André Clette. – Voulez-vous nous présenter le spectacle que vous donnez ce soir au Théâtre Louvain la Neuve ?
Ariane Mnouchkine. – Non. Cela m’embête beaucoup de dire de quoi ça parle. Je trouve inutile de raconter l’histoire aux gens qui vont venir. Je rêve d’un public qui arriverait complètement innocent sans s’amener avec une critique sur les bras. De toute façon, je ne veux pas faire votre boulot !
André Clette. – C’est un spectacle qui parle de théâtre ?
Ariane Mnouchkine. – Entre autre. Ce n’est pas le sujet essentiel. C’est la forme du spectacle, mais ce n’est pas un spectacle sur le théâtre. Sinon, cela voudrait dire qu’Arturo Ui parle de choux-fleurs…
André Clette. – Votre spectacle est dédié à une série d’intellectuels et d’artistes victimes du nazisme. Pourtant, on a le sentiment que toute la pièce est un peu le procès de ces intellectuels, de leur attitude pendant la montée du fascisme en Allemagne.
Ariane Mnouchkine. – D’abord, ce n’est pas contradictoire. Ensuite, ce n’est pas le procès des intellectuels, c’est le procès des intellectuels qui ont trahi. Et le spectacle est dédié aux intellectuels qui n’ont pas trahi. C’est très important de montrer qu’il y en a eu, et finalement, c’est ceux-là qui sont importants. Dans le spectacle, il y a des intellectuels qui s’engagent très vite, d’autres qui s’engagent plus lentement, et de traitre, il n’y en a qu’un. C’est le procès d’un intellectuel qui a trahi sa fonction. Le spectacle est dédié à des gens de tendances diverses. Il y a des communistes, des libertaires, des anarchistes, des socialistes qui n’ont pas voulu trahir, et ont été, soit assassinés, soit poussés au suicide. On en voit un qui, non seulement trahit, mis se retrouve prisonnier.
André Clette. – Ceux qui ne trahissent pas sont malgré tout terriblement impuissants. Tout au long du spectacle, ils évaluent mal la portée de ce qui se passe au dehors sur la scène politique. Alors que ce serait précisément là leur rôle d’intellectuel. S’ils ne le trahissent pas, ils le jouent mal et finissent par mourir pour rien.
Ariane Mnouchkine. – Cela, je ne le crois pas. Ou alors cela veut dire que ceux qui trahissent ont eu raison. Nous avons voulu sortir absolument de la simplification, du manichéisme, du jugement confortable, quarante ans après. Il est certain que peu de gens ont réussi à voir ce qui arrivait. Ceux-là se sont quand même suicidés et ont quand même été impuissants. Et nous n’avons pas, surtout nous en ce moment, le droit de juger, car nous sommes aussi impuissants et nous n’évaluons pas du tout ce qui est en train d’arriver. Il y a un très beau texte de Toursky qui se termine par « Et vous vous rappellerez que vous n’êtes pas meilleurs que nous… » Je ne pense pas que leur échec prouve quoi que ce soit, pas plus que le suicide de Klaus Mann, l’auteur du roman que nous avons adapté prouve quoi que ce soit, sinon sa dignité d’homme.
André Clette. – Il y a une certaine ironie dans le spectacle vis à vis des intellectuels quand on parle du Théâtre révolutionnaire. Les actuels communistes appartiennent à une classe bourgeoise dont on sait qu’elle s’en sortira toujours, alors que le jeune national-socialisme appartient à une classe plus modeste, et on sait que c’est lui qui se fera avoir.
Ariane Mnouchkine. – D’ailleurs, quand l’acteur communiste dit : « La classe ouvrière a besoin d’un théâtre révolutionnaire », c’est l’auteur bourgeois qui répond : « La classe ouvrière a besoin de vérité, et c’est une denrée rarissime par les temps qui courent ».
Je crois qu’un théâtre véritablement révolutionnaire n’est pas un théâtre de slogans mais un théâtre qui essaie d’éclaircir les phénomènes politiques, sociaux ou humains, sans rien exclure. Il y a de l’ironie vis-à-vis des intellectuels, à certains moments. Par exemple, quand ils parlent du théâtre révolutionnaire en mangeant des langoustes, c’est ironique sur nous-mêmes. Ca veut dire : « Attention, ne nous grisons pas de mots ».
Mais ces intellectuels un peu paumés vont quand même avoir u chemin positif au cours du spectacle. On ne peut pas dire que Klaus Mann s’en soit sorti. Le suicide à 42 ans, ce n’est pas s’en sortir.
Il y aurait aussi des scènes à faire sur certains ouvriers qui ne seraient même pas ironiques, mais totalement critiques, ou alors, ce serait ouvriériste.
André Clette. – On a l’impression, tant dans la forme que dans le contenu du spectacle, que le public et les acteurs sont coincés dans un espace clos, cernés par deux plateaux et une galerie, encerclés par un système de lumière qui interdit de voir au-delà, alors que tout ce qui est essentiel se passe en dehors, sut la scène politique où se déroule la montée du fascisme et sur laquelle personne n’a de prise.
Ariane Mnouchkine. – On ne dit pas que personne ne pouvait rien faire. Ce qu’on raconte, c’est qu’on pouvait faire quelque chose mais qu’il y a eu de telles erreurs individuelles, et de partis, que quand on a senti qu’il fallait agir, c’était trop tard. Ces gens-là étaient dans un tunnel fermé aux deux bouts. Ceux qui ne voulaient pas trahir et qui se sont exilés à Moscou ont tous été exterminés dans les camps soviétiques. Ceux qui sont allés aux Etats Unis se sont suicidés ou sont morts dans la misère. Quelques uns, très rares, ont pu continuer à faire leur métier. Il y a quelque chose de grave, c’est qu’il faut lutter contre le fascisme avant. Quand il est en place, il y est pour longtemps. Il faut se rappeler ça. Je me dis toujours que nous sommes un grain de sable, mais que c’est important. Quand je vois une salle de 600 personnes dont 200 lycéens, je me dis que même s’il y en a deux que ça réveille, c’est ça de gagné. C’est un travail pour l’autonomie des consciences.
André Clette. – Est-ce que le caractère animé, lumineux, brillant du spectacle n’est pas un peu trop captivant, trop fascinant pour être didactique ou faire réfléchir ?
Ariane Mnouchkine. – Je ne crois pas que c’est en étant chiant qu’on est pédagogue. Un ouvrier a dit un jour dans un débat « Si le théâtre populaire doit être comme la soupe du même nom, on n’en veut pas ». Je trouve que plus c’est captivant, plus c’est beau, plus ça te rentre dedans par tous les sens, par les yeux, par la sensualité, par l’intelligence, par… tout, plus c’est formidable. Ma terreur c’est d’emmerder le monde, j’arrête. On a le droit de tout faire au théâtre, mais pas d’emmerder le monde.
Conversation avec Ariane Mnouchkine (interview menée par André Clette)
Théâtre LLN (Louvain la Neuve - Belgique)
Automne 1979