serait sans doute possible sur une pièce déjà écrite, mais peut-être est-il plus vivant, plus contraignant aussi, de produire quelque chose à partir d’un vaste travail commun.
Ariane Mnouchkine. – C’est vrai.
Richard Demarcy. – Venons-en à quelques questions de détail. L’utilisation que vous faites de la musique me surprend un peu. Il me semble qu’elle ne s’articule pas dans le phénomène de création collective. Dans Les Clowns, vous aviez intégré un groupe musical ; vous utilisiez bien à certains moments un auteur classique, mais en lui faisant subir un traitement particulier. Avec 1789, la création collective est importante au niveau du texte, au niveau du traitement scénique, du jeu des comédiens, et puis, sur le plan musical, vous ne faites que reprendre des auteurs classiques.
Ariane Mnouchkine. – L’utilisation de la musique, je pense, est claire. Elle est la même, en somme, que celle du dispositif scénique : les différents moyens théâtraux que nous avions décidé d’utiliser se sont inscrits par évidence, dès le début, avant même qu’on commence à travailler, dans un petit champ de foire. Bien sûr, ce n’est pas nous qui créons collectivement la musique, mais c’est nous qui l’utilisons collectivement, exactement comme font les forains dans une foire ou dans un cirque : quand il faut un moment doux, ils envoient le « Marché persan ». Nous avons même essayé de pousser le procédé jusqu’au bout, avec plusieurs musiques à la fois, exactement comme dans une foire… Mais ça nuisait à la clarté du spectacle ! La musique est utilisée a contrario de tout ce que disent généralement les metteurs en scène sur la manière d’utiliser la musique, la manière dont je pensais moi aussi qu’il fallait l’utiliser. Elle a un rôle de soutien rythmique, je vais dire un mot affreux : d’atmosphère.
Richard Demarcy. – Le schéma général du spectacle est celui du théâtre épique sur une scène éclatée, avec les tréteaux qui vont permettre que chaque scène fonctionne pour elle-même avec un montreur, un commentateur, etc. Mais on retrouve dans le Théâtre du Soleil (je crois que c’est une de ses caractéristiques), un goût pour le pathétique, pour les moments pathétiques. Les musiques choisies, pour prendre cet exemple, créent bien souvent emphase et pathos. Est-ce que ça ne conduit pas le spectateur à une sorte de situation émotionnelle ?
Ariane Mnouchkine. – Je ne sais pas. C’est une question qu’on doit se poser… On peut se demander finalement quel est le rôle de l’émotion, dans la communication – c’est peut-être un des plus courts chemins à l’intelligence.
Richard Demarcy. – J’ai parlé tout à l’heure d’observateur passionné. Et dans la passion, il y a beaucoup d’émotion. Ce que je trouve intéressant, c’est que le Théâtre du Soleil arrive à articuler théâtre épique et pathétique, construisant des moments particulièrement forts pour le spectateur, mais en ne restant pas à ce niveau intensément émotionnel, en ne le cultivant pas pour eux-mêmes. Au contraire, maintes pratiques de rupture de ces effets sont introduites, soit à la fin de la scène, soit à l’intérieur même comme pour permettre au spectateur d’en tirer clairement une conclusion (politique) et ainsi de pouvoir passer au tableau suivant.
Jacques Poulet. – Ce qui est passionnant, c’est cette balance de techniques qui permettent de créer l’émotion, puis de la montrer, de la maîtriser. Par exemple, au sortir de cette fameuse scène où les pères étranglent leurs enfants, il suffit que les comédiens redeviennent des comédiens, qu’ils saluent.
Richard Demarcy. – Une question anecdotique, pour terminer : jouerez-vous 1789 et 1793 en alternance ?
Ariane Mnouchkine. – C’est ce que nous voudrions faire, mais je me demande quand 1789 sera prêt…
Entretien avec Ariane Mnouchkine
animé par Antoine Casanova, Richard Demarcy, Jacques Poulet.
© La Nouvelle Critique n° 45 – Paris 1971